Velasquez

Théophile Gautier
De tous les grands maîtres, don Diego Velasquez de Silva est peut-être le moins réellement connu, quoique sa réputation soit universellement incontestée. L'Espagne jalouse a gardé l'œuvre presque tout entière de son peintre favori, et les autres musées n'en possèdent que des fragments d'une importance médiocre et souvent d'une authenticité douteuse.

Ses tableaux sont restés au musée de Madrid, à l'Escurial, au Prado et autres résidences royales, accrochés au clou même où on les avait suspendus d'abord, pour venir, de longues années après, prendre place immuablement au Musée royal.

Autrefois un voyage en Espagne était chose difficile et périlleuse; la chaîne des Pyrénées de sa haute arête séparait bien véritablement la France de la péninsule. Le mot de Louis XIV n'était pas devenu encore une vérité. Il fallait faire une route longue et mal tracée, à dos de mulet, en galère ou dans quelque lourd coche aux durs coussins, entre une double haie de croix sinistres indiquant des meurtres ou des accidents, n'ayant pour gîte que des ventas (1), coupe-gorge nullement perfectionnés depuis don Quichotte, et plus hospitalières aux bêtes qu'aux personnes. Rares étaient les voyageurs qui franchissaient les monts, à moins qu'ils n'y fussent forcés par de sérieux motifs de position, d'intrigue ou de diplomatie. Parmi ceux-là on comptait peu d'amateurs de peinture. A peine jetaient-ils sur les toiles du maître, trop profondément espagnol pour être goûté à première vue par des étrangers, ce regard vague, distrait, banalement admiratif de l'homme qui n'y entend rien et a bien d'autres choses en tête. Cependant Velasquez, pour ainsi dire ignoré de l'Europe, n'en voyait pas moins son nom cité à côté de Titien, de Véronèse, de Rubens, de Rembrandt et de tous les rois de la couleur. Il rayonnait tranquillement dans sa gloire lointaine, révéré sur parole comme ces monarques invisibles à leurs sujets et dont la majesté est faite de mystère.

On peut maintenant admirer Velasquez sur place. Il est plus facile aujourd'hui d'aller à Madrid qu'autrefois à Corinthe, et ce n'est pas par vain amour-propre de touriste que nous nous prévaudrons, pour parler du grand maître, de deux voyages faits en Espagne à une époque où une telle entreprise offrait encore quelque danger. Sans imiter sir David Wilkie, qui, dans son fanatisme, analysait chaque jour un pouce carré du tableau des Borrachos, nous avons soigneusement étudié le grand don Diego Velasquez de Silva au Museo real, où se trouvent réunies ses œuvres les plus célèbres: les Menines, les Forges de Vulcain, la Reddition de Bréda, ou tableau des lances, les Fileuses, les Buveurs, les portraits équestres de Philippe III, de Philippe IV, de dona Isabelle de Bourbon, de Marguerite d'Autriche, de l'infant d'Espagne, du comte-duc d'Olivarès et autres toiles de la plus riche couleur et du caractère le plus original.

Avant de commencer la description et la critique des chefs-d'œuvre, il serait bon, pour n'y plus revenir, d'esquisser en quelques traits la physionomie biographique de ce maître souverain. L'exact Cean-Bermudez nous servira de guide.

Don Diego Velasquez de Silva, qu'il vaudrait mieux appeler D. Diego Rodriguez de Silva y Velasquez, puisque son père se nommait Juan Rodriguez et sa mère dona Geronima Velasquez, naquit à Séville en 1599, et non en 1594, comme le dit Palomino. Il fut baptisé le 6 juin à l'église Saint-Pierre, ainsi que les registres de la paroisse en font foi. Ses ancêtres paternels, venus de Portugal, s'étaient établis dans cette ville, et ses parents le destinèrent à l'étude du latin et de la philosophie; mais remarquant chez l'enfant, qui couvrait de bonshommes les marges de ses livres et de ses cahiers, une inclination décidée pour le dessin, ils le mirent à l'atelier d'Herrera le Vieux.

C'était un terrible homme que cet Herrera! Homme de génie après tout, mais d'un génie violent, bizarre et féroce. Une fougue effrénée d'exécution suffisait à peine aux emportements de sa pensée. Il dessinait avec des morceaux de charbon attachés au bout d'un appui-main et faisait lancer par une vieille servante des baquets de couleur contre une toile. De ce chaos il tirait son œuvre, peignant avec des balais, des éponges, des dos de cuiller, la lame du couteau à palette, tout ce qui lui tombait sous la main, souvent avec le pouce comme s'il modelait l'argile. Cette façon sauvage était nouvelle à Séville, dont les peintres cherchaient la grâce et le fini, mais elle s'imposait par sa truculence magistrale. Il existe à la galerie du Louvre un superbe échantillon d'Herrera: c'est un Saint Basile présidant un concile d'évêques et de moines ; on dirait Satan haranguant le Pandaemonium, tant les figures sont farouches, sinistres et diaboliques. Une méchanceté infernale crispe ces têtes convulsées et le Saint-Esprit qui secoue ses ailes effarées au-dessus du saint a l'air du Corbeau d'Odin ou d'un oiseau de proie qui veut lui manger la cervelle; tout cela est enlevé avec une rage de brosse inimaginable et semble comme flamboyant d'un reflet d'autodafé. A côté de ce frénétique, le Caravage, l'Espagnolet et Salvator sont des peintres à l'eau de rose.

Le caractère répondait au génie. Le paroxysme de la fureur était l'état habituel d'Herrera. Les élèves épouvantés fuyaient, quelque désir qu'ils eussent de ses savantes leçons; d'autres leur succédaient, qui bientôt n'y pouvaient tenir. L'atelier restait désert et ne contenait plus que l'artiste démoniaque s'escrimant contre ses tableaux, comme s'il eût eu affaire à des ennemis mortels. Son fils se sauva, emportant l'épargne paternelle, et ne se crut en sûreté qu'à Rome. Sa fille se fit religieuse On pense bien que Velasquez ne put se plaire bien longtemps sous une tyrannie pareille, et quoique le maître fût grand dessinateur, savant anatomiste, comme il le fit bien voir dans son Jugement dernier de l'église Saint-Bernard à Séville, plein d'invention, de génie et de feu, il passa sous la direction de Pacheco, moins grand artiste sans doute, mais dont l'humeur aimable convenait mieux à son tempérament paisible et doux.

Pacheco, qui était littérateur autant que peintre, et qui a écrit un livre estimé sur « l'art de la peinture », lui apprit les préceptes et les règles et tout ce que peut enseigner un bon professeur. Cependant, le jeune Velasquez, tout en profitant des leçons de son nouveau maître, se disait que le meilleur enseignement est encore celui que donne la nature, et, dès lors, il fit vœu de ne jamais rien dessiner ou peindre qu'il n’eût l’objet devant les yeux, c'est-à-dire de travailler toujours d'après le vif, ad vivum. Aussi avait-il sans cesse près de lui un jeune garçon apprenti, qui lui servait de modèle en diverses actions et postures, soit riant, soit pleurant, dans les attitudes les plus difficiles, et il fit d'après lui beaucoup de têtes au crayon noir avec rehauts de crayon blanc sur papier bleu, ainsi que d'après d'autres personnes. Par cette étude persistante, il arriva à exceller si bien dans les têtes que peu d'Italiens l'égalèrent. Ses rivaux mêmes en convenaient et disaient que là se bornait son mérite. A quoi il répondait avec une noble fierté: « Ils me font beaucoup d'honneur; car moi, je ne connais personne qui sache bien peindre une tête. »

En ce temps-là, les artistes ne cherchaient plus l'idéal poétique ou religieux. C'était le règne des naturalistes (nous dirions aujourd'hui réalistes). Caravage, le Guerchin, le Calabrèse se contentaient de rendre avec une énergie intense le modèle qu'ils avaient devant les yeux; mais comme c'étaient après tout de grands peintres par la force du rendu, la violence de l'effet, la singularité du type, ils arrivaient malgré eux à une sorte d'idéal; car la nature prise au hasard ne présente pas cet aspect éclatant et sombre. Elle n'offre pas, à moins qu'on ne la mette sous un jour particulier, ces vives lumières, ces intenses ténèbres, Il y a dans les tableaux les plus vrais de ces maîtres le choix de l'effet, l'angle d'incidence, l'outrance du rendu, qui font monter la réalité jusqu'à l'art.

Velasquez partageait ces principes. Son génie exact, lucide et mathématique, avait besoin de certitude, et quelle meilleure pierre de touche que la nature toujours consultée et copiée? Avec elle, point d'erreurs, point de fausse route. Si elle ne possède plus le beau absolu, elle contient le vrai, et c'est assez. Aussi le jeune artiste, qui devait devenir un si grand maître, ne donne-t-il jamais un coup de crayon sans l’aide et le contrôle de cette infaillible institutrice.

Quelquefois il arrive aux jeunes élèves qui se sont attardés dans l'étude du dessin de ne pouvoir se rendre maîtres du pinceau et de la palette. Cet art du coloris leur reste longtemps de difficile accès. Quelques-uns y échouent entièrement et font dire de leurs tableaux qu'on préférerait des cartons ou des grisailles.

Aussi, pour s'exercer, Velasquez peignait-il des fruits, des légumes, des citrouilles, du poisson, du gibier et autres sujets de nature morte, groupés de manière à former ce que les Espagnols appellent un bodegon (2). Ces études ne semblaient pas au-dessous de lui au jeune maître; il y apportait déjà cette simplicité souveraine et cette largeur grandiose qui forment le fond de sa manière dédaigneuse de tout détail inutile. Ainsi traités, ces fruits auraient pu être posés dans un plat d'or, sur une crédence royale; ces victuailles, d'un sérieux historique, figurer aux noces de Cana et remplacer les mets que Paul Véronèse a oublié de servir à ses convives. Ces modèles, d'une immobilité complaisante, se prêtaient plus à ce genre d'études ayant pour but de s'assimiler la couleur et de s'assurer le libre maniement de la brosse, que le corps humain avec sa structure compliquée et profonde, ses trépidations de vie et ses reflets de passions intérieures, ce qui ne veut pas dire que Velasquez négligeât le nu, cette base de tout art plastique. Son Christ en croix, passé du couvent de Saint-Placide au Musée royal, ses Forges de Vulcain et sa Tunique de Joseph montrent assez qu'il savait faire autre chose que des têtes et des étoffes. S'il ne cherche pas la beauté comme les grands artistes d'Italie, Velasquez ne poursuit pas la laideur idéale comme les réalistes de nos jours: il accepte franchement la nature telle qu'elle est, et il la rend dans sa vérité absolue avec une vie, une illusion et une puissance magiques, belle, triviale ou laide, mais toujours relevée par le caractère et l'effet. Comme le soleil qui éclaire indifféremment tous les objets de ses rayons, faisant d'un tas de paille un monceau d'or, d'une goutte d'eau un diamant, d'un haillon une pourpre, Velasquez épanche sa radieuse couleur sur toutes choses et, sans les changer, leur donne une valeur inestimable. Touchée par le pinceau, vraie baguette de fée, la laideur elle-même devient belle; un nain difforme, au nez camard, à la face écrasée et vieillotte, vous fait autant de plaisir à regarder qu'une Vénus ou qu'un Apollon. Lorsque Velasquez rencontre la beauté, comme il sait l'exprimer sans fade galanterie, mais en lui conservant sa fleur, son velouté, sa grâce, son charme, et en l'augmentant d'un attrait mystérieux, d'une force délicate et suprême! Faites poser devant lui la Perfection, il la peindra avec une aisance de gentilhomme et ne sera pas vaincu par elle. Rien de ce qui existe ne saurait désormais mettre sa brosse en défaut.

Grâce à ces fortes études, il fera les rois, les reines, les infants galopant sur les genets d'Espagne en costume de chasse ou de gala, aussi bien que les nains, les philosophes et les ivrognes; la tête pâle et délicate, dont la blancheur blafarde se colore à peine du sang d'azur (sangre azul) des races royales et dégénérées, ne lui coûtera pas plus de peine que la trogne hâlée et vineuse du soudard, ou le teint sordide du mendiant; sa brosse rendra l'orfroi des brocards constellés de pierreries, comme les rugosités du haillon de toile. Ce luxe ne lui coûtera pas plus que cette misère; il ne s'étonnera pas de l'un, il ne méprisera pas l'autre; à son aise dans le palais comme dans la chaumière, fidèle à la nature, il sera partout chez lui.

Pour se rompre la main, il fit ensuite des figures vêtues, des sujets familiers et domestiques à la manière de David Teniers, des bambochades dans le goût des peintres flamands et hollandais. Ces tableaux, malgré leur mérite par l'imitation trop exacte, trop littérale et trop minutieuse de la nature, avaient un peu de sécheresse et de dureté. A cette période, qui forme la première période de Velasquez, peuvent se rapporter 1'A guador de Séville qui est au Musée de Madrid, une Nativité, appartenant jadis au comte d'Aguila, et quelques autres toiles dont on a perdu la trace.

Tout en travaillant, il profitait de la conversation des lettrés et des poètes qui fréquentaient alors maître Pacheco, il entendait leurs discours enthousiastes, leurs raisonnements philosophiques, leurs dissertations érudites sur les beaux-arts, et il apprenait, dans cette académie du bon goût, ce qu'un peintre doit savoir pour être autre chose qu'un praticien vulgaire. Il lisait aussi les bons livres dont était composée la bibliothèque de l'artiste-littérateur, et il se préparait à sa fortune future.

Velasquez passa cinq ans dans cette école, qu'on pouvait vraiment appeler une académie des beaux-arts, et Pacheco fut si content de la douceur de caractère, de la régularité de mœurs, et des brillantes dispositions que montrait son élève, qu'il lui donna en mariage sa fille dona Juana. Il venait en ce temps-là à Séville beaucoup de peintures de Flandre, d'Italie et de Madrid, dont le jeune artiste se fit un sujet d'étude, mais aucunes ne lui firent autant d'impression que celles de don Luis de Tristan. Il trouvait chez ce maître un coloris analogue à sa propre manière de voir, une grande vivacité de conception et une façon de dégrader les teintes qui le satisfaisaient complètement; dès lors il se déclara l'admirateur de Tristan, copia ses toiles et quitta, pour un faire gras, large et souple, le style sec qu'il avait suivi jusque-là et qu'il tenait de Pacheco. A dater de cette époque, il était entré en possession de son originalité, il possédait la plénitude de son talent; c'était déjà le Velasquez que la postérité devait regarder à bon droit comme un des souverains de la peinture. Arrivé à ce point, il eut le désir de voir Madrid et, au printemps de l'année 1622, il partit de Séville. Il trouva dans la capitale un accueil cordial et une protection efficace chez ses compatriotes, don Louis et don Melchor de Alcazar, et surtout de don Juan de Fonseca y Figueroa, amateur distingué qui peignait pour son propre agrément et lui facilita les moyens d'étudier les chefs-d'œuvre des collections de Madrid, du Prado et de l'Escurial. Fonseca voulait procurer à son protégé les portraits des personnes royales; mais quelque mal qu'il se donnât, quoique bien en cour, où il avait une charge, et frère du marquis d'Orellana, il n'y put cette fois parvenir. Cependant Velasquez peignit le portrait du célèbre poète don Luis de Gongora, que Pacheco l'avait chargé de faire, et regagna Séville, laissant à Madrid un protecteur qui remuait pour lui ciel et terre.

L'année suivante il revint à Madrid en vertu d'une lettre du comte-duc d'Olivarès, ministre d'État et favori de Philippe IV, qui lui accordait cinquante ducats pour frais de route. Son beau-père l'accompagna pour être témoin d'une gloire qu'il pressentait. Ils reçurent l'hospitalité dans la maison de Fonseca, dont Velasquez fit aussitôt le portrait; - ce portrait, un chef-d'œuvre qui décida de la fortune du peintre, fut porté au palais et, en une heure, vu du roi, de la famille royale, des grands de service, et loué de tous, mais particulièrement de Sa Majesté, qui prit Velasquez à son service en qualité de peintre, avec vingt ducats d'appointements par mois.

Notre artiste, entré en fonctions, fit, sur l'ordre du roi, le portrait du cardinal infant, bien qu'il eût préféré peindre le roi lui-même, retenu alors par de graves occupations. Malgré la difficulté d'obtenir des séances, il acheva, le 30 août de la même année, le portrait du monarque dont il devait tant de fois retracer la face pâle. Le succès de cette admirable peinture fut tel que le comte-duc d'Olivarès déclara publiquement que personne n'avait jamais si bien réussi le roi, encore que Bartholomé et Vincent Carducho, Caxes et Nardi s'y fussent essayés. Comme Alexandre, qui ne voulut plus être peint par d'autres qu'Apelle, Philippe IV donna le privilège de reproduire son effigie royale au seul Velasquez. Dans ce portrait le roi est représenté à cheval, armé, le bâton de commandement à la main, avec une fierté d'attitude et une majesté d'expression incomparables. On permit à l'artiste d'exposer son tableau dans la calle Mayor, en face de Saint-Philippe du Roi, un jour de fête, de sorte qu'il fût vu et admiré de tout le peuple. Les peintres faillirent crever d'envie, mais personne n'écouta leurs critiques intéressées, et les poètes composèrent une multitude de sonnets en l'honneur de Velasquez. On a conservé celui que rima Pacheco, son beau-père. De plus en plus charmé, le roi lui ordonna de s'établir à Madrid, d'y faire venir sa famille, et lui accorda pour le voyage une indemnité de trois cents ducats; il lui fit, en outre de ses appointements mensuels, une pension de trois cents ducats, ses ouvrages payés à part, et lui accorda l'usage gratuit du médecin et du chirurgien de la cour.

Accaparé tout jeune par ce fin connaisseur, Velasquez travailla presque toujours pour son royal Mécène, dans le palais même, où il avait un atelier dont le monarque possédait une clef double, afin de venir visiter, quand cela lui plaisait, son peintre bien-aimé. Cette longue faveur se maintint jusqu'à la mort de l'artiste, sans caprice, intermittence, ingratitude ou fatigue. Velasquez avait alors vingt-trois ans à vingt-quatre ans, et il en vécut soixante et un. Il fut peintre du roi, huissier de chambre, maréchal des logis, chevalier de Santiago; mais ces charges et ces honneurs ne nuisirent en rien à son talent. Son pinceau conserva toute sa franchise et sa puissance. L'artiste, sous les yeux du roi, sut se préserver de la froideur officielle et manifester librement son génie. Jamais la cour ne lui fit oublier la nature.

Cet amour de la nature ne l'empêchait pas d'étudier les chefs-d'œuvre de l'art et d'en discuter la théorie. Il était en correspondance réglée avec Rubens, et, quand le grand peintre d'Anvers vint à Madrid, ce fut Velasquez qui lui en fit les honneurs : les deux maîtres visitèrent ensemble les tableaux des résidences royales, et les discours de Rubens ne firent que renouveler le désir qu'avait le pensionnaire de Philippe IV, de visiter l'Italie, ce rêve de sa jeunesse. Bien approvisionné d'argent, de lettres de recommandation, accrédité comme un ambassadeur, Velasquez partit de Barcelone le 10 août 1629, et aborda à Venise où les peintures de Titien, de Tintoret, de Véronèse, lui firent une vive impression. Tout le temps de son séjour il ne cessa de dessiner et de copier d'après ces maîtres, particulièrement d'après le Crucifiement, de Tintoret, dont il reproduisit un tableau qu'il donna au roi, à son retour. A Rome, le pape Urbain VIII lui accorda un logement au Vatican et lui offrit la clef de certaines pièces réservées pour qu'il pût travailler en toute liberté. Avec toute l'ardeur d'un élève, Velasquez copia au crayon et au pinceau une grande partie du Jugement universel, des Prophètes et des Sibylles, de Michel-Ange, dans la chapelle Sixtine, et différentes figures et groupes de la Théologie, de l'École d'Athènes, du Parnasse et de l'Incendie du Borgo et autres fresques de Raphaël.

Pendant son séjour à Rome, Velasquez, outre ces utiles études, peignit son propre portrait qu'il envoya à son beau- père, la Forge de Vulcain et la Tunique de Joseph. Il eût bien voulu rester encore, mais Philippe IV ne pouvait pas se passer plus longtemps de son peintre et le rappelait; il retourna en Espagne vers le commencement de 1631, après avoir embrassé Joseph Ribéra en passant à Naples, où il fit le portrait de la reine de Hongrie.

Ce voyage ne changea en rien sa manière; il sut admirer les grands maîtres, profiter de leurs leçons muettes sans leur sacrifier son originalité.

Les Buveurs, plus connus sous le nom de los Borrachos (les Ivrognes), sont une des merveilles de la peinture. C'est une sorte de bacchanale, sans mythologie et entendue à la façon réaliste: un jeune drôle, nu jusqu'à la ceinture, couronné de pampres, ayant un tonneau pour trône, coiffé d'une guirlande en feuilles de vigne, comme s'il lui conférait un ordre de chevalier bachique ; un soudard dévotement agenouillé devant lui; à ses pieds s'arrondit une cruche à large panse et roule une coupe vide. Un gaillard, demi-nu aussi, tenant un verre à la main, s'accoude nonchalamment sur un tertre derrière le praeses (3) de la cérémonie. Au coin, à gauche, un autre personnage assis à terre enveloppe amoureusement de ses bras une jarre qui n'est pas pleine d'eau, à coup sûr; ces deux confrères ont tous deux la couronne de pampres: ils sont reçus comme biberons émérites dans l'ordre de la dive bouteille. Derrière le soudard se tiennent trois postulants qu'il serait bien injuste de ne pas admettre, car ils ont l'air de francs ivrognes et de parfaites canailles; armés d'écuelles et de gobelets, ils sont tous prêts à officier. Plus loin un gueux déguenillé et dont la souquenille laisse voir une poitrine sans linge contemple la scène avec extase, la main sur son cœur; il est un peu délabré pour se mêler à ces nobles seigneurs, mais il a tant de zèle, une soif si inextinguible ! Au fond, un mendiant, voyant des gens rassemblés, profite de l'occasion et, soulevant son feutre avachi, tend la main pour quêter une aumône.

Ce n'est pas là, comme on pourrait se l'imaginer, un simple tableau de chevalet à la manière flamande; les figures sont de grandeur naturelle et ont la proportion qu'on nomme historique. Ce sujet vulgaire a semblé à Velasquez aussi important que le triomphe de Bacchus, l'ivresse de Silène, la danse des Ménades, ou toute autre fiction prise de l'antiquité; il avait même pour lui l'avantage d'être vrai. Il y a donc mis, avec un sérieux profond, tout son art, toute sa science et tout son génie. Le torse du jeune garçon, dont la blancheur contraste avec la teinte bistrée des visages qui l'entourent, forme à la composition le plus heureux centre de lumière; aucun pinceau ne fit chairs plus souples, mieux modelées et si vivantes; l'œil a la molle hébétude, et la bouche le vague sourire de l'ivresse. Quant aux têtes des autres compagnons, hâlées, tannées, fauves, comme du cuir de Cordoue, montrant de longues dents d'un appétit féroce, faisant luire dans des pattes d'oie de rides le regard mouillé des convoitises bachiques, elles rappellent les types caractérisés de la Tuna, cette bohème espagnole si amusante, si pittoresque et si ardemment colorée.

L'Espagne, malgré son amour du faste, son étiquette et son orgueil, n'a jamais eu le mépris du haillon; dans son art souvent d'un spiritualisme si éthéré, les gueux ont toujours été les bienvenus. Il y a toute une littérature picaresque consacrée à retracer les exploits et les aventures des pauvres diables à la recherche d'un dîner problématique; Rinconete et Cortadillo des Nouvelles espagnoles de Cervantes, Guzman d'Alfarache, Lazarille de Tormes, El gran Tacano, représentent tout un monde famélique, déguenillé et hasardeux, d'une amusante misère. Dans ce pays si fier, nul dédain pour la pauvreté. Après tout, ce compagnon au feutre roussi et tombant sur les yeux, au manteau d'amadou déchiré, qui de sa main cachée gratte sa poitrine, est peut-être un gentilhomme, un descendant de Pélage, un chrétien de la vieille roche. Son galion a échoué; il a été captif en Alger, blessé dans les Flandres; sa requête a été repoussée par la cour. Qui n'a pas ses malheurs ! Murillo lui-même le suave, le vaporeux, l'angélique, ne dédaigne pas les loques du petit pouilleux; et de cet enfant cherchant sa vermine au soleil, il a fait un chef-d'œuvre ! Velasquez, bien qu'il eût son atelier au palais, parcourait les quartiers perdus, et, s'il trouvait au Rastro ou ailleurs un gredin farouchement déguenillé, un mendiant superbement crasseux, à souquenille effilochée, à barbe inculte, il le peignait avec le même amour, la même maestria que s'il eût eu pour modèle un roi ou un infant, sauf à écrire dans le coin du cadre, pour donner un air philosophique à la chose, Ésope ou Ménippe. Les nains avec leur difforme laideur ne le rebutaient pas; il leur prêtait la beauté de l'art et les revêtait de sa puissante couleur comme d'un manteau royal; il acceptait même les phénomènes de la nature, les monstruosités à montrer en foire. El nino de Ballecas (l'enfant de Ballecas) est un de ces tours de force auxquels se plaisait Velasquez. C'était un enfant prodige, d'une grandeur étonnante pour son âge et né avec toutes ses dents; aussi Velasquez l'a-t-il représenté la bouche ouverte pour laisser voir cette denture prématurée, objet de la curiosité publique. Eh bien! ce phénomène est une merveille de vie, de couleur et de relief; ces bizarreries plaisaient aux peintres naturalistes: Ribera ne fit-il pas le portrait d'une femme à barbe?

Cependant ce n'était pas la clientèle illustre qui manquait à Velasquez. Il suffisait à peine aux rois, aux reines, aux infants et aux infantes, aux papes, aux princes, aux ministres et aux grands, désireux d'avoir un portrait de sa main.

La Reddition de Bréda, plus connue sous le nom de Tableau des lances, mêle dans la proportion la plus exacte la réalité à la grandeur. La vérité, poussée jusqu'au portrait, n'y diminue en rien la fierté du style historique.

Un vaste ciel aéré de lumière et de vapeur, richement peint en pleine pâte d'outremer, fond son azur avec les lointains bleuâtres d'une immense campagne où luisent des nappes d'eau, traînées par des luisants argentés. Çà et là des fumées d'incendie montent du sol et vont rejoindre les nuages du ciel en tourbillons fantasques. Au premier plan, de chaque côté, se masse un groupe nombreux: ici les troupes flamandes; là, les troupes espagnoles laissant libre pour l'entrevue du général vainqueur un espace dont Velasquez a fait une trouée 1umineuse, une fuite vers les profondeurs, où brillent les régiments et les enseignes indiqués en quelques touches savantes.

Le marquis de Spinola, tête nue, le chapeau et le bâton de commandement à la main, revêtu de son armure noire damasquinée d'or, accueille avec une courtoisie chevaleresque, affable et presque caressante, comme cela se pratique entre ennemis généreux et faits pour s'estimer, le gouverneur de Bréda, qui s'incline et lui offre les clefs de la ville dans une attitude noblement humiliée.

Des drapeaux écartelés de blanc et d'azur, dont le vent tourmente les plis, rompent heureusement les lignes droites des lances tenues hautes par les Espagnols. Le cheval du marquis se présentant presque en raccourci du côté de la croupe, en retournant la tête, est d'une habile invention pour dissimuler la symétrie militaire, si peu favorable à la peinture.

On ne saurait rendre par des paroles la fierté chevaleresque et la grandesse espagnole qui distinguent les têtes des officiers formant l'état-major du général. Elles expriment la joie calme du triomphe, le tranquille orgueil de race, l'habitude des grands événements. Ces personnages n'auraient pas besoin de faire leurs preuves pour être admis dans les ordres de Santiago et de Calatrava. Ils seraient reçus sur la mine, tant ils sont naturellement hidalgos. Leurs longs cheveux, leurs moustaches retroussées, leur royale taillée en pointe, leurs gorgerins d'acier, leurs corselets ou leurs justes de buffle en font d'avance des portraits d'ancêtres à suspendre, blasonnés d'armoiries au coin de la toile, dans la galerie des châteaux. Personne n'a su, comme Velasquez, peindre le gentilhomme avec une familiarité superbe et, pour ainsi dire, d'égal à égal. Ce n'est point un pauvre artiste embarrassé qui ne voit ses modèles qu'au moment de la pose et n'a jamais vécu avec eux. Il les suit dans les intimités des appartements royaux, aux grandes chasses, aux cérémonies d'apparat. Il connaît leur port, leur geste, leur attitude, leur physionomie; lui-même est un des favoris du roi (privados del rey). Comme eux et même plus qu'eux, il a les grandes et les petites entrées. La noblesse d'Espagne, ayant Velasquez pour portraitiste, ne pouvait pas dire comme le lion de la fable: « Ah ! si les lions savaient peindre! »

Velasquez se place naturellement entre Titien et Van Dyck comme peintre de portraits. Sa couleur est d'une harmonie profonde et solide, d'une richesse sans faux luxe et qui n'a pas besoin d'éblouir. Sa magnificence est celle des vieilles fortunes héréditaires. Elle est tranquille, égale, intime. Point de grands tapages de rouges, de verts et de bleus, point de scintillement neuf, point de fanfreluches brillantes. Tout est rompu, amorti, mais d'un ton chaud comme de l'or ancien, ou d'un ton gris comme l'argent mat d'une vaisselle de famille. Les choses voyantes et criardes sont bonnes pour les parvenus, et don Diego Velasquez de Silva est trop bon gentilhomme pour se faire remarquer de la sorte, et aussi, disons-le, trop excellent peintre. Quoique naturaliste, il apporta dans son art une largeur hautaine, un dédain du détail inutile, une entente du sacrifice qui montrent bien le souverain. Ces sacrifices n'étaient pas toujours ceux qu'un autre peintre aurait faits. Velasquez choisit pour le mettre en évidence ce qui parfois semblait devoir être laissé dans l'ombre. Il éteint et il allume avec un caprice apparent; mais l'effet lui donne toujours raison.

Sa justesse de coup d'œil était telle, qu'en prétendant ne faire que copier, il amenait l'âme à la peau et peignait en même temps l'homme intérieur et l'homme extérieur. Ses portraits racontent mieux que tous les chroniqueurs les Mémoires secrets de la cour d'Espagne. Qu'il les représente en habit de gala, chevauchant des genets, en costume de chasse, une arquebuse à la main, un lévrier aux pieds, on reconnaît dans ces figures blafardes de rois, de reines et d'infants à la face pâle, à la lèvre rouge, au menton massif, la dégénérescence de Charles-Quint et l'abâtardissement des dynasties épuisées. Quoique peintre de cour, il ne les a pas flattés, ses royaux modèles ! Cependant, malgré l'hébétation du type, la qualité de ces hauts personnages ne saurait être douteuse. Ce n'est pas qu'il ne sût peindre le génie; le portrait du comte-duc d'Olivarès si noble, si impérieux et si plein d'autorité, le prouve d'une façon irrécusable. Ne pouvant prêter de la flamme à ces tristes sires, il leur donnait une majesté froide, la dignité ennuyée, le geste et la pose d'étiquette, et il enveloppait le tout dans sa couleur magnifique; c'était bien payer la protection de son ami couronné. M. Paul de Saint-Victor a nommé quelque part Victor Hugo le grand d'Espagne de la poésie; qu'il nous permette, en détournant un peu son mot, d'appeler Velasquez « le grand d'Espagne de la peinture ». Nulle qualification ne saurait mieux lui convenir.

Comme nous l'avons dit, Velasquez était maréchal des logis de la cour, et ce fut lui qui fut chargé de préparer les logements du roi dans le voyage que Philippe IV fit à Irun, pour remettre l'infante dona Maria-Teresa au roi de France, Louis XIV, qui la devait épouser. Ce fut encore lui qui fit dresser et orner, dans l'île des Faisans, le pavillon où l'entrevue des deux rois eut lieu. Velasquez se distingua parmi la foule des courtisans par la dignité de sa personne, l'élégance, la richesse et le bon goût de ses costumes, sur lesquels il plaçait avec art les diamants et les joyaux, présents des souverains; mais, à son retour à Madrid, il tomba malade de fatigue et mourut le 7 août 1660. Sa veuve dona Juana Pacheco ne lui survécut que de sept jours et fut enterrée près de lui, dans la paroisse de Saint-Jean. Les funérailles de Velasquez avaient été splendides; de grands personnages, les chevaliers des ordres militaires, la maison du roi, les artistes y assistaient tristes et soucieux, comme s'ils sentaient qu'avec Velasquez ils enterraient l'art espagnol.

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Velazquez portraitiste

Émile Michel

Extrait d'une série d'articles sur le peintre espagnol publié dans la Revue des deux Mondes en 1894.

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