Diderot et la philosophie de L'Encyclopédie
Il n'y a donc point de philosophie à chercher dans cette Encyclopédie dirigée par les philosophes Diderot et d'Alembert, si ce n'est qu'on se réduise à la considération d'un principe de méthode qu'ils opposent à des doctrines qu'un de leurs principaux objets est de détruire. Mais ce principe est celui de l'empirisme, l'origine des connaissances demandée à la sensation, en sorte qu'il est la négation implicite de celles qui sont demandées à l'étude de la fonction intellectuelle et morale en elle-même ou de son travail sur elle-même. C'est à peu près le seul point sur lequel il y eût accord sérieux, sans simulation et sans réticences, entre ceux des écrivains qui représentaient l'esprit de l'Encyclopédie. D'autres, à côté, traitaient des questions ou toutes techniques (eux aussi de celles-là, pour de certaines matières), ou sur lesquelles l'orthodoxie était chose entendue, convenue. Chez eux, chez Diderot principalement, il y avait trois sortes d'opinions exprimées qu'il fallait distinguer dans les articles philosophiques : celles où régnait une soumission, que l'on savait être feinte, à la révélation et aux doctrines orthodoxes; celles où la discussion s'étalait, mais où la critique au fond dominait, et s'échappait en des traits allant des simples allusions et des sous-entendus perfides jusqu'à la satire ouverte et parfois à l'insolence; celles enfin qui pouvaient passer pour représenter la pensée impartiale et réfléchie de l'auteur sur le sujet traité dans l'article.
Quand on recherche ces dernières opinions dans les articles de Diderot, on n'arrive pas aisément à les extraire des discussions dans lesquelles il entre cependant sur les questions continuellement controversées en philosophie. Au reste, ses premiers ouvrages, avec des vues ingénieuses, sont pleins d'incertitude. C'est plus tard seulement qu'on pût connaltre (au moins les initiés) par les brillants écrits improvisés qu'il laissait négligemment circuler dans le monde, ce que sa vraie doctrine eût été si la nature de son génie eût permis qu'elle prit une forme achevée et systématique. Dans l'Encyclopédie, son matérialisme est à l'état de tendance bien déclarée, mais non pas mis dans la forme logiquement exigible de définitions exactes et de thèses rigoureusement formulées. Dans l'article Locke, il relève le manque de conséquence de ce philosophe qui «renouvelle l'ancien axiome : il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait été auparavant dans la sensation», et qui n'en conclut pas que «tout ce qui sort de notre entendement est chimérique ou doit, en retournant par le même chemin, trouver un objet sensible pour s'y rattacher». Dans l'article Hobbisme, on sent que Diderot est tout entier à l'admiration, pour ce qui concerne les principes physiques, et il a soin d'avertir le lecteur de ne pas les lui attribuer, à lui, simple rapporteur! Mais «quand la sensibilité serait, dit-il, en terminant l'article Locke, le germe premier de la pensée, quand elle serait une propriété générale de la matière, quand, inégalement distribuée entre toutes les productions de la nature, elle s'exercerait avec plus ou moins d'énergie selon la variété de l'organisation, quelle conséquence fâcheuse en pourrait-on tirer? aucune. L'homme serait toujours ce qu'il est, jugé par le bon et le mauvais usage de ses facultés».
Détacher ainsi de l'origine matérielle et du développement matériel enveloppant toutes choses le principe du jugement moral, c'est faire ressortir une incohérence, mais c'est implicitement réclamer le libre arbitre, par où la scission doit se faire; et Diderot, en effet, admet très formellement, dans son article Liberté, l'existence réelle des contingents, l'«indifférence d'équilibre» en certains de nos actes, et, en d'autres, «le motif du bien, aperçu par l'entendement qui incline la substance libre sans la nécessiter». Mais l'ensemble de l'article, intéressant d'ailleurs, dénote le penseur dépourvu des qualités nécessaires pour ramener un sujet à de premiers principes, résoudre des contradictions latentes, tirer de l'analyse, en un sens ou en l'autre, des notions éclaircies. La même insuffisance logique se montre, et mieux encore, dans des articles tels que Leibnitzianisme, Malebranchisme, Manichéisme, Pyrrhonisme, etc., dans lesquels il aurait eu pour tache de s'expliquer sur les questions métaphysiques de première ligne. Quant à ceux des articles importants qu'il a consacrés aux religions et spécialement au mosaïsme et au christianisme, il n'a pas été seulement léger et superficiel, suivant la mode de son temps, il n'a pas cherché à ce qu'il eût été possible d'introduire de critique utile contre la théologie scolastique; il a mieux aimé saluer la Révélation avec des formes de respect déplaisantes, et se dédommager ailleurs de cette gêne, d'une façon la plus dangereuse de toutes pour lui, comme dans cet endroit où après avoir défini, dans un très beau et très éloquent passage, le caractère et les oeuvres de poésie, de prophétie et de révolution de certains hommes qu'il qualifie d'«espèces d'insensés», il dit qu'«il faut ranger dans cette classe Pindare, Eschyle, Moïse, Jésus-Christ, Mahomet, Shakespeare, Roger Bacon et Paracelse ».
La méthode empiriste universellement adoptée, jointe au substantialisme de la matière, dont on ne se dégageait point à la manière de Berkeley ou de Hume en leurs études psychologiques, devait jeter fatalement les philosophes dans la voie des hypothèses physiologiques, afin de trouver pour la philosophie un caractère scientifique qu'ils ne savaient pas lui donner par l'analyse rigoureuse, exclusive et directe des phénomènes mentals. Diderot était un exemple frappant de cet entraînement, en son impuissance à se détacher de l'idée confuse de matière vivante éternelle; et toute l'école française, après Condillac, jusqu'à l'imparfaite réaction spiritualiste et la naissance de l'éclectisme, suivit la même direction, parce que le condillacisme, entre la sensation pure, d'un côté, et l'âme indéfinissable de l'autre, qui n'avait comme base des phénomènes que l'aspect d'une superstition conservée, ne portait réellement sur rien. Le matérialisme s'offrait tout naturellement. Il n'aurait tenu qu'à d'Alembert peut-être, s'il avait eu plus de confiance en la spéculation philosophique, le goût de s'y livrer, et un peu d'esprit de prosélytisme, qu'il n'enseignât un mode d'analyse moins irrationnel que celui de Condillac, à ses contemporains qui avaient la plus haute opinion, et très méritée, de sa supériorité scientifique. Il fut retenu, nous ne dirons pas par son humeur sceptique, sur laquelle la mauvaise opinion qu'il avait des métaphysiciens a trop donné le change à la critique, mais par la cause d'où elle provenait, c'est-à-dire de l'impossibilité où il était de donner à des thèses de métaphysique le genre ou le degré de certitude auxquels il était accoutumé dans les mathématiques.