Au-delà ou en deçà de l'humain
La revue Argument a consacré une partie de son numéro du printemps 2000 à un débat sur le Après l'homme, le cyborg? À l'occasion du lancement de ce numéro le Musée de la civilisation de Québec a organisé à son tour un débat. Voici le texte de l'exposé de Jacques Dufresne, l'auteur du livre qui suscite la controverse.
Est-ce par hasard que ce débat sur la mort de l'homme se tient dans un musée, un musée de la civilisation par surcroît? Je ne retiendrai pour ma part que le sens étymologique du mot musée; mouseion veut dire Muse, un musée est un temple des muses. Je prie donc les muses de bien vouloir descendre vers nous, vers moi surtout car j'en aurai grand besoin.
Je remercie les autorités de ce temple des Muses de nous accueillir et je suis reconnaissant aux directeurs de la revue Argument d'avoir eu l'inspiration de choisir un tel lieu.
Quant au thème choisi, il me paraît tout aussi approprié. À ce propos Daniel Jacques a tiré de mon article pour Argument un passage qui résume bien mon livre : Je reconnais que dans la moindre allusion au paradis sur terre, surtout lorsqu'elle émane d'un roboticien californien, je vois s'ébaucher l'enfer correspondant.
Les plus grands malheurs de notre mortelle humanité lui sont en effet venus des prophètes de l'avenir radieux sur terre, ou dans l'autre monde. Je pense à Hitler aux mille ans du grand Reich; je pense à Staline, car le communisme était aussi un millénarisme; je pense aux fanatiques contemporains de l'Islam et, pour ce qui est du passé, à ceux des autres grandes religions. Je pense surtout à ces savants américains réputés et riches pour la plupart qui nous annoncent avec enthousiasme que l'homme est enfin dépassé par une nouvelle espèce, le cyborg. Ce chef d'œuvre de fabrication humaine, ce techno sapiens échappera aux fatales passions de l'homo sapiens, si mal nommé par la science, après avoir été si mal créé et si mal contrôlé par Dieu. La tour de contrôle céleste étant d'une notoire inefficacité par rapport à celle qui est utilisée pour télécommander les cyborgs, mot qui fut créé au cours de la décennie 1960 pour désigner les astronautes. Grâce aux cyborgs, le vieux rêve millénariste sera enfin réalisé. Hitler et Staline n'ont pas réussi à nous donner l'immortalité sur terre par la politique et la guerre, Marvin Minsky et ses collègues, Danny Hills, Edward Fredkin etc., nous l'assureront par la science en étendant jusqu'à l'homme cette technologie des machines dont ils ont une si impeccable maîtrise.
Ces membres du club optimiste international, section science et technologie, ont désormais un chef dans la classe politique, nul autre que le penseur officiel du nouvel ordre mondial, Francis Fukuyama. Voici ce que l'auteur du Dernier homme ou de la fin de l'histoire confiait au journal Le Monde en juin dernier : « Le caractère ouvert des sciences contemporaines de la nature nous permet de supputer que, d'ici les deux prochaines générations, la biotechnologie nous donnera les outils qui nous permettront d'accomplir ce que les spécialistes d'ingénierie sociale n'ont pas réussi à faire. A ce stade, nous en aurons définitivement terminé avec l'histoire humaine parce que nous aurons aboli les êtres humains en tant que tels. Alors commencera une nouvelle histoire, au-delà de l'humain. »
Vous aurez remarqué que Fukuyama met son espoir dans les biotechnologies alors que les prophètes cités dans mon livre misent surtout sur les sciences de l'ordinateur. La cause est la même. Il y a en ce moment une convergence de ces deux voies du progrès. J'appelle cyborg le chef d'œuvre des informaticiens et homme bionique, le produit des alambics de la génétique, sachant bien que ce sont les deux faces d'un unique Janus, deux ébauches de cet immortel que dans la tradition millénariste on appelle le nouvel Adam.
J'évoquerai maintenant la double origine de mon livre : institutionnelle et personnelle. Ce sera pour moi, dans le peu de temps dont je dispose, la meilleure façon d'expliciter et de défendre la thèse centrale, qui est l'objet de notre débat.
L'origine institutionnelle d'abord. Au moment où, en 1995, à la demande de hauts fonctionnaires, je me suis engagé dans une grande réflexion modestement intitulée « Les inforoutes et l'avenir du Québec », j'ai eu la témérité, prévoyant le pire sort pour mes rapports, de m'engager à conclure ma recherche par un livre écrit sur un ton tel qu'il ne passerait pas inaperçu.
Les jeunes étaient au centre de nos préoccupations. Nous avons par exemple étudié le phénomène du Slash and Burn, cette façon qu'on a dans la Silicone Valley de mutiler son corps pour se rassurer sur son existence. Nous avons ensuite découvert les otakus, ces jeunes mâles nippons qui vivent tout, y compris leurs grandes amours et leurs petits vices, par procuration à travers leur écran cathodique. D'où l'expression religion cathodique.
Ce sont les otakus qui m'ont fait comprendre la gravité et l'imminence d'un danger que bien des observateurs avaient aperçu, notamment Guy Debord, l'auteur de La Société du spectacle. Ce danger, c'est celui de la substitution de médias à cette réalité à laquelle ils ont pour finalité de nous conduire. Les médias sont, le mot le dit, des intermédiaires. Intermédiaires entre quoi et quoi? Entre qui et quoi? J'ai la naïveté de répondre sans hésiter: entre nous et le réel, mot qui a mauvaise presse dans les milieux philosophiques qui ne veulent pas être en reste par rapport aux leaders de la techno-science.
J'entends par réel le monde tel qu'il s'offre à nos sens. « Nos sens nous trompent », disait Descartes, l'auteur de la théorie de l'animal et du corps machine. Ta propre méthode, mon cher René, nous invite à penser qu'aujourd'hui ils nous détromperaient. (Je tiens ici à préciser que, comme le prouve sa correspondance avec la princesse Élisabeth, Descartes ne vivait pas ce qu'il pensait. On peut considérer cette correspondance comme un prélude à la médecine psychosomatique tant le médecin philosophe s'y montre sensible au rapport entre l'âme et le corps. Les mœurs, dira Nietzsche, ont toujours trois cents ans de retard sur les idées. C'est aujourd'hui seulement que la théorie du corps machine entre vraiment dans les mœurs.)
Je pense comme Ludwig Klages, que la véritable image du monde est celle qui entre nous par les sens. À l'hypercartésien Marvin Minsky, qui n'a de respect que pour le mind, pour qui le corps n'est qu'un bloody mess of organic matter, je réponds : libre à vous de considérer le corps comme un instrument au service d'un volonté extérieure à lui, je le considère quant à moi comme le signe de l'âme. Oui, oui, j'emploie le mot âme et je célèbre ma conception de ses rapports avec le corps par ce vers de Hugo : « Ces baisers de la chair dont l'âme est éblouie ».
Voilà ce que j'ai voulu dire aux jeunes : les sources de la poésie qui sont dans le sensible, dans le corps vécu comme un signe plutôt que comme un outil qu'on éprouve le besoin de soumettre au supplice du feu pour en tirer quelque jouissance.
Mon message aux jeunes, aux parents, aux éducateurs est simple : une heure d'écran, une heure de cosmos! En veillant à ce que l'heure passée devant l'écran soit consacrée à la recherche, à un véritable apprentissage de la programmation. À sa place, pratiqué avec mesure, un tel apprentissage peut avoir les vertus purificatrices que Platon attribuait aux mathématiques. Il nous fait voir en effet que nos erreurs sont dues, non à nos sens, mais à nos distractions et à nos manques d'attention.
J'en étais là dans mes réflexions en 1996. À ce moment j'ai été invité par Ivan Illich à participer, à l'université de Pennsylvanie, à un grand colloque intitulé Education and Technology. Il y avait là 400 lecteurs attentifs de Jacques Ellul, l'auteur du Système technicien, le livre le plus important jamais écrit sur la technique. (Dans les dossiers technique et technologie de l'encyclopédie de L'Agora vous trouverez des précisions sur ce livre).
Ce colloque fut pour moi l'occasion de découvrir l'ouvrage de David Noble, Religion and Technology, dont je me suis beaucoup inspiré pour le dernier chapitre de mon livre. Noble soutient que la science occidentale est depuis le Moyen Âge associée à la doctrine millénariste. Dérivée d'une interprétation littérale de l'Apocalypse, cette doctrine soutient qu'après une victoire décisive des bons contre les méchants, l'humanité connaîtra, grâce aux arts mécaniques, mille ans de paradis sur terre.
La seconde origine de mon livre est personnelle. Je ne me suis jamais fait à l'idée que mon corps est une machine. Au début de ma carrière, au moment où l'homme bionique s'ébauchait, j'était hanté par cette pensée d'un autre de mes maîtres, Gustave Thibon : « la perte de l'âme est indolore ». La perte de l'âme, c'était aussi à mes yeux la perte de nos facultés les plus subtiles : le goût, indissociable pour moi, des mathématiques et de la poésie.
Nous avons besoin de nous greffer nous-mêmes, corps et âmes, sur un milieu vivant, bien plus que d'ajouter à notre corps des prothèses qui le rendront encore plus semblable à la machine. Je me suis établi à la campagne en 1972, avec ce désir et cet espoir. Quelques années plus tard, j'ai écrit un livre intitulé L'art de la greffe. Je l'ai laissé sur mes tablettes, estimant sage de ne le publier que lorsque j'aurais la preuve que la greffe a réussi. Je ne l'ai pas encore publié.
La greffe a-t-elle réussi? Jeune j'étais dangereusement porté vers l'abstraction; je peux au moins dire que je tire aujourd'hui mes plus grandes joies de la présence réelle des êtres et des objets qui me sont chers et que les plantes et les animaux font partie de ces présences.
J'ai appris des choses qui hélas! ont cessé d'aller de soi, que nos sens sont nos racines et que le monde devient pour nous une nourriture si nous permettons à ces racines de pénétrer en lui.
J'ai aussi acquis la conviction que la première erreur commise sur la route fatale conduisant au cyborg a été celle d'omettre le mot plante dans la définition de l'homme. Aristote, à qui on peut faire remonter cette omission, enseignait pourtant qu'il y a trois âmes dans l'être humain : une âme végétative, qu'il a en commun avec les plantes, une âme sensitive qu'il partage avec les animaux et une âme raisonnable. Est-ce la faute d'Aristote ou celle de ses commentateurs si l'on a tenu pour acquis que l'homme est un animal raisonnable? Il n'est pas trop tard pour corriger l'erreur. Je soutiens donc que l'homme est une plante sensitive et raisonnable et je conclus que c'est seulement ceux qui savent cultiver leur jardin, les disciples d'Arcimboldo, qui pourront voguer sur le virtuel sans se cyborguiser.