Regard sur Sainte-Beuve

Gabriel Brunet
Si l'ombre de Sainte-Beuve a gardé pouvoir de contempler la vaine agitation d'ici-bas, nul doute qu'elle n'ait tressailli d'aise au cours de l'année 1926! Plus que jamais, le nom du vieux lutteur a sonné sur les lèvres des hommes. La publication de ses Cahiers intimes a déchaîné les passions. Elle a fourni l'occasion de reprendre une fois de plus sur le mot Romantisme cette bataille confuse dont notre époque ne saurait se lasser. Car toute époque a besoin de quelques mots vagues et irritants d'où naissent et renaissent ces joutes d'idées qui ont pour les esprits même valeur qu'une partie d'haltères pour les muscles du corps. D'ailleurs, qu'est-il besoin d'arriver à une «vérité» sur cette question du romantisme et même sur toutes les autres? Dès que l'ensemble des esprits croit tenir la «vérité» sur une question, ne perd-elle pas immédiatement tout intérêt?

M. Victor Giraud a fort bien vu que la publication des Poisons répondait au désir de Sainte-Beuve. Toutes les accusations de méchanceté, il les eût humées avec délices. Il savait que les hommes du modèle courant ont une extrême aversion pour celui qui exprime jusqu'au bout sa connaissance de l'humanité. Les voix réprobatrices l'auraient confirmé dans sa prétention d'excellent «moraliste», ce qui était peut-être son ambition suprême. Si cette ombre de Sainte-Beuve se distrait encore à tenir des tablettes, elle a dû ajouter, à la liste des «campagnes» menées du temps de sa terrestre existence, la brillante «campagne» de 1926. Car ce Sainte-Beuve, bon bourgeois qui, même au jour d'un duel, emportait son cher parapluie, avait en lui un fond très vif d'esprit guerrier. Son enfance, elle aussi, avait grandi au bruit des légions en marche et les métaphores militaires, employées pour son activité critique, lui agréaient tout particulièrement. «Ma campagne de Sambre-et-Meuse», disait-il de son cours de Liège dirigé contre Chateaubriand! «Ma campagne de 1926», doit répéter avec émoi l'ombre du grand critique!

À vrai dire, cette «campagne de 1926» a un vif parfum de scandale. Mais Sainte-Beuve n'en était pas à un scandale près. En vue de la gloire, que n'aurait-il pas risqué? Pour que la postérité sache qu'une fois au moins il avait été un amant heureux, il n'a pas reculé devant le scandale du Livre d'amour, où il affiche avec complaisance ses amours avec Mme Victor Hugo. Il pensait émerveiller l'avenir avec son historiette d'adultère. Combien au contraire sa physionomie nous paraîtrait plus originale s'il n'avait eu la malchance de se faire agréer par Mme Hugo! Quel homme unique celui qui aurait pu dire à la fin de sa vie: né avec une âme de Don Juan, j'ai eu le singulier pouvoir d'inspirer de la répugnance à toutes les femmes et, n'ai jamais connu une seule exception! Quels romans et quels poèmes aurait pu nous livrer l'écrivain qui aurait eu le courage d'exploiter artistiquement une aussi curieuse situation! Quelles étranges floraisons de désirs refoulés au plus secret de l'âme! Mais la question n'est pas de savoir si Sainte-Beuve a bien ou mal jugé du sort privilégié que lui avait fait la nature. Nous voulons simplement noter qu'il ne recula pas devant un scandale pour prendre rang auprès de Chateaubriand, de Lamartine et de Musset qui traînaient tous les cœurs après eux. Pour conquérir à jamais la gloire d'avoir été le jugement le plus sûr, l'œil le plus pénétrant du XIXe siècle, un autre scandale n'était pas pour l'effrayer.

On ne dira jamais assez quelle ardente passion de gloire anima secrètement Sainte-Beuve. «Je suis un hypocrite, dit-il quelque part. J'ai l'air de n'y pas toucher et je ne pense qu'à la gloire.» Lamartine brillant dans l'orage de 48, Hugo bravant l'Empire de son rocher de Guernesey, Balzac possesseur du secret d'émouvoir toutes les femmes, quelle amertume pour lui devant pareils triomphes!

Par cette passion de gloire, Sainte-Beuve est bien d'ailleurs de son siècle, où les grands hommes en eurent une inconcevable avidité. Je me demande parfois si derrière le mal du siècle, la rêverie nostalgique et désenchantée, l'apparent dégoût de la vie, les velléités mystiques de différents ordres, la parade philanthropique et humanitaire, on ne verra pas apparaître un jour, chez les grands romantiques, des ambitions insatiables et d'âpres volontés conquérantes. Presque toutes les grandes figures littéraires de cette époque ont l’œil fixé sur Napoléon qui avait uni aux plus vastes dessein de conquête la plus géante faculté d'exécution. Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Balzac, Stendhal et... Sainte-Beuve lui-même... ah! que par moments, je discerne au fond d'eux-mêmes des avidités de triomphe aussi tendues qu'au temps de la Renaissance!

Eh bien, l'ombre de l'auteur des Lundis peut être satisfaite. Eckermann s'est lié à jamais au souvenir de Gœthe en nous rapportant les propos du grand homme; chacun des grands romantiques est voué à garder pour inséparable compagnon de route ce Sainte-Beuve qu'ils avaient en tendance à négliger. Au moment où les imaginations naïves voudront accomplir autour des grands noms du Romantisme un idéal de travail de «cristallisation», un spectre railleur sera là pour glacer les enthousiasmes.

De multiples preuves attestent que Sainte-Beuve avait maintes fois envisagé la publication de ses feuilles secrètes, dont quelques bribes avaient été ajoutées en notes aux Portraits contemporains, une partie livrée à la suite du onzième tome des Lundis et une forte tranche publiée par Jules Troubat sous le titre Les Cahiers de Sainte-Beuve. Bien des fois, le grand critique s'était senti gêné pour s'exprimer en toute sincérité sur les écrivains de son temps. Qu'on songe à ces années 1843 et 1844 où il envoyait à la Revue Suisse ces Chroniques parisiennes, sans les signer d'ailleurs, afin de parler d'une manière plus franche, plus hardie, plus spontanée, plus directement née de la sympathie ou de l'antipathie.

Mais remarquons dans l'œuvre même du grand critique les indices susceptibles de faire prévoir des révélations posthumes. Toutes les fois qu'il commente des «Mémoires», même de personnages secondaires, quelle sympathie jamais démentie! Laisser après soi un volume franc sur les hommes qu'on avait fréquentés, voilà ce qu'il dénommait toujours rendre service à la «science morale». Sa manière constante d'approuver pareille action laissait deviner même dessein de sa part. Quel gré ne sait-il pas à Saint-Simon d'avoir montré tels quels les personnages du grand siècle qu'on voyait trop comme acteurs magnifiques dans le plus solennel décor! Quand on connaît la manière dont Sainte-Beuve se «profile» derrière ses personnages, on recueille aisément ses confidences. Voyez-le parler en 1867 des Mémoires de Beugnot ou il discerne une intention de vengeance contre Talleyrand:

Les Mémoires de M. Beugnot sont une leçon. L'esprit a de ces retours offensifs: comptez avec l'esprit, puissant du jour!'Tel homme de valeur que vous traitez sous jambe, dont vous croyez pouvoir user et abuser, et que vous cassez aux gages quand vous le jugez inutile, aura sa revanche un jour, bien tard. Il sortira de sa plume quelque chose qui vous montrera tel que vous étiez et vous classera...

N'y a-t-il pas là une allusion transparente à ces grands écrivains qui, après avoir profité de la critique de Sainte-Beuve, l'avaient lâché en cours de route? Et lui de trouver cette vengeance de fort «bon goût»!

D'ailleurs, les contemporains de Sainte-Beuve eussent-ils été surpris de ce que j'ai nommé «campagne de 1926»? Je ne le crois pas. Le «poison» que Sainte-Beuve éparpillait dans sa critique avait été déjà flairé et l'on soupçonnait que l'auteur des Lundis conservait précieusement le meilleur de ce poison pour l'avenir. Un critique, rival de Sainte-Beuve, M. de Pontmartin, écrivait en 1862:

Il excellerait à distiller une goutte de poison dans une fiole d'essence, de manière à rendre l'essence vénéneuse et le poison délicieux. Son erreur a été de sophistiquer ce qu'il aurait pu faire tout simplement, de traiter la littérature comme une mauvaise guerre où il faudrait constamment avoir un fleuret à la main et un stylet sous son habit. On assure qu'il passe son temps à colliger une foule d'armes défensives et offensives, de quoi accabler ceux qu'il aime aujourd'hui et qu'il pourra haïr demain, ceux qu'il déteste à présent et dont il veut se venger plus tard...

Louons en passant la perspicacité de ce Pontmartin si complètement oublié aujourd'hui.

§


En nous livrant «l'arsenal de ses vengeances», Sainte-Beuve a porté quelques coups durs à plusieurs de ses contemporains. Mais dans toute opération de ce genre, les armes se retournent en partie contre celui qui s'en est servi. Il devient trop aisé de mieux discerner, chez le grand critique, des traits de caractère qui l'éloignent des natures nobles. Que de fois, d'ailleurs, dans les Lundis, la passion intransigeante de vérité affichée par Sainte-Beuve ne faisait-elle pas songer à l'Arsinoé du Misanthrope cherchant un bon prétexte pour dire à Célimène tout ce qui pouvait lui être désagréable à entendre! Derrière le paravent de la vérité, on sentait bien que Sainte-Beuve poursuivait souvent de vieilles querelles, ce qui ne l'empêchait pas d'émettre des jugements pleins d'intérêt, car les choses humaines sont ainsi faites qu'on y devient perspicace avec beaucoup de sympathie et également perspicace avec de l'antipathie, de l'aversion et de la haine. J'ai souvent pensé que le critique le plus pénétrant serait celui qui serait capable d'éprouver pour une œuvre tour à tour de vifs sentiments d'amour et de vifs sentiments d'hostilité avec, par surcroît, l'étrange possibilité de faire intervenir son intelligence comme arbitre. Pareille chose est arrivée quelquefois à Sainte-Beuve!

Indiquer les éléments peu nobles de son tempérament est un devoir envers lui. Ne voulait-il pas que, dans tous les cas, on s'efforçât d'intégrer dans un portrait tout ce qui le fait participer à cette misérable nature humaine dont lui-même avait si piètre opinion? Ce Sainte-Beuve était ombrageux, susceptible, méfiant, pointilleux, et toujours plein de soupçons. Il se vantait d'avoir reçu le don fatal de lire dans le secret des âmes. Je crois que, dans le cours de la vie, il était plein de bonne volonté pour lire dans les esprits plus de continuité dans le malfaire qu'il n'en existait réellement. D'un geste à demi délicat à son égard, il concluait, avec un enthousiasme amer, à une persévérante mauvaise volonté. Ce bon déchiffreur d'âmes n'y lisait peut-être pas assez dans le commerce habituel de l'existence ce qui est de l'ordre de la nonchalance, du laisser-aller, de la légèreté, de l'oubli et de la paresse. Que de choses chez les hommes sont simplement de l'ordre de l'omission, alors que nous, imaginons des intentions méditées! Avec cela, quelle perpétuelle peur d'être dupe, petitesse qui, parfois, sur le plan intellectuel, se transmue en une qualité! Et quelle crainte de s'être prodigué pour des ingrats!

De l'envie? Il en eut plus que sa bonne part. Qu'il s'attendrisse sur lui-même en méditant le sort d'un La Bruyère qui voyait les grands emplois aux mains de gens bien inférieurs à lui, ou qu'il répète sur le triomphe de Lamartine, en 1848, le mot de Saint-Priest: «Cet homme aura bu le succès par tous les pores», on perçoit la jalousie et l'envie de celui qui n'a pas rencontré destinée à la hauteur de ses rêves.

Mais le principal est, chez Sainte-Beuve, une puissance de rancune dont la ténacité est bien digne de remarque. Le plaisir de la vengeance était pour lui une volupté savante et d'une infinie délectation. Je crois qu'il y a là un de ces mobiles secrets qui lui donnèrent invincible courage pour accomplir jusqu'au bout l'écrasant labeur dont il s'était chargé. Ne médisons pas trop de certains mobiles peu nobles de notre nature. Dans l'âme humaine, tout peut servir à tout. Et si l'on allait jusqu'au fond des mobiles qui ont présidé à la naissance des plus nobles entreprises, on reculerait souvent de dégoût et d'effroi. La ténacité dans la rancune, l'âpre goût de vengeance, joints à une intelligence déliée, peuvent mener un homme bien loin, même dans les réalisations et destructions d'ordre supérieur. Ce jeu de massacre de la plupart des grands écrivains de son temps, auquel Sainte-Beuve se livre avec entrain, n'est pas seulement, comme on aimerait le croire, un acte gratuit et de pure esthétique. On peut, dans tous les cas, discerner une cause de rancune très positive.

Un grief général de Sainte-Beuve contre les grands écrivains de son époque nous attire immédiatement. En 1837, au moment où les Pensées d'Août rencontrèrent un accueil vraiment «sauvage» qui brisa sa carrière d'écrivain créateur, des artistes comme Lamartine, Béranger et Vigny, qui avaient bénéficié d'articles de Sainte-Beuve, le laissèrent avec un parfait détachement couler à pic. Il ne leur pardonna jamais cet abandon. On aimerait un Sainte-Beuve poète plus dédaigneux du «battage» fait en sa faveur par ses amis. Cependant le grief n'est pas dénué de fondement. Pourquoi Béranger avait-il laissé croire à Sainte-Beuve qu'il le considérait comme plus poète que lui-même? Pourquoi un tel mutisme de Lamartine au jour de l'épreuve, puisqu'il avait écrit à Sainte-Beuve à propos des Consolations:
    ... Elles sont ravissantes. Je le dis et je le répète: c'est ce que je préfère dans la poésie intime. Que de vérité, d'âme, d'onction et de poésie! J'en ai pleuré, moi qui oncques ne pleure. Soyez en repos contre vos détracteurs: je vous réponds de l'avenir avec une telle poésie; croissez seulement et multipliez.
Et Vigny, quelle lettre où l'enthousiasme tournait à l'exaltation après la lecture des Poésies de Joseph Delorme! Oui, Sainte-Beuve a pu se croire abandonné et trahi de ceux qui devaient beaucoup à son activité critique et n'avaient pas ménagé leur admiration à ses talents de poète.

Derrière ce grief général, les griefs particuliers de Sainte-Beuve vis-à-vis de chaque écrivain seraient assez faciles à mettre en lumière. Lamartine? Celui-ci n'avait pas donné sa voix à Sainte-Beuve, candidat à l'Académie. L'Épître sur les Poésies de Joseph Delorme avait fourni des armes aux adversaires du poète critique. Enfin, dans Jocelyn, Lamartine lui avait pris le genre de poésie qu'il avait inauguré en France et qui consistait à chercher son inspiration dans la vie familière et ses humbles épisodes.

Hugo? On est bien renseigné sur l'aventure tragicomique par laquelle Sainte-Beuve fit prendre au glorieux poète visage de Sganarelle. Il y avait cependant une autre raison de haine. Intimement lié tout d'abord avec Hugo, Sainte-Beuve aurait voulu remplir à son égard même rôle que Boileau auprès de Racine. Mais le dur orgueil de Victor Hugo avait refusé de se laisser modeler au goût de Sainte-Beuve. Cette vaine tentative de «civiliser» le «jeune roi barbare», Sainte-Beuve ne la lui pardonna pas.

Balzac? Blessé d'un premier article de Sainte-Beuve, il avait refait Volupté et avait lancé contre Port-Royal le plus impitoyable des réquisitoires! Cousin? Un sait qu'il avait empiété sur les recherches de Sainte-Beuve, qu'il avait même profité de ses travaux sans le nommer, comme s'il eût voulu le laisser dans l'ombre. Villemain? Il s'était brouillé avec Sainte-Beuve à propos d'un article sur Fontanes où il était parlé de lui d'une manière insuffisamment louangeuse! Guizot? Mais nous n'en finirions pas. Qu'il nous suffise de savoir que, pour tous les grands écrivains du XIXe siècle si vivement flagellés par Sainte-Beuve, il se mêle toujours une rancune personnelle facile à saisir... Mais quel écœurement à voir ceux qui se donnaient au public pour des amants de l'idéal, des chasseurs de sublimes rêves et d'idées pures, vivre dans une atmosphère de mesquines querelles de dénigrement mutuel et de piètres jalousies!

§


Que le ton acerbe et le tour direct d'attaque révèlent dans les notes secrètes de Sainte-Beuve de personnels besoins de vengeance, c'est indéniable. Mais tant de rancunes si longtemps portées, sans qu'elles se fussent atténuées, décèlent au fond de son être une lourde nappe d'amertume.

On n'a point coutume d'explorer la sensibilité des critiques et des hommes d'idées; on le devrait. À leur insu même, elle se transpose souvent dans leur intelligence. Elle est fréquemment pour les hommes de méditation une atmosphère qui donne le ton général à leurs pensées. Elle est comme la lumière qui impose aux objets qu'elle enveloppe des valeurs nées de sa qualité même. Or, ce Sainte-Beuve qui se déclarait lui-même incapable d'aimer et de croire, qui s'attribuait d'ardents caprices plutôt que de vraies passions, était une âme d'une sensibilité extrême. Je crois même que cette sensibilité était d'une finesse singulière, et qu'elle ne fut jamais endurcie par une vie de volonté et de constant labeur. Elle révélait souvent quelque chose de féminin. Parmi les écrivains des temps romantiques, Sainte-Beuve était la sensibilité la plus nuancée, la plus complexe, la plus irritable au sens physiologique du mot. Une telle sensibilité fit de lui un «sybarite de délicatesse». Sur le plan esthétique en particulier, des impondérables le blessaient jusqu'au sang. D'imperceptibles dissonances dans les mots et des sentiments le mordaient profondément. Je crois que, même au sens physique de l'expression, les fanfares verbales de Hugo devaient lui faire mal à en crier. La surcharge romantique dans les sons et les couleurs devait le blesser, tels des yeux accoutumés à vivre dans une lumière tamisée et spiritualisée; devenus capables d'en discerner les plus subtiles variations et brusquement placés dans la coupante lumière de midi.

Toute sensibilité a pour zone favorable une tranche déterminée dans les intensités des sensations et des émotions. Celle de Sainte-Beuve se tenait dans la tranche des intensités faibles ou de multiples nuances imperceptiblement voisines l'impressionnaient et le blessaient. La zone de sensibilité où se tenaient. Hugo et Musset était une zone d'intensités plus fortes. Même de Musset et de ses cris poignants de passion, Sainte-Beuve disait: «En fait de passion, on ne discerne en ce temps-ci que les gens qui crient à se tordre les entrailles.» Le trop de relief des images de Chateaubriand lui était un heurt brutal sur ses nerfs délicats. Notez bien cette singulière finesse et cette irritabilité de la sensibilité chez un critique; n'oubliez pas comment les qualités de la sensibilité se retrouvent parfois dans l’intelligence elle-même, et vous comprendrez que si l'on fait à Sainte-Beuve une place à part dans la critique, il y a là autre chose qu'une question de méthode et même de justesse de jugement. Complexité des individus! Je m'aperçois que cette simple méditation sur Sainte-Beuve m'a déjà conduit à discerner chez lui la cœxistence d'éléments d'ordre assez grossier et d'éléments de la plus exquise finesse.

Avec une telle sensibilité, comme il était facile d'être profondément blessé dans habituel commerce de la vie! Et comme on devait souffrir des moindres manques de tact et de délicatesse! Comme on devait trouver «grossiers» les autres hommes dont la sensibilité n'était pas au même diapason! Et de fait, il faudrait envisager, pour la compréhension complète de l'âme révélée par les Cahiers intimes, ce qu’on pourrait dénommer: les souffrances de Sainte-Beuve. Je n'irai pas jusqu'à employer la formule un peu grandiloquente de Nietzsche: «Quel martyre la vie de ces hommes supérieurs, pour celui qui les a une fois pénétrés!» Cependant, à voir certains tressaillements et l'indicible accent de certaines confessions à demi-mot chuchotées, je me suis dit parfois: En vérité, que cet homme a souffert! — Le danger d'étaler pareilles souffrances intimes d'un penseur, c'est de lier à sa physionomie une attitude de pathétique romantique qu'il est bienséant d'éviter. Dès qu'on aborde tout ce qui touche à la sensibilité, en groupant en peu de pages ce qui fut de lui dans un large espace de temps et entrecoupé d'heures attiédies, de demi-satisfactions et de périodes doucement résignées, on donne trop de relief à cet élément pathétique. Il y faut toucher cependant.

Avec une sensibilité où toute souffrance d'un instant laissait après elle de longues écharpes d'amertume, embrasser au XIXe siècle la plus dure des carrières: celle d'homme de lettres, devait conduire à bien des froissements de cœur, à bien des meurtrissures renouvelées. La vraie, la totale vie d'homme de lettres du XIXe siècle, Sainte-Beuve la vécut jusqu'à l'accablement. Tout aussi bien que la vie de Théophile Gautier, l'existence de Sainte-Beuve nous révèle les souffrances d'un homme de lettres du XIXe siècle qui, suivant l'expression même de Sainte-Beuve, vit de sa plume comme «prolétaire littéraire».

Il fut d'abord déçu dans ses ambitions de poète. L'espoir tenace que la postérité réviserait son procès de poète malheureux ne le consolait que médiocrement. Comme on entend souvent dans les études critiques le gémissement caché de ce poète qui dut se résigner à «mourir jeune!

Critique dans divers journaux, Sainte-Beuve eut à souffrir d'être placé dans un milieu particulièrement choisi pour faire une trop directe et trop vive expérience des hommes et des réalités. Il nous conte qu'un jour, en 1834, au National, il avait voulu parler avec sympathie de Ballanche. Tous les fanatiques politiques du journal s'étaient alors déchaînés contre lui avec une intolérance brutale. Mal défendu par Armand Carrel qui posait cependant pour «l'homme juste», Sainte-Beuve avait senti dès cette époque que, la vie étant ce qu'elle est, l'unique refuge était pour lui «dans l'étude et dans la poésie intérieure».

Plus tard, lorsqu'il évoquait cet épisode significatif, il écrivait:
    Si, parmi mes lecteurs des dernières années, il en est qui se sont plu à relever chez moi des sentiments de méfiance et de scepticisme habituel, ils ne sauront jamais ce qu'il m'en a coûté et ce que j'ai eu secrètement à souffrir pour avoir porté dès l'abord toute ma sincérité et tendresse d'âme dans mes relations politiques et littéraires.
Son abondante production critique qui devait valoir à Sainte-Beuve la plus durable des gloires, combien de fois lui a-t-elle lourdement pesé! Cette étincelante série de Lundis meurtrit souvent ses épaules comme une croix. Il sent trop qu'au XIXe siècle l'écrivain qui, par tournure particulière d'esprit, est fait pour être goûté seulement d'une élite limitée, est condamné pour subsister au plus implacable des labeurs. Sans doute, il condamne comme outrée et dangereuse la thèse de Vigny dans son Chatterton, mais il en fait cependant l'application à lui-même:

Eh! sans doute, écrit-il, pour le poète, pour l'homme de lettres véritable, dans cette société où nous sommes, la tâche est rude, et il y a pour les talents plus d'une forme de suicide ou de demi-suicide. En vérité, à la bien voir, cette vie n'est qu'une suite de jougs; on croirait s'en délivrer en en changeant. À qui le dites-vous, aurais-je pu répondre tout le premier à M. de Vigny; poète à mes débuts, je l'ai trop éprouvé; j'y ai perdu de bonne heure non mon feu, mais mes ailes. Et combien d'autres que je pourrais nommer, esprits délicats, esprits légers, mis au régime de la corvée, en ont souffert comme moi et en souffrent encore.

Les meilleurs talents mis «au régime de la corvée» au siècle de tous les affranchissements, l'expression est vraiment piquante! Et comme on comprend que pour éviter le «régime de la corvée», des écrivains de premier ordre aient saisi les cymbales et la grosse caisse, puis tendu leurs escarcelles aux gros sous des lecteurs populaires.

Comme Sainte-Beuve a souffert de cette bizarre condition de l'homme de lettres moderne, ainsi faite qu'il n'est pas de milieu entre la grosse réussite largement monnayée et l'aride et constant labeur pour le pain quotidien! On imagine l'amertume de Sainte-Beuve à la vue de certains triomphes littéraires obtenus par l'appel aux grosses passions des foules, surtout lorsque l'écrivain était capable d'atteindre au grand et au délicat. Que de fois le regard de Sainte-Beuve se porta avec mélancolie vers cette époque de Louis XIV où les valeurs lui paraissaient mieux mises à leur juste place! Que de fois aussi il songe soupirant à ce XVIIIe siècle où l'homme de talent rencontrait de la société accueil affable, sympathique curiosité et possibilité de vivre sans être soumis au «régime de la corvée» et sans être contraint de se faire «industriel littéraire»!

Il y avait au fond de l'être de Sainte-Beuve un voluptueux, un épicurien qui eût aimé pratiquer les Lettres avec dévouement, mais aussi avec le désir d'en faire l'ornement et non l'accablement de la vie. À l'âge de cinquante ans, il écrit:
    ... En vieillissant, je n'arrive point à la quiétude; je trompe par le travail les heures et les soins, et encore trouvent-ils le moyen de se glisser dans les courts intervalles. Il me semble que j'ai manqué ma vie; mon idéal était quelque petite retraite à portée de la ville, comme qui dirait l'île Barbe, et là quelques vers, quelque beau travail de choix, non sans la conversation de temps en temps des poètes, des solitaires comme moi et des amis. Au lieu de cela, je suis, à presque cinquante ans, obligé de ramer sans interruption pour arriver à la petite et stricte indépendance dont j'aurai à peine le temps de jouir si j'y atteins... Mon seul plaisir est dans mon travail quand je m'y suis enfoncé tête baissée comme on s'enfonce dans un puits.
Ah! mon dieu, comme cette littérature du XIXe siècle est souvent marquée d'un pli de fatigue et d'un pli de souffrance! Et comme je crains que nos sociétés modernes n'aient à souffrir un jour ou l'autre de rendre pratiquement impossible l'idéal médiocre des âmes méditatives: un travail modéré et quelques loisirs pour le rêve, la pensée et la joie d'écouter son âme. Il faut ou périr ou se laisser prendre par ce tourbillon insensé qui vous impose une vie d'implacable travail, coupée çà et là de l'alcool brutal de plaisirs rapides et sans nuances. Mais ce Sainte-Beuve, qui se croyait «épicurien», l'était-il vraiment? Un véritable épicurien aurait l'audace, si rare aujourd’hui, de borner ses désirs aux plus inéluctables besoins de la nature humaine. Il dirait non à tous les appels de notre vie fiévreuse, préférerait vivre de quatre figues par jour plutôt que de se condamner aux travaux forcés de la littérature et, l'âme en repos, souriant de la folie générale, il se sentirait capable de discuter du bonheur avec les dieux. Je crois qu'on peut trouver dans notre monde moderne des stoïciens, des cyniques, des héros, des saints, des charlatans, tout ce que l'on voudra, mais de vrais épicuriens, non, mille fois non. Quelques épicuriens de bonne qualité ne seraient pas un mauvais remède aux folies de notre époque.

Même dans cette activité critique où Sainte-Beuve s'imposait avec évidence, que d'amertumes cachées! Il semble bien qu'au début de sa carrière, Sainte-Beuve se soit forgé en y mettant peut-être quelque secrète complaisance, mais avec sincérité cependant, des images idéales des talents qu'il cherchait à faire agréer par le public. Lorsqu'il les vit trahir par la suite la pure vision qu'il s'était d'abord formée d'eux, il éprouva grand désenchantement. Il souffrit d'avoir été abusé, d'avoir vu trop en beau la pitoyable nature humaine, il souffrit d'avoir été dupe de mirages. Il souffrit par exemple, en voyant la main séraphique du chantre d'Elvire tracer l'Histoire des Girondins, et mirer le clair de lune des Méditations dans les flaques de sang de la Révolution.

Même en acceptant de bon cœur sa tâche écrasante de critique, il souffrit, ce Sainte-Beuve, de ne pouvoir réaliser, vis-à-vis des Lettres, une haute mission dont il avait le désir et l'ambition. Malgré des coins de nature peu nobles, Sainte-Beuve avait cependant un indéniable sens de la grandeur dans l'ordre littéraire. Il rêvait souvent d'une société où la littérature serait reconnue comme force estimée et tirerait les esprits des hommes vers toutes les choses fines et délicates qui peuvent faire l'ornement d'une civilisation toujours menacée par la bassesse originelle de l'homme. Il aurait voulu que, vis-à-vis de cette littérature, le critique eût plus d'autorité, d'abord pour éclairer les artistes sur eux-mêmes, ensuite pour refréner toutes les formes de l'arrivisme et du charlatanisme. D'une manière à vrai dire un peu arrangée, il se représentait le rôle de Boileau par rapport à la littérature du XVIIe siècle. Voyez-le s'exprimer sur ce point et voyez comme, en parlant de Boileau, Sainte-Beuve révèle une de ses ambitions les plus vivaces:

Sans Boileau, et sans Louis XIV qui reconnaissait Boileau comme son contrôleur général du Parnasse, que serait-i1 arrivé? Les plus grands talents eux-mêmes auraient-ils rendu également tout ce qui forme désormais leur plus solide héritage de gloire? Racine, je le crains, aurait fait plus souvent des Bérénices; La'Fontaine moins de Fables et plus de Contes; Molière lui-même aurait donné davantage dans les Scapins, et n'aurait peut-être pas atteint aux hauteurs sévères du Misanthrope. En un mot, chacun de ces beaux génies aurait abondé dans ses défauts. Boileau, c'est-à-dire le bon sens du poète critique, autorisé et doublé de celui d'un grand roi, les contint tous et les contraignit, par sa présence respectée, à leurs meilleures et à leurs plus graves œuvres. Savez-vous ce qui de nos jours a manqué à nos poètes si pleins à leur début de facultés naturelles, de promesses et d'inspirations heureuses? Il a manqué un Boileau et un monarque éclairé, l'un des deux appuyant et consacrant l'autre. Aussi ces hommes de talent, se sentant dans un siècle d'anarchie et d'indiscipline, se sont vite conduits à l'avenant; ils se sont conduits, au pied de la lettre, non comme de nobles génies ni comme des hommes, mais comme des écoliers en vacances. Nous avons vu le résultat.

Qu'il y ait dans ce morceau, écrit en 1852, quelque illusion sur le rôle de Boileau au XVIIe siècle et beaucoup d'illusions sur l'influence que peut exercer la critique, j'en suis persuadé. Je vois mal des écrivains dociles à la critique au point que rêvait Sainte-Beuve, et peut-être la sagesse, pour un écrivain, consiste-t-elle souvent à se défier de la direction que lui indiquent les critiques; cette direction étant fréquemment celle qui lui ferait tourner le dos à son originalité pour le ramener sur les grandes routes trop fréquentées. Mais Sainte-Beuve souffrit certainement quand il dut se résigner à exercer sa fonction de critique sans la mettre au service de quelque chose de grand. Un moment sous le second Empire, il espéra «coordonner» son activité critique avec «un grand mouvement social». Il fut froissé de s'être fait illusion sur les possibilités du régime impérial.
    J'ai regretté, dit-il…, de ne pouvoir aider à rien de grand et de ne pas sentir le souffle élevé régnant dans l'air enflant de conserve toutes les voiles, les petites comme les grandes.
Faut-il ajouter que s'il connut des amertumes dans sa vie d'homme de lettres, Sainte-Beuve souffrit aussi du conflit entre une sensibilité restée de tour chrétien, toujours prête à tressaillir aux appels mystiques, et une intelligence positive qui tendait à lui faire considérer la vie comme un épisode de néant perdu dans l'infinité d'un monde aveugle? Faut-il ajouter que l'homme lui-même, dans sa carrière d'homme, connut de multiples déceptions? Ce voluptueux, dont toute la jeunesse fut un appel «à la Passion Sacrée», fut agréé seulement de Mme Victor Hugo et pouvait se faire à lui-même la triste confidence d'avoir été «l'homme le plus refusé en amour». Il portait enfin en son cœur une bonne gamme de sentiments bourgeois que la vie durement froissa. Il rêva souvent les joies sûres et modérées de la famille. Il plaignit, dans Chamfort, l'âcre humeur à laquelle le célibat finit par conduire les hommes d'esprit. Il gémit plus d'une fois de n'avoir pu fonder un foyer et de n'avoir pas autour de lui la vue d'enfants pour qui se dévouer. Cet esprit si délicat s'attrista plus qu'on ne le croirait de n'avoir pas réalisé un banal rêve de bonheur familial.

Toutes les tendances refoulées de notre sensibilité agissent d'une manière ou d'une autre sur notre tour d'esprit. Peut-être Sainte-Beuve trouva-t-il de singulières consolations à chercher dans l'être secret des écrivains de son temps toutes les bassesses et toutes les tares. Car il est des sensibilités qui se font d'âpres joies en quêtant dans le monde tout ce qui peut les confirmer dans leur amertume. Les blessures de sensibilité aiguisent d'ailleurs les dons d'observation et poussent à regarder la vie en arrachant tous les voiles d'illusion. Ses dons d'observation de «moraliste», La Bruyère dut les acquérir au prix de multiples déchirures. L'observateur aigu et cruel de l'humanité qu'il est possible de percevoir chez Sainte-Beuve a acquis beaucoup de ses dons pénétrants par les froissements mêmes de la sensibilité. Au fond, d'ailleurs, qu'est-ce que Sainte-Beuve, sinon une sorte de La Bruyère qui, sous des masques individuels, peint à sa manière les caractères de son temps et de tous les temps? Quoi d'étonnant si nous découvrons au fond de lui-même l'amertume de La Bruyère, rançon du talent de connaisseur d'âmes, dans un monde où tout talent doit se payer beaucoup plus cher qu'il ne vaut.

§


De personnels désirs de vengeance, l'amertume concentrée aie fond de l'âme ont poussé Sainte-Beuve à observer avec cruauté les écrivains de son temps. Comme on se tromperait cependant si l'on ne voyait dans ses jugements que les fruits de la haine et des mouvements de sensibilité! Quand un critique comme Sainte-Beuve laisse s'exprimer pour le public une affirmation, même née de la colère ou de la rancœur, soyez certain que l'intelligence a assumé la responsabilité du jugement. En réalité, les blessures de Sainte-Beuve n'ont fait que l'inciter à pousser jusqu'au bout, mais dans leur direction même les tendances de son intelligence et de sa méthode critique.

En gros, on peut dire que souvent Sainte-Beuve tend à nous faire réviser nos jugements sur les œuvres des temps romantiques en nous imposant la pensée que les vices, les travers, les défauts des hommes qu'il a pu observer, doivent se retrouver d'une manière plus ou moins visible dans leurs ouvrages. Il intercale entre les œuvres et nous sa connaissance approfondie des individus qui les créèrent, pour modifier notre jugement sur les «fruits» en nous faisant mieux examiner les «arbres» qui les portèrent.

Or, réfléchissons-y. Cette tendance à ne plus se contenter d'une méditation de l'œuvre pour la goûter; mais à chercher l'homme derrière son œuvre est, en même temps qu'un fait considérable pour la transformation de la critique, une attitude d'esprit liée au mouvement romantique. Le romantisme tend à transformer tous les genres de confessions directes ou indirectes. On se confesse dans le drame, on se confesse même dans le roman. Chateaubriand avait dit: «On ne peint bien que son propre cœur en l'attribuant à d'autres.» Et de fait, il s'était peint dans Eudore tout aussi bien que dans René. Engagé dans cette voie, le Romantisme tendait donc à voir, dans les œuvres de tous les temps, des confessions franches ou déguisées. Mais si tout livre se ramène à une «confession», n'est-ce point dans l'écrivain lui-même qu'on trouvent la clef de son œuvre? L'intuition était géniale. Elle comportait aussi des dangers. Car la misère de l'esprit humain est telle que toute vue pénétrante de nos intelligences, toute invention d'une ingénieuse méthode, nous apportent tout à la fois de nouvelles vérités et de nouvelles erreurs.

Remarquez encore qu'avec la mentalité romantique, les écrivains ne se donnent plus pour des amuseurs du public, pour des esprits aptes à disposer des fictions agréables; ils se donnent pour des hommes de vérité qui s'expriment en pleine sincérité et comme chargés de je ne sais quelle mission divine. Quelle tentation pour le critique du temps, de chercher avec curiosité la réalité qui se dissimulait derrière toutes les déclarations de parfaite loyauté et d'entier dévouement à la vérité!

Face à des écrivains qui se confessaient dans leurs œuvres, comment le critique eût-il résisté à la tentation de ne pas les confesser un peu plus qu'ils ne l'auraient eux-mêmes désiré? Sainte-Beuve assuma ce rôle vis-à-vis de ses contemporains. Il explore avec avidité leur moi où ils l'ont incité à jeter un regard curieux. À tout instant, ce Sainte-Beuve semble dire aux écrivains de son temps: vous avez dit ceci de vous; pardon, vous oubliez encore cela. Vous nous détaillez, majestueux Chateaubriand, le voyage que vous êtes allé faire en Palestine, poussé par le plus pieux des desseins. Très bien. Vous nous parlez de votre passage à Grenade, mais ici votre confession est incomplète. Autre chose que l'amour divin vous fit passer par cette ville. «Puisque vous prétendiez nous raconter toute votre vie, ô pèlerin, pourquoi ne pas dire à quelle fin vous alliez ce jour-là, tout exprès, à Grenade? Y dussiez-vous perdre un peu comme chrétien, comme Croisé ou comme personnage de montre, vous y gagneriez, ô Poète, comme homme et vous nous toucheriez.» Vous nous dites, ô Lamartine, à toutes les lignes de votre œuvre votre naïf contentement de vous-même et vous vous proposez de vous faire admirer sous toutes les faces de votre caractère et de votre vie. Achevons pour vous la confession:

Lorsque, dans sa belle réponse de tribune, M. Guizot a dit dédaigneusement à Lamartine: «Mais d'où venez-vous?» je suis sûr que Lamartine, si son cœur avait parlé, aurait répondu à l'instant: «Je descends du ciel où j'étais assis à la droite de mon Père, et qui plus est: je suis mon Père lui-même.»

La manière critique de Sainte-Beuve est l'envers de la littérature romantique elle-même. L'écrivain se confesse avec complaisance, le critique le confessera à son tour avec une égale complaisance. Plein de zèle, il avouera, pour lui, tout ce que les plus sincères des hommes ne veulent pas voir d'eux-mêmes. Pour parler net, je trouve cela assez réjouissant. À côté de tous ces écrivains romantiques, avides de jeter à l'immortalité les moindres parcelles de leur moi, un dieu moqueur a pris soin de placer un des meilleurs et plus méchants accoucheurs d'âmes, je dirais même une sorte de confesseur satanique, et cela nous incite à penser que l'humour et l'esprit ne sont pas absents de la création. Sainte-Beuve alla si loin dans cette tendance à passer de l'œuvre à l'homme qu'il finit par avouer.

Il me devient presque impossible d'écrire sur les principaux auteurs du temps; j'en suis depuis longtemps à juger, non plus leurs ouvrages, mais leur personne même, et à tâcher d'en saisir le dernier mot. Ce genre d'observation touche de trop près à l'homme pour être imprimé de notre vivant.

Ainsi, désir de vengeance, blessures de la sensibilité, ne suffisent pas à expliquer l'attitude prise par Sainte-Beuve vis-à-vis des grands écrivains romantiques. Un autre élément commence déjà à porter la question sur le plan intellectuel. La logique cachée du mouvement romantique entraînait tout naturellement le regard du critique à passer de l'œuvre à la personne de l'écrivain, à y pénétrer curieusement et à établir, pour ainsi dire, un perpétuel contrôle de l'œuvre par l'étude de l'homme même qui l'avait créée. Les grands romantiques victimes du mode critique de Sainte-Beuve sont en réalité victimes du tour nouveau que la nature «personnelle» de leurs œuvres imposait à la critique. L'élément de hasard, ce fut pour eux de rencontrer, sur leur chemin, un homme qui, né «moraliste» et blessé par la vie, apporta, à l'étude des caractères individuels, même acuité et même amertume qu'un La Bruyère avait jadis apportées à l'examen des caractères généraux. Il nous est ainsi possible d'approcher de Sainte-Beuve par cette première approximation: cet implacable ennemi des grands romantiques est le fils direct du mariage le plus bizarre: l'esprit amer et psychologique des moralistes du XVIIe siècle d'une part, la mentalité romantique elle-même, d'autre part. On pourrait dire encore que le romantisme, en affirmant le caractère «personnel» de toute œuvre, tendait à orienter le critique vers l'étude psychologique de l'écrivain. Et, pour son grand dam, le romantisme rencontra son critique dans la personne d'un héritier de nos grands moralistes.

§


Il est aisé de voir que Sainte-Beuve a pesé avec lucidité les risques de son entreprise de vengeance. Il a senti qu'en jetant à terre les grandes réputations qu'il avait contribué à fonder, il risquait de périr avec elles. Mais tout bien examiné, lorsqu'il eut acquis la certitude que son siècle, parti avec de grands espoirs, ne serait qu'une «brillante chose d'ordre secondaire», il voulut apparaître à l'avenir comme le juge perspicace par excellence. Peut-être se vit-il assez souvent trônant sur les ruines de la littérature de son temps, en qualité d'homme de jugement égaré dans une génération qui en était dépourvue.

Or, Sainte-Beuve en était arrivé à cette pensée obsédante et en lui perpétuellement ravivée, que les écrivains de son époque partis pour la gloire avec de beaux dons naturels, avaient mésusé de ces dons par suite de la condition même de l'homme de lettres au XIXe siècle. Il en était arrivé à penser qu'obligés de songer perpétuellement à l'effet, à la mise en scène, au bruit à maintenir autour de leurs noms et tentés de plus en plus par le désir de flatter les instincts de la multitude dispensatrice de la gloire et du profit, les grands écrivains de son temps s'étaient en partie transformés en charlatans.

Parlant de la parfaite probité de Littré, il écrivait dans un de ses Lundis: «Dans ce XIXe siècle, qui sera réputé en grande partie le siècle du charlatanisme littéraire, humanitaire, éclectique, néo-catholique et autres, et où généralement c'est à qui fera le plus valoir sa marchandise, ces sortes d'hommes originaux et singuliers sont une exception criante.» Sainte-Beuve s'est bel et bien assigné la tâche ingrate de démasquer, dans la plupart des écrivains de son temps, un élément de charlatanisme. Il le fit avec quelques ménagements dans ses articles, avec brutalité dans ses notes secrètes..

En même temps qu'il donnait satisfaction à de basses rancunes, il se disait loyalement: je me dévoue à la vérité, je suis l'homme de vérité par excellence. Et je crois qu'à son point de vue, il avait quelque droit à se rendre ce témoignage. Tant il est vrai que tout geste humain est une apparente unité, faite d'une multiplicité d'éléments fort différents! Mais qu'il est difficile de travailler en pleine pâte humaine. Et comme l'expression simplifie et grossit ce qui devrait s'apercevoir comme un chatoiement rapide en liaison avec d'autres chatoiements impalpables et complexes. Qui dira ce qu'il peut y avoir dans le noble dévouement de la vérité de choses d'ordre vil? Qui nous parlera pertinemment de la comédie de cet appétit de vérité qui est peut-être le meilleur de l'homme? Quels secrets désirs de destruction et de vengeance peut-il à l'occasion cacher en ses profondeurs?

Oui, l'homme de vérité qui vivait au fond de Sainte-Beuve était d'accord avec l'homme de vengeance et d'envie pour arracher le masque à ceux que le critique avait cru voir plus ou moins glisser sur la pente du charlatanisme 1.

Une lettre du 9 mai 1863, consacrée au cas Villemain, nous éclaire à fond cette intention générale de Sainte-Beuve. Nous donnons ce texte parce qu'il est capital, parce que tous les termes en doivent être médités et qu'il va nous préparer à pénétrer dans un instant au cœur de la méthode de Sainte-Beuve:
    Voilà trente-cinq ans et plus que je vis devant Villemain, si grand talent, si déployé et pavoisé en sentiments généreux, libéraux, philanthropiques, chrétiens, civilisateurs, etc...; et l'âme la plus sordide, le plus méchant singe qui existe! Que faut-il faire en définitive? Comment conclure à son égard? Faut-il louer à perpétuité ses sentiments nobles, élevés, comme on le fait invariablement autour de lui, et comme c'est le rebours du vrai, faut-il être dupe et duper les autres? Les gens de lettres, les historiens et prêcheurs moralistes ne sont-ils donc que des comédiens qu'on n'a pas le droit de prendre en dehors du rôle qu'ils se sont arrangé et défini? Faut-il ne les voir que sur la scène et tant qu'ils y sont? Ou bien est-il permis, le sujet bien connu, de venir hardiment, bien que discrètement, glisser le scalpel et indiquer le défaut de la cuirasse? de montrer les points de suture entre le talent et l'âme? de louer l'un, mais de marquer aussi le défaut de l'autre, qui se ressent jusque dans le talent même et dans l'effet qu'il produit à la longue? La littérature y perdra-t-elle? c'est possible, la science morale y gagnera. Nous allons là fatalement. Il n'y a guère de question de goût isolée. Quand je connais l'homme, alors seulement je m'explique le rhéteur, et cette espèce de rhéteur la plus habile de toutes, qui se pique de n'avoir plus rien du rhéteur.
Notez en passant que ce texte vous fait entrevoir comment la critique chez Sainte-Beuve est passée du plan où travaille le critique sur le plan où opère le moraliste. Mais pour l'instant, j'en retiens ce seul dessein de Sainte-Beuve: il veut pour l'avenir démasquer en Villemain un comédien (un «charlatan», dit-il le plus souvent) et il laisse entrevoir même dessein pour d'autres écrivains. Et de fait, l'intention affichée ici pour Villemain vaut pour d'autres contemporains de Sainte-Beuve.

Chateaubriand? La question à se poser sur lui est de savoir dans quelle mesure «l'enchanteur» est un «imposteur». Le manque de vérité n'est pas compensé par le talent, et toute cette œuvre brillante, — René mis à part, — périra par son caractère «factice». Lamartine? Grisé par le succès, dévoré d'ambition et de besoins d'argent, le poète des Méditations a bien vite quitté les nuées pour se faire comédien, et Sainte-Beuve de le définir «le premier des charlatans politiques et des industriels littéraires». La manière dont le plus céleste des poètes monnayait son talent avait le don de faire tomber Sainte-Beuve en stupeur. Il lui reprochait de s'être trahi lui-même, d'avoir cherché le succès en avilissant son génie et en faisant de sa muse une «racoleuse des masses».

N'insistons pas sur Pierre Leroux, qui fit un instant route avec Sainte-Beuve et qui embrassa par la suite la carrière de Dieu, alors que Sainte-Beuve se contentait de celle de bibliothécaire. Il n'est là qu'un banal «chalatan» du XIXe siècle. Cueillons au passage quelques louanges charmantes à l'adresse de Béranger «homme calculé», «faux bonhomme», type même du «comédien qui ne fait rien que par rapport à son rôle». Le voilà lui aussi mis en bonne place parmi les charlatans. Quant à Cousin, son cas est si évident qu'il serait malséant de s'y attarder. «Cousin a beau faire: il n'est après tout qu'un charlatan de talent et un étourdi de génie.» À lui aussi l'épithète de «comédien» et ce titre qui est une vraie trouvaille, «Phédon-Scapin!». Il serait bien étrange que Balzac, la «bête noire» de Sainte-Beuve, fût omis de la liste des grands charlatans du XIXe siècle. C'est lui que Sainte-Beuve nous montre conquérant patiemment et méthodiquement sa clientèle «infirmité par infirmité», et c'est à son adresse qu'il avait décoché à la fin du premier tome de Port-Royal, si cruellement bafoué par Balzac, cette phrase brutale: «Il y a toujours à distinguer, pour ne pas être dupe, entre l'école des vrais grands esprits et l'école des grands farceurs.» Michelet? Le mot de charlatan n'est pas prononcé à son intention, mais c'est tout comme. Son art de «ressusciter» les morts d'un coup de baguette magique semble bien suspect à Sainte-Beuve et, à cet historien-thaumaturge, le critique glisse, à travers quelques fausses louanges, cette phrase de fiel: «On voulait être un Christ, on n'est qu'un Simon le Magicien ou un Apollonius de Tyane; on frise le Cagliostro.» Cagliostro ou charlatan, que préférez-vous?

Mais je crois que dans l'esprit de Sainte-Beuve, c'est à Victor Hugo qu'il aurait décerné, avec le zèle le plus amer, la palme du charlatanisme. Il faut croire que ce charlatanisme de Hugo atteignait des raffinements inouïs, car Sainte-Beuve mit de longues années à le découvrir:
    Je ne puis le démasquer comme charlatan, sans m'accuser moi-même d'avoir été bien simple. «C'est un homme, me disait Molé, qui calcule tout ce qu'il dit, jusqu'au bonjour.» Et il était comme cela dès l'âge de seize ans; mais moi, je croyais d'abord à ses paroles. Je ne crois pas qu'il y ait homme à qui il coûte moins de mentir.
Il est vrai que Lamartine est défini lui aussi «le moins franc, le plus menteur des hommes; sa parole ne compte pas; il l'oublie, la retire, la mément...».

O critique qui avez en vous tant de multiples qualités et dont l'âme est si complexe qu'au prix de la vôtre, celle de Renan lui-même me paraît simple, comme j'ai peur qu'avec toute votre acuité d'observation, toute votre perspicacité de déchiffreur d'âmes, comme j'ai peur que vos exactes mesures des poètes ne vous trompent quelquefois sur leur compte! Comme je tremble qu'où vous voyez machiavélisme, il ne faille lire parfois ingénuité!

J'ai beaucoup pratiqué le réel, ou plutôt le réel m'a roulé dans ses plis comme un galet incessamment saisi par les vagues sur la grève et j'ai vu, de mes yeux vu, que dans la vie on peut être dupe sur les hommes de deux manières: lorsqu'on manque d'expérience sur leur compte et aussi lorsqu'on est trop averti sur eux. La réalité réserve de subtiles duperies à ceux qui la connaissent en tous ses replis et surtout aux esprits mûris qui, après avoir trop souffert des hommes, ont la sensation de les connaître à fond. Le dieu moqueur veille partout et, quelles que soient les précautions prises, c'est la loi ici-bas d'être toujours dupe.

Dès 1840, Sainte-Beuve acquiesçait pleinement aux doctrines de La Rochefoucauld. Il croyait tenir la clé de l`âme humaine. Hélas, on ne la tient jamais. Il serait trop beau qu'un homme ait pu forger le passe-partout à crocheter toutes les âmes.

Je crois que Sainte-Beuve a trop regardé ses contemporains à travers la théorie de La Rochefoucauld. Et cela l'a conduit à ne voir autour de lui que natures malignes et froidement calculatrices. Ce qui est mouvement de sensibilité, jaillissement de passion, élan irrésistible, geste non prémédité, impulsion spontanée jaillie des obscures profondeurs, — tout cela échappe si l'on se fait trop fidèle disciple de La Rochefoucauld. Sainte-Beuve considère les écrivains de son temps, à travers ses haines et ses amertumes, il y joint par surcroît la théorie de La Rochefoucauld; pour le coup, c'en est trop.

Mais surtout pour observer une certaine famille d'écrivains, il manquait à Sainte-Beuve le sens des natures imaginatives. Cet homme, qui a la réputation de tout comprendre, est toujours déconcerté dès que la fée Imagination entre en jeu. Dans toute la force du terme, il ne comprend pas. Où se manifestent des jeux spontanés d'imagination, il soupçonne toujours du charlatanisme, du mensonge, du bluff ou de laborieuses et bizarres combinaisons intellectuelles. Comme tous ces termes de véracité et de mensonge, de comédie et de calcul sont impropres, appliqués à des visionnaires qui ont pour connaissance d'eux-mêmes le rêve perpétuellement recréé d'eux-mêmes, et pour connaissance du monde le mirage qui dans l'instant présent se glisse entre eux et le réel! Et puis, tous ces jeux littéraires et artistiques, Sainte-Beuve ne les prend-il pas trop au sérieux dans un Univers qui, pour le sérieux, semble laisser beaucoup à désirer? Oui, c'est cela. À sa manière, Sainte-Beuve a été touché d'une des plus tristes maladies de son siècle: l'excès de sérieux.

Mais n'insistons pas davantage sur ce point. Je n'ai nul souci d'imposer un «jugement» à mes lecteurs, je lève pour eux des questions et des points de départ de méditation et, là-dessus, qu'ils tranchent selon leurs goûts propres! J'aime les problèmes pour eux-mêmes et leur solution m'est assez indifférente. Revenons à Victor Hugo et à cette palme du «charlatanisme» que Sainte-Beuve lui attribuait avec complaisance. Chez Victor Hugo, Sainte-Beuve discernait un tempérament de rhéteur, de déclamateur et de courtisan de la popularité. Victor Hugo ayant trop bien triomphé se serait pris lui-même à ses propres déclamations et à son propre charlatanisme: «À force d'être charlatan et déclamateur, Hugo a fini par croire à ses propres phrases: il y a été pris.»

Je ne cherche pas dans quelle mesure Sainte-Beuve a vu juste et dans quelle mesure il s'est trompé. Je veux simplement mettre ce fait en relief: Non, des rancunes particulières, non, de secrètes amertumes ne suffisent pas à expliquer ce «torpillage» des écrivains romantiques. Il y a bien chez Sainte-Beuve une conscience éprise de vérité dans l'art, qui a tenté de signaler dans la littérature de son temps un manque foncier de sincérité et de soumission au vrai:

Charlatanisme! il en faut, je crois, écrivait-il, dans la politique, dans l'art de gouverner les hommes. Napoléon disait un jour à propos de charlatan: «Charlatan tant que vous voudrez, mais où n'y en a-t-il pas? Corvisart est charlatan, et pourtant si votre femme ou votre fille est malade, vous appellerez bien vite le charlatan Corvisart.»Oui, mais dans l'ordre de la pensée, dans l'art, c'est la gloire et l'éternel honneur que le charlatanisme ne pénètre pas, c'est ce qui fait l'inviolabilité de cette noble partie de l'homme.

C'est de cet angle qu'il faut considérer les Lundis et la volonté de «juger» qui s'y affiche avec décision. Dans ces Lundis, il est en effet deux sortes de critiques: une critique de mouvement qui essaie (d'une manière bien molle et bien gauche d'ailleurs) d'aller vers l'avant avec les volontés sincères de renouvellement, et une critique de résistance au Romantisme grandiloquent et dénué de souci du vrai. C'est en ce sens que Sainte-Beuve pouvait définir ainsi sa critique: «Nous sommes revenus à une de ces époques où l'on sent très bien que la critique, celle même qui se bornerait à résister au faux et au déclamatoire, aurait son prix.» Dans cette lutte contre l'emphase romantique, ce n'était pas seulement en homme de goût qu'agissait Sainte-Beuve, mais surtout en homme de vérité, qui redoutait de voir chez les écrivains de la famille de Lucain le mensonge se dissimuler sous la boursouflure. «Tant d'emphase s'accorde très bien à recouvrir les ruses, le charlatanisme et les mensonges.» Pour bien comprendre l'attitude de Sainte-Beuve vis-à-vis du romantisme, il serait peu juste de se représenter un Sainte-Beuve d'abord romantique se retournant soudain contre ses tendances de jeunesse. Il affirma toujours sa fidélité à un premier romantisme qui était tendance au naturel et expression loyale du plus intime de l'âme. Il n'agréa jamais un second romantisme à grand tintamarre, tendu vers les gros effets et sacrifiant la vérité au désir d'éblouir à tout prix. Quand on discute sur le Romantisme, il est assez vain de se déclarer pour ou contre le Romantisme en général, puisque le mot romantisme est une sorte de pavillon qui couvre des choses tout à fait différentes et même contradictoires. Pour mon compte propre, je serais bien incapable de dire si je suis pour ou contre le romantisme, vu la diversité des choses que me cache ce mot vague. Songeons que le roman Volupté écrit par Sainte-Beuve peut être donné comme le type le plus pur du roman romantique, si l’on entend par romantisme la tendance à atteindre le plus intime de son âme, le désir de confesser avec une légère transposition d'art un épisode de sa vie particulière, le goût pour un certain mélange de mysticisme, de sensibilité et de rêverie. Et songeons que le même roman peut être donné comme l'écrit le moins romantique si l'on entend par romantisme l'orgie de pittoresque, le bariolage des couleurs, le voyant de l'expression, l'exagération des mots par rapport à leur contenu, un certain tour théâtral, le souci de la mise en scène, la perpétuelle transformation imaginative de la réalité et la volonté de frapper des coups violents sur les nerfs et l'esprit du lecteur.

À une critique impartiale et patiente de nous dire dans quels cas Sainte-Beuve a dénommé «charlatanisme» les jeux de cette faculté Imagination qu'il n'a cessé de combattre, frappant tantôt sur ses outrances, tantôt sur ses manifestations les plus curieuses et les plus intéressantes.

Il faudra voir aussi dans quelle mesure des esprits scolaires comme Villemain et Cousin furent des charlatans. Peut-être faudra-t-il remarquer que de tels esprits voguent dans le conventionnel comme dans leur atmosphère naturelle. Lorsque Cousin dissertait avec éloquence sur «le Vrai, le Beau et le Bien», je ne lui aurais pas dit avec Sainte-Beuve: «Vous êtes un charlatan qui abusez de la crédulité de votre public», je crois que je lui aurais dit simplement: «Vous êtes un mort qui, parmi les vivants, dissertez sur des fantômes.»

Quoi qu'il en soit, Sainte-Beuve nous oblige à poser l'éternelle question du romantisme, question protéique par excellence, de cette nouvelle manière: En quel sens et dans quelle proportion la littérature dite romantique enveloppe-t-elle un élément de charlatanisme?' De quelle façon les conditions mêmes de la littérature du XIXe siècle ont-elles incité telles natures créatrices bien douées à céder au charlatanisme?

Je ne sais quelle réponse apportera l'avenir, je me borne à dégager le problème posé par Sainte-Beuve.

§


Pour juger en toute connaissance de cause des attitudes prises par Sainte-Beuve vis-à-vis des écrivains de son temps, il faut comparer la méthode qu'il leur appliquait à celle qu'il appliquait à nos classiques. En apparence, différence radicale. La réalité est un peu plus complexe.

Il y avait, dans la méthode même de Sainte-Beuve, une forte tendance à passer de l'étude de l'œuvre à celle de son auteur et à conclure sur l'œuvre en tenant grand compte de l'homme même qu'elle reflète. Je me demande si, poussée à fond, la critique de Sainte-Beuve n'arriverait pas à des résultats assez singuliers, même pour nos œuvres classiques. Placé durant trente ans auprès d'un Racine, d'un Boileau, d'un Molière ou d'un Bossuet, épiant tous leurs gestes, tous les secrets de leurs caractères individuels, un Sainte-Beuve, persuadé que toutes les défaillances des caractères doivent se retrouver dans les œuvres, aurait-il parlé avec tant de respect et de sereine compréhension (je ne dis pas profondeur) de nos œuvres classiques?

Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre, dit-on. Je me demande jusqu'à quel point il resterait des grands hommes si, dans tous les cas, Sainte-Beuve avait eu loisir de les observer à fond. Son observation de l'homme réel le poussait à penser que tout homme portait en lui son bon lot de vices et de bassesses. Dès 1840, Sainte-Beuve s'était transformé en un étrange «amateur d'âmes» qui, en qualité de bon connaisseur de l'homme, désirait passionnément saisir dans les esprits ce qui constituait le contraire de leur grandeur et les intégrait dans la commune, grossière et mauvaise humanité. Même dans ce Port-Royal entrepris avec tant de sympathie, la tentation de découvrir, derrière les hauts faits de ces âmes sublimement chrétiennes, les petites vilenies de la commune humanité, se manifeste. Il recueille l'anecdote de Tallemant des Réaux racontant que les Arnauld savaient faire obtenir des brevets de pension à leurs enfants «à la bavette», pour récompense des services qu'ils auraient déjà rendus. Il conte que les parents de la mère Angélique lui firent décerner le titre d'abbesse à l'âge de dix ans et demi, en accusant mensongèrement l'âge de dix-sept ans. Il conte qu'au jour où elle eut quinze ans, son père lui fit signer par surprise un papier écrit à dessein d'une manière illisible et par lequel elle renouvelait ses vœux. Il nous montre le même homme faisant régulariser le titre d'abbesse accordé à sa fille, en invoquant qu'elle allait établir la clôture à Port-Royal, alors que lui-même était décidé à s'y opposer de toutes ses forces. Et Sainte-Beuve d'écrire: «Nous suivons jusqu'au bout cette singulière duplicité de conduite chez un si honnête homme.» Et lui de se ranger à l'opinion des Jansénistes qui voyaient dans la nature humaine «éternelle corruption du cœur à surveiller et à guérir».

Lorsque des documents inédits viennent apprendre que ce charmant Vauvenargues tout de délicatesse et de noblesse, ayant eu besoin de deux mille francs, les demanda à M. d'Oraison en lui offrant comme compensation, s'il ne pouvait rembourser son emprunt, d'épouser une de ses filles au bout de deux ans, Sainte-Beuve se divertit à voir cet écrivain exquis donner, tout comme Figaro à Marceline, «hypothèque sur sa personne». Il éprouve je ne sais quelle maligne joie à le voir sortir enfin du rang de sublime exception pour entrer dans la commune humanité.

Même pour les écrivains du passé, Sainte-Beuve avait donc tendance à étudier leurs personnes et à l'occasion manifestait un goût prononcé pour chercher leurs tares. Il voulait que le critique dessinât des portraits complets, en mélangeant qualités et défauts, et sans faire grâce des «verrues» du modèle.

Mais pour les écrivains d'autrefois, Sainte-Beuve rencontrait une tradition cristallisée qui lui imposait le respect. Il ne lui était guère possible d'observer minutieusement leurs personnes, un peu perdues dans le vague d'un lointain doré.

Passait-il aux contemporains, il pouvait à loisir observer toutes les «verrues» et, comme il les regardait au télescope, les plus minces tendaient à devenir, par rapport à l'ensemble du personnage observé, des difformités. Ce fut le cas pour Vigny, légèrement marqué par la verrue «fatuité» et par la verrue «pédantisme». Sainte-Beuve les regarda avec des verres si grossissants qu'elles devinrent, à ses yeux, l'essentiel de Vigny, transformé ainsi en une sorte de personnification de la sottise, en vrai personnage de farce.

Armé de son télescope à verrues, si Sainte-Beuve avait pu observer trente ans la famille Arnauld, l'histoire de Port-Royal en eût été probablement modifiée.

Il y avait chez Sainte-Beuve un moraliste qui croyait à la méchanceté foncière de l'homme; il y avait chez lui un critique que prétendait retrouver dans l'œuvre l'individu qui la créait; comment donc aurait dû conclure en tous cas le critique-moraliste qu'était en définitive Sainte-Beuve s'il eût toujours été parfaitement logique avec lui-même? Ah, je sais bien quel est le meilleur de l'homme. C'est son incapacité d'être tout à fait logique avec lui-même. Eh bien, Sainte-Beuve était sur la voie de choses tout à fait intéressantes. Mais précisément parce qu'il avançait en terrain neuf où les sentiers n'étaient pas tracés ni les jalons posés, il n'arriva pas tout à fait à sortir de la broussaille touffue où il s'était engagé. Essayons de l'y suivre.

§


L'axiome fondamental de la méthode de Sainte-Beuve pourrait se cristalliser ainsi: il y a identité entre l'écrivain et son œuvre.

Il faut voir combien Sainte-Beuve fit effort pour sauver ce principe. Rencontre-t-il des témoignages affirmant que le poète Delille ne ressemblait pas du tout dans la conversation à l'homme imaginable d'après ses écrits, il proteste. «Illusion du goût d'alors, écrit-il. Pour nous, les œuvres, la vie et la personne du poète sont devenues ressemblantes.»

Admirateur total de Paul et Virginie, ce chef-d'œuvre de pureté, il s'alarme, en 1836, quand les témoignages directs s'accordent à faire apparaître Bernardin de Saint-Pierre comme un homme dur, méchant, tracassier, dont l'esprit était encore plus médiocre que le caractère. Sainte-Beuve ne peut admettre ce désaccord entre l'homme, sa vie et son œuvre, et il dit:
    Bernardin de Saint-Pierre est l'exemple de plus souvent invoqué et le plus désespérant de ce désaccord que je veux amoindrir, si je ne peux le repousser.
On saisit la tendance, Ailleurs Sainte-Beuve expose le principe en termes formels:
    La littérature, la production littéraire, n'est point pour moi distincte ou du moins séparable du reste de l'homme et de l'organisation: je puis goûter une œuvre, mais il m'est difficile de la juger indépendamment de la connaissance de l'homme même; et je dirais volontiers: tel arbre, tel fruit. L'étude littéraire me mène tout naturellement à l'étude morale.
La méthode sort de là: faire toutes les observations possibles sur l'homme pendant qu'il vit; rechercher sur lui tous les témoignages après sa mort.

Dernier point: Vous connaissez maintenant l'homme, abordez l'œuvre et tout ce que vous avez appris sur l'homme, vous devez le retrouver dans l’œuvre elle-même, miroir fidèle de son esprit...

Telle la méthode présentée dans son idéale pureté. Sainte-Beuve passa son existence à faire une ample expérience sur ces quelques axiomes. Elle valait d’être faite.

Remarquez immédiatement combien ces quelques principes transforment la critique. Les formes de pensée et d'art ne sent plus de capricieuses combinaisons d'arabesques dessinées dans le vague, ce sont des épanouissements qui plongent à plein dans da vie et dans l'humanité.

Mais la grande question est celle-ci: les principes de Sainte-Beuve sont-ils des axiomes sur lesquels on peut construire en toute certitude? Ne sont-ils pas eux aussi, comme toutes les «vérités» humaines, des demi-vérités, et par là même ne risquent-ils pas, pris pour guides certains, de conduire à des erreurs? Sainte-Beuve, en particulier dans ses Cahiers intimes, n’a-t-il pas été parfois victime de quelques possibilités d’erreur qu’enveloppaient ses axiomes essentiels?

Essayons sur un cas concret d’appliquer intégralement les principes de Sainte-Beuve et nous verrons comment, à l'occasion, ils peuvent conduire vers des résultats contestables. Je viens de relire les Méditations de Lamartine. Peu de livres m'élèvent à tel point dans cette zone bienheureuse où le terrestre amour s'anéantit dans un rayonnement de spiritualité. Elvire? la madone, l'ange, le fantôme céleste que toute âme de vingt ans entrevoit avec nostalgie à travers la beauté des femmes désirées! Lamartine, le pur amant qui, par la médiation de la femme aimée, s'élève à l'adoration du Parfait. Eh bien, travaillons maintenant selon les principes de Sainte-Beuve. Je me remémore l'affirmation du critique limpidement formulée en 1865, à l'intention des poètes lyriques sincères:
    Il en est de lui, disait Sainte-Beuve du poète Veyrat auquel il consacrait vingt-neuf pages d'un Lundi, comme de tous les poètes personnels et lyriques: sa lyre et son âme, sa vie et son œuvre sont une même chose.
J'ai entendu la lyre qui a soupiré le nom aérien d'Elvire. Je pars prosaïquement aux renseignements. Voici d'abord des témoignages sur Mme Charles qui fut l'Elvire du Lac... Hélas, qu'il y a loin de Mme Charles à Elvire!

L'amour réel de Lamartine et de son amante? Bien des indices laissent supposer qu'il ne se tint pas dans les régions d'immatérialité. Et la jeunesse de Lamartine, quelle fut-elle? Il semble bien qu'elle se soit donné carrière auprès de maintes femmes dont les unes, pour parler comme La Fontaine, s'apparentaient aux «Clymènes» et les autres aux «Jeannetons». Laissons conclure Anatole France qui s'est occupé de la jeunesse et des amours de Lamartine: «Tandis que Lamartine vivait son amour sur les bords du lac du Bourget, il entretenait cinq ou six filles de ferme, avec lesquelles il passait ses nuits. Encore un farceur, celui-là».

Oh! je sais bien que c'est là une boutade lancée par France au cours d'une conversation. Mais une boutade a souvent l'avantage de pousser un point de vue jusqu'à l'extrême.

Alors je me demande: «Supposé que des recherches sûres et patientes nous obligent à penser que Mme Charles et Lamartine aient été dans la réalité des êtres fort différents de ceux qu'on imaginerait d'après les Méditations, doit-on conclure que ces poèmes soient plus ou moins l'œuvre d'un «farceur»?

Eh bien, non! Quels que soient les résultats des recherches sur Lamartine et sur Elvire, nous pourrons toujours dire que les Méditations sont un des livres de poésie les plus sincères de la littérature française. J'appelle sincérité du poète non pas la conformité de son livre à la vie réelle qu'il a vécue au temps des Méditations, mais la conformité de ses poèmes à un modèle idéal de l'amour, que l'Elvire réelle lui a fait découvrir au plus profond de lui-même. Que Lamartine ait passé de multiples nuits en compagnie de filles de fermes, que m'importe, si cela n'a pas compté pour son esprit? Et que m'importe qu'il ait réellement possédé Elvire, si celle-ci n'a été que le prétexte à rêver un amour qui la dépassait. Si, à la lecture des Méditations, j'ai l'intuitive et éblouissante révélation que ce modèle idéal d'amour fut une réalité dans l'esprit de Lamartine, s'il éveille en mon cœur le même rêve supérieur, cela me suffit, la cause est jugée. Je n'ai que faire de toutes révélations sur la vie et le caractère de Lamartine. La révélation de son «moi» qui compte à mes yeux est l'intuitive révélation que m'ont apportée les Méditations.

À propos de Stendhal, nous voyons s'esquisser de la part de Sainte-Beuve un aveu riche de signification.

Il s'étonne de la grandeur et de la profondeur que découvrent dans son œuvre les nouvelles générations. Et il avoue ceci: ceux qui ont personnellement connu Stendhal ont de lui une image qui les empêche d'apercevoir en son œuvre cette grandeur qu'y discernent de nouveaux yeux. Avoir bien connu Stendhal masque donc au critique la grandeur de l'œuvre stendhalienne. Le fait nous paraît d'autant plus digne de remarque que Sainte-Beuve lui-même y revient plusieurs fois.
    Votre impression, à vous jeunes gens, écrit-il dans une lettre, dépasse de beaucoup celle que Beyle laissait à ses contemporains, même les plus favorablement disposés pour sa distinction d'esprit. Il était un peu gêné, un peu sur ses gardes, un peu préoccupé de la disposition à son égard de ses interlocuteurs. De là, un désaccord entre le cran élevé où vous le placez décidément et celui où le voient, même sans aucune prévention hostile et sans aucune défaveur, ceux qui l'ont rencontré et connu.
Quel est donc le point douteux dans la méthode de Sainte-Beuve? Est-ce d'affirmer qu'une œuvre littéraire reflète l'esprit qui l’a conçue? .Non. Pour qui a des sens pénétrants, toute œuvre révèle sur son auteur bien autre chose que celui-ci n’a cru lui confier de lui-même. Le point délicat est ailleurs: il est dans une insuffisante analyse du «moi», il est dans une insuffisante analyse des rapports de l’homme avec son œuvre.

En général, Sainte-Beuve prend le moi d’un écrivain d’une manière trop globale. Il tend trop à croire que dans les créations de pensée et d'art, il devrait y avoir identité entre le moi d’un homme tel qu'on peut le saisir dans sa vie courante et le moi révélé par les œuvres. Fréquentez un homme supérieur: il se peut que cette branche de personnalité par laquelle il diffère des autres hommes et les domine ne se révèle pas à vos yeux. Elle ne s’éveille et chante que dans l'acte créateur, dans le tête-à-tête de l'amour, à l'instant béni où le créateur vit seul avec ses rêves et ses visions. Considérez le spectre solaire. À vos yeux, il offre seulement sept couleurs. Cependant, au-delà du violet, il existe encore, invisible et agissant, l'ultra-violet que vous ne percevez point. Cette tranche du moi supérieur qui se révèle dans l'acte créateur, elle plonge par de multiples racines dans la personnalité vulgaire, mais comme une fleur qui transmue en parfums les sucs d'un banal terreau. Il n'y a pas identité entre le parfum que dégage la fleur dans l'air supérieur et les âcres senteurs du terreau où elle plonge si vigoureusement. Quand Baudelaire, livré à toutes les défaillances d'un homme misérable, abordait la composition d'un poème, il se plaçait dans l'attitude de l'âme en prière, dominé par une pensée de rédemption et de purification. Ce Baudelaire qui unissait en lui tant de folie et tant de lucide jugement écrivait: «N'y a-t-il pas dans toute œuvre quelqu'un qu'on ne saurait voir dans la vie?» C'est l'évidence même.

N'oublions pas d'ailleurs que le caractère attribué à un homme d'après notre personnelle observation n'est pas une réalité en soi, mais un phénomène de relation entre l'observateur et l'observé. Si nous nous renseignons à fond sur un homme vivant, nous verrons aisément que nous recueillerons de lui une suite d'images discordantes suivant les différents observateurs et suivant les différents milieux où il manifeste son activité. Avant de vouloir s'expliquer une œuvre par le caractère de son auteur, il faudrait être sûr de posséder sur lui la parfaite vérité.

«Mme Dudevant commet des infamies et écrit des sublimités», note Sainte-Beuve. Ici, la pensée du critique pourrait s'énoncer ainsi: George Sand quand elle écrit est, elle aussi, une comédienne, une sorte de charlatan. Pas si simple que cela. Sainte-Beuve a trop tendance à intellectualiser plus que de raison la nature humaine et à substituer des séries de calculs et d'actes réfléchis à des faits de spontanéité. Il tend à mettre trop de logique dans notre nature et tend trop à conclure d'une partie de nous-même à une autre partie par voie de déduction et d'analogie. Une femme par exemple peut être parfaitement sincère en s'abandonnant à ses instincts et à ses passions, tout en maintenant son esprit dans des rêves de sublimité. Telle partie de nous-même possède un merveilleux pouvoir d'ignorer les habitudes et les vices d’une autre partie de nous-même.

Je ne vois pour ma part aucun empêchement à ce qu'un écrivain s'abandonne à maintes actions misérables et écrive avec sincérité des choses sublimes. C'est qu'intervient ici un nouvel élément de complexité. Tel dont la vie réelle semble révéler une âme basse et corrompue se voit-il lui-même sous le même angle d'où vous l'observez? Un Jean-Jacques Rousseau accomplit bien des actes vils, il se voit très sincèrement comme l'homme de vertu par excellence. C'est que notre conscience, beaucoup plus qu'un instrument de connaissance de nous-même, est souvent un instrument de justification de nous-même à nos propres yeux. Elle nous présente avec complaisance le mirage de nous-même où nous nous complaisons, l'illusion qui est la plus susceptible de nous flatter et de nous faire prendre goût à notre être propre. Il est bien des replis et des arrière-fonds de l'âme où le scalpel d'un aussi fin psychologue que Sainte-Beuve ne pénètre pas. Je ne vois nulle part qu'il ait soupçonné le mécanisme d'illusion qui nous donne à nous-même une connaissance parfaitement fausse de nous-même, ce qui peut permettre à un écrivain de se peindre en toute sincérité d'une manière qui nous semble mensongère.

De même, il n'y a pas à s'étonner qu'un homme de pensée adopte des doctrines en opposition avec son caractère et avec son tempérament. C'est un fait d'ordre courant et qu'il n'est pas besoin de toujours expliquer par de machiavéliques calculs. Car la tendance naturelle de nos intelligences n'est pas de nous donner des idées qui reflètent notre tempérament, mais des idées qui permettent à ce tempérament d'affronter la vie.

Toute l'inextricable complexité des rapports de l'homme à l'œuvre, Sainte-Beuve ne semble pas l'avoir pleinement soupçonnée.

Très souvent, ce qui préside en secret à la naissance d'une œuvre, c'est le désir profond de réaliser imaginativement des tendances de nous-mêmes que la vie a empêchées de se manifester. Et ces tendances sont souvent les plus essentielles de notre être. Julien Sorel et Fabrice ne ressemblent pas au Stendhal à la fois timide et ironique que Sainte-Beuve a cru connaître directement. Ils ne sont pas non plus des copies exactes de personnages réels. Ils sont l'expression d'un certain désir de grandeur, de beauté et d'héroïsme qui vivait en l'être secret de Stendhal et qu'il n'a pu déployer dans l'ordre des réalités. On pourrait dire en un sens que le plus vrai Stendhal est dans la Chartreuse et dans le Rouge beaucoup plus que dans sa vie réelle. Un philosophe comme Nietzsche était une âme en détresse et toujours prête à succomber sous sa pitié de l'homme. Pour ne pas périr, il construisit, à l'inverse de son tempérament, une philosophie de la Force qui était le remède à sa faiblesse.

Et que dire des cas ou une œuvre jaillit non point d'un désir de s'exprimer, mais d'un désir de se compléter? Dans de tels cas, ce qu'un artiste tend à mettre dans son œuvre, c'est précisément ce qu'il ne vit pas et dont il a la nostalgie. Sa plus grande sincérité artistique est alors dans une fuite de sa personnalité et de sa vie de tous les jours.

Toute étude sur un critique est à la fois une étude sur la structure de son esprit et sur les précautions à prendre en face des jugements qui naissent de cet esprit. Le point par lequel Sainte-Beuve entre aujourd'hui dans l'actualité est aussi celui qui nous permet le mieux de toucher à ses principes cachés, le plus souvent voilés par l'expression la plus nuancée, mais qu'il faut cependant discerner.

Au début, Sainte-Beuve s'efforçait de croire que le désaccord entre l'homme observable et son œuvre n'était pas possible; mais ses qualités d'observateur étant grandes, il a vu dans maints cas particuliers que l'image d'un auteur imposée au public par son œuvre ne coïncidait pas avec l'image qu'on pouvait tirer d'une observation directe de l'individu. Alors deux voies se présentaient: ou bien supposer que le public interprétait mal l'œuvre et alors rectifier son jugement en divulguant l'image de l'auteur directement observé dans la vie réelle, ou bien soupçonner que l’écrivain s’était composé un personnage fictif qu'il cherchait à imposer par son œuvre au public. Tendance qui se révèle parfaitement pour le cas de Cousin: «Quand on approche de Cousin, on trouve un tout autre homme que celui qui se donne à connaître par ses écrits, piquant, amusant, un peu comique et l'on est tenté toujours de s'écrier en comparant: ô le sublime farceur!»

Cependant l'axiome essentiel auquel Sainte-Beuve s'attachait avec ténacité s'est bien des fois présenté à lui enveloppé de doute. Plus qu'il ne l'avoue lui-même, où il aurait aimé voir une certitude, il a senti un problème. À propos de George Sand, il a tracé ces lignes suggestives:
    Le jour où Madame D... écrivait dans le Monde sa IVe lettre à Marni, les plus admirables pages depuis Rousseau, elle écrivait à Buloz une lettre de fourberie en matière d'argent. Hélas! Hélas! qu'est-ce donc que cette chose qu'on appelle talent? J'ai pu, dans mes relations avec Madame Dud... et dans celles avec Hugo, tenir ainsi, en quelque sorte, registre en partie double de leur talent et de leur vie. Hélas! le talent n'est-il qu'une aigrette (crista galli), un bel ongle qui, pourvu qu'on le soigne et qu'on le rogne de temps en temps, reste beau, même quand le corps et le cœur seraient pourris!
Écrire pareille chose, c'est reconnaître soi-même que la personnalité créatrice d'un écrivain est, dans certains cas, fort différente de la personnalité observable dans le cours de la vie ordinaire.

Or, l'erreur de Sainte-Beuve est de trop lier le jugement de valeur à porter sur une œuvre au jugement qu'on peut porter sur le caractère et la vie de son auteur. Si Villemain est tombé dans un juste oubli, ce n'est pas parce que Sainte-Beuve nous a révélé que sa personnalité courante était celle d'un méchant singe, mais bien parce que sa personnalité créatrice était un pur néant.

Ceci posé, je me demande: l'objet propre de la critique est-il d'étudier dans un écrivain sa personnalité vulgaire au sa personnalité créatrice? L'objet propre de la critique n'est-il pas avant tout de se placer devant l'œuvre et, par intuition, flair subtil, de chercher cette personnalité créatrice directement à travers les formes d'art et de pensée qui en gardent l'empreinte?

Lorsque vous avez discerné sous les formes de pensée et d’expression les éléments spirituels qui les engendrent, vous les voyez se grouper sous l'aspect d'une construction d'ensemble. C'est cela même qu'on peut dénommer la personnalité créatrice d'un écrivain. Cette construction psychologique a même valeur que les modèles mécaniques construits par les physiciens. Sa perfection réside dans son aptitude à embrasser l'ensemble d'une œuvre dans sa richesse, sa variété et ses contradictions. Elle peut coïncider parfois avec l'individu observé dans sa vie coutumière. Elle peut dans certains cas en différer beaucoup.

Des observations faites par Sainte-Beuve sur les écrivains de son temps, il nous semble résulter que s'il est hasardeux de prononcer un jugement sur un écrivain d'après la connaissance de sa vie et de sa personnalité courante il est encore plus périlleux de vouloir juger de la personnalité courante au moyen de la personnalité créatrice révélée par les œuvres. Sainte-Beuve en a fait l'amère expérience. Il se représenta d'abord les écrivains contemporains d'après leurs œuvres. Par suite, sa sensibilité ne put s'accoutumer à les voir fort différents de ces images dans le cours de leurs vies réelles. Indépendamment de toutes les autres causes, cela suffisait à créer un malentendu persistant entre Sainte-Beuve et les écrivains de sa génération. Sous prétexte qu'une œuvre révèle la perpétuelle aspiration à la grandeur, n'allez donc pas conclure que la vie de son auteur doit être un tissu de grandes actions et sa personnalité courante la perpétuelle révélation d'une grande âme.

Il faudra nous habituer à voir les plus exquises fleurs d'art et de pensée prendre racine dans le terreau de la nature humaine d'aujourd'hui, d'hier et de toujours. Il faudra nous faire à l'idée que les grands artistes considérés en dehors de leurs œuvres peuvent révéler toutes les bassesses, toutes les mesquineries, toutes les défaillances de la pauvre nature humaine. Il faudra bien reconnaître qu'un Victor Hugo, dont l'œil agrandissait fantastiquement toutes les apparences du monde, ne voyait pas grand quand il s'agissait de dépenser et qu'il était même d'une ladrerie prononcée. Il faudra bien s'habituer à voir un Lamartine aussi apte à mentir qu'à chanter, à charge d'expliquer la chose comme on voudra. Il faudra bien convenir que, dans la vie réelle, un Vigny pouvait donner l'impression d'un fat, d'un sot et d'un pédant. Il faudra même admettre que de grands esprits créateurs puissent porter au fond d'eux-mêmes toutes sortes de monstres. Peut-être faudra-t-il penser que, dans certains cas, c'est pour se délivrer de ces monstres qu'un homme éprouve le besoin de créer des œuvres d'art. Il faudra se demander encore si tels éléments vils d'un individu vivant ne peuvent pas se retrouver dans son œuvre, mais après avoir été transmués en qualités de pensée ou d'art par une mystérieuse sublimation qui révèle en nos esprits la possibilité d'étranges alchimies. Il faudra se demander aussi ce qu'est la sincérité dans le domaine de l'art et de la pensée, si elle est dans l'exacte correspondance entre la personnalité observable dans la vie et la personnalité créatrice, ou si elle est autre chose.

Dès qu'on aborde le labyrinthe des esprits, il en est comme de la vie où l'on rencontre tout et le contraire de tout. Face aux âmes individuelles, on s'aperçoit d'ailleurs que la science psychologique est un filet bien grossier et bien défectueux avec lequel on enserre fort mal les réalités spirituelles.

Toujours est-il qu'après les observations apportées par Sainte-Beuve sur les écrivains du XIXe siècle, les biographies d'écrivains ne m'apparaissent plus que sous l'aspect d'œuvres mi-réelles, mi-conventionnelles. Il en est de même des rapports qu'on établit entre la vie et les créations d'un artiste. Quel biographe nous présente d'un écrivain les mesquineries, les mensonges, les indélicatesses, les turpitudes qui constituent pour tous les hommes la trame de la vie courante? Quel biographe nous présentera entre la vie et l'œuvre des correspondances de ce genre: le jour où tel écrivain tente une sorte d'escroquerie, il écrit ses pages les plus nobles? Ah! comme Sainte-Beuve a fini par sentir qu'en poussant jusqu'au bout ses méthodes d'investigation, sa critique en arrivait à porter une main destructrice sur tout ce monde charmant de mirages et d'illusions que nous dénommons art et poésie. Comme il a fini par sentir qu'en allant jusqu'au bout d'elle-même, sa critique finissait par se détruire elle-même, ce qui est la comédie cachée de tout ce qui est humain. Comme on sent que son être a été mordu jusqu'au sang lorsque le mot vérité s'est parfois dévoilé à ses regards sous un autre nom: destruction! Et comme il savait ce qu'il voulait dire en laissant comprendre plusieurs fois qu'il était allé au fond de tout!

Tout compte fait, en portant la critique sur le plan psychologique et en cherchant l'homme derrière son œuvre, Sainte-Beuve a soulevé des problèmes du plus haut intérêt et de la plus curieuse complexité. Parti avec une hypothèse directrice très simple: l'identité entre l'homme et son œuvre, il s'est trouvé mettre le pied sur un des meilleurs guêpiers que puisse rencontrer un chercheur. Un essaim de difficultés blessantes s'est levé sous ses pas. Ce «point de suture» entre l'homme et l'œuvre s'est révélé par la suite comme le nœud de toutes les complexités, et l'esprit si souple et si nuancé du grand critique n'a pu en défaire les fils emmêlés. Il est resté littéralement stupéfait en voyant que le cas général était la discordance entre la vie réelle et la personnalité courante d'une part, et la personnalité créatrice d'antre part. De là à croire que l'écrivain se composait par calcul et préméditation une personnalité mensongère pour affronter le public, il n'y a qu'un pas. Sainte-Beuve l'a trop souvent franchi. La doctrine de La Rochefoucauld, qu'il a prise en qualité de «moraliste» comme hypothèse directrice, l'a aidé à se tromper assez souvent sur ce point.

Tout bien pesé, Sainte-Beuve s'affirme cependant comme un grand esprit. J'appelle grand esprit celui qui, à travers toutes les questions particulières, possède le flair d'un grand problème où son intelligence revient perpétuelle vent se heurter. En révélant que, pendant de longues années, il a tenu parallèlement un registre de la vie et un registre du talent pour des écrivains tels que Hugo et George Sand, Sainte-Beuve a montré qu'au cours d'une vie intellectuelle en apparence fort dispersée, il avait été capable de poursuivre avec ténacité une longue expérience sur un problème capital. Je nomme cela grandeur.

Avec plaisir, j'ai repris contact avec l'œuvre immense du grand critique-moraliste. Une fois de plus, j'en ai senti le charme. Pour une âme d'humeur aventureuse, avoir Sainte-Beuve sous sa main, le prendre par n'importe quel bout, c'est s'offrir la possibilité immédiate d'un voyage plein de péripéties, de surprises et de variété. Non point un voyage au sens grossier du mot, mais un voyage par l'esprit à travers cet univers chaotique, bariolé, à l'infini diversifié, que représente l'esprit humain fragmenté dans de multiples individus. Il est encore quelques âmes à penser qu'une telle manière de voyager en vaut bien d'autres dont on parle davantage.


1. Nous complétons naturellement les jugements des Cahiers intimes par d'autres jugements empruntés aux œuvres de Sainte-Beuve, et notamment à des articles en apparence d'ordre secondaire où le critique glisse parfois ses traits les plus mordants sur des sujets de premier ordre.

Autres articles associés à ce dossier

Sainte-Beuve

Henry Bidou

"J'écris l'histoire d'un homme très malheureux. Ni les plaisirs de l'intelligence la plus vive, ni les honneurs qui suivent le succès n'ont ap

Sainte-Beuve selon Barbey d’Aurevilly

Jules Barbey d'Aurevilly


Ma biographie

Charles-Augustin Sainte-Beuve


À lire également du même auteur




Articles récents