Le folklore des caribous

Benjamin Simard
Le professeur Benjamin Simard, médecin vétérinaire et éthologiste, celui qui, connaissant les caribous comme Lorenz connaît les oies, a pu ramener ces grands seigneurs du froid dans nos parages, plus précisément dans le Parc des Laurentides. Ben Caribou! disent avec reconnaissance les gens de Charlevoix, qui sont aussi les gens de son pays, car le docteur Simard est originaire de Baie St-Paul.
«INTRODUCTION

Il me semble qu'on ne peut rien entendre de plus merveilleux que le bruit sec et noble des bois de caribou qui se heurtent et se mesurent dans l'un de ces duels de la vie où les règles du jeu atteignent le plus haut degré de raffinement.

Cette musique d'escrime, cette mélodie ligneuse, je ne l'ai pourtant jamais entendue. J'en dois le souvenir à un conteur qui est en même temps un savant de première ligne : le professeur Benjamin Simard, médecin vétérinaire et écologiste, celui qui, connaissant les caribous comme Lorenz connaît les oies, a pu ramener ces grands seigneurs du froid dans nos parages, plus précisé-ment dans le Parc des Laurentides. Ben Caribou ! disent avec reconnaissance les gens de Charlevoix, qui sont aussi les gens de son pays, car le docteur Simard est originaire de Baie St-Paul.

Quand j'ai rencontré le docteur Simard à son bureau de l'École de Médecine vétérinaire de St-Hyacinthe, je ne savais pas si j'allais lui demander un article, une entrevue, ou si je n'allais pas converser tout bonnement avec lui. Avant même que j'aie pu commencer à préciser mes intentions, le conteur s'était animé... et j'étais déjà près du Lac Effiat, au nord de Schefferville, en train de capturer mon premier caribou, et il n'était pas question que je revienne en arrière. La vie avait parlé, il ne me restait plus qu'à entrer dans son courant.

Quand j'ai dit au docteur Simard que nous préparions un numéro sur l'art de vivre et que je venais le voir à cette occasion, il n'a pas du tout paru étonné : “C'est en vivant avec les animaux, dit-il, que j'ai appris à vivre avec les hommes”. Je n'ai pas eu à poser d'autres questions. La marée monta d'elle--même. Anecdotes, notions et exposés scientifiques, apophtegmes, bons mots se succédèrent à un rythme de caribou. La vie a son aura. En parlant de la vie, le docteur Simard a aussi son aura. Au lieu de les frapper de stérilité, ce savant insolite permet aux phénomènes qu'il observe de vibrer dans sa voix. C'est cette vibration que j'aurais voulu saisir, pour l'enfermer dans l'enclos du langage écrit sans la dénaturer.


ENTREVUE

Benjamin Simard. Depuis la fin de mes études jusqu'à mon retour ici, j'ai beaucoup vécu dans les forêts du moyen Nord et dans la toundra du grand Nord, plus souvent avec mon équipe, mais aussi quelquefois seul. C'est durant ces moments que j'ai vécu les événements les plus marquants de ma vie.

En 1969 par exemple, j'attendais une équipe depuis déjà plusieurs jours sur le fleuve Georges, j'étais seul. Une tempête se lève, tout se met à vibrer autour du campement ; chaque jour je sors, mais chaque sortie est une lutte féroce contre tous les éléments qui se sont donné le mot pour m'avoir : le lac joue avec mon canot comme s'il voulait le briser, la pluie et la neige se relaient pour m'imbiber, le vent froid violent, comme on n'en voit que dans la toundra, m'enveloppe comme une étoffe pour me convaincre de l'inutilité de mes gestes, j'ai même peine à ouvrir les yeux. Finalement, après plusieurs jours de ce régime, une nuit, les hurlements ont cessé, mais ce n'est qu'au matin que j'ai compris ce qui s'était transformé en moi. Ça ne pouvait être qu'un septième jour, tellement la gloire de ce jour était grande. Je n'ai pas de mots pour dire tout ce que j'ai perçu ce jour-là, car c'était un état d'âme. Tout ce que je peux traduire, c'est que c'est là que j'ai compris la beauté de la vie, la grandeur du pardon et la nécessité du don.

Depuis ce temps, j'aime me lever très tôt avant même le soleil et, sous prétexte de jardiner ou de me promener dans les rues désertes et silencieuses de la ville, rechercher des fragments de ce contraste entre une vie qui se laisse aimer, goûter, admirer et une vie qui vous fouette, vous dévore et vous vide.

CRITÈRE. Le matin, les sources de la vie, les premières ; rumeurs de la civilisation, tout cela semble ne faire qu'un à vos yeux et être au cœur de toutes vos expériences. De toute évidence, vous ne cherchiez pas uniquement le caribou là-haut...

B.S. Même si je n'avais cherché que le caribou, j'aurais trouvé autre chose malgré moi ; j'avais soif ! Avez-vous déjà vu la toundra ? ...

La toundra, c'est une édition de la vie qui date de plusieurs dizaines de milliers d'années, ou peut-être, devrais-je dire, c'est la vie qui recommence encore pour la millionième fois et avec autant d'espérance et de promesses que si c'était le début du monde. Il faut voir comment les lichens réussissent à dissoudre le granit des moraines pour s'attacher et survivre au vent, comment les vaccinium, les graines à corbigeau et les bouleaux nains profitent du côté abrité des eskers pour devenir luxuriants. Cette mince couche de vie, qui ne réussit même pas à cacher la moindre cicatrice laissée par les deux périodes glacières qui ont précédé, réussit quand même à fournir le pâturage à des troupeaux fabuleux de dizaines de milliers de caribous, entre autres.

Mais revenons au caribou ! Lorsque j'entends Vigneault chanter : “Mon pays, c'est l'hiver ! ”, j'ai le goût de crier après lui : et l'hiver, c'est le caribou ! Cette neige, grand handicap pour tant d'espèces animales, n'a jamais été vaincue avec tant de gloire que par le caribou : l'orignal est captif dans son aire d'hivernement, le castor est prisonnier sous la glace ; mais, pour le
Caribou, la neige, c'est la liberté retrouvée, l'hiver, c'est le moment des grands rassemblements de 5, 20, 50 mille animaux. La glace, c'est le rassemblement, les voyages, la migration, la grande transhumance.

CRITÈRE. Dans tout ce que vous avez observé, la part des comportements instinctifs est-elle plus grande que celle des comportements acquis ?

B.S. La question que vous soulevez là est fort complexe. Le besoin de migrer, l'ensemble des rites et des signes comme ceux des batailles de chefs, du fonctionnement du harem, de la harde, la signification du rythme des craquements des doigts, qui permettent la cohésion du troupeau, sont des comporte-ments purement innés. Mais, par contre, la reconnaissance de la harde, la hiérarchie, le choix des routes de migration, des lieux de rencontre pour la mise bas ou pour le rut, des meilleurs pâturages, sont des comportements acquis que nous appelons folklore, parce qu'ils sont transmis à l'intérieur d'un système matriarcal par les vieilles femelles.

C'est d'ailleurs, selon toute vraisemblance, seulement en ayant recours à cette notion de folklore que l'on peut expliquer la disparition du caribou du Parc des Laurentides.

CRITÈRE. Qu'est-ce qui vous a amené à faire ces recherches ? Avez-vous été influencé par des hommes comme Lorenz, Tinberghen ou Frisch ?

B.S. L'éthologie m'intéresse beaucoup. J'ai même eu l'occasion de rencontrer Tinberghen et Frisch. Mais mon impulsion première a été d'ordre pratique plus que d'ordre théorique. Mon but était de ramener le caribou dans son ancien habitat du Parc des Laurentides. Je m'explique. Selon les enquêtes menées pour expliquer l'histoire du troupeau de caribous qui fréquentait le Parc des Laurentides, il devait y avoir dans les grands jardins quelque 10,000 caribous vers les années 1890 ou 1900. D'autre part, à partir des années 20, on peut considérer le caribou comme complètement disparu du Parc. Nous avons donc fait d'abord l'examen de toutes les hypothèses pouvant expliquer cette disparition : exploitations forestières, changement de climat, épidémie, braconnage, loups, capacité de support de l'habitat, etc., pour en arriver à n'en retenir qu'une que je juge inadé-quate aujourd'hui - et vous verrez pourquoi quand je vous parlerai du folklore des caribous - à savoir que 10,000 bêtes, c'était trop pour ce que l'habitat pouvait supporter.

CRITÈRE. Qu'est-ce qui vous a Incité à recourir à la notion de folklore ?

B.S. C'est le folklore de mon pays, Charlevoix, qui, dans un deuxième temps, m'a remis sur ce que je crois être la bonne piste. En effet, les souvenirs de mon enfance sont enluminés d'histoires de chasses fabuleuses des vieux de mon village. Leur pertinence, à mesure que j'apprenais à connaître le caribou, m'est apparue de plus en plus manifeste ; même le vocabulaire qui me venait spontanément aux lèvres (chef de file, harde, troupeau, passe migratoire, etc.) s'est tout à coup mis à réveiller des échos dans ma mémoire. C'était Joseph de la Halle, Auguste Harvey, Thomas Fortin et d'autres qui parlaient tout à coup. “Ça passait pendant des jours. On tuait ça par centaines. On chargeait des hommes de langues de caribou. Il suffisait de commencer par abattre les chefs de file, et quand on savait s'y prendre, on pouvait abattre toute une harde. Trails de caribous où l'on n'avait même pas besoin de nos raquettes. C'était la survivance... ”

CRITÈRE. Mais alors que s'est-il passé ? Aurait-on tué tous les caribous du Pare?

B.S. Non, je ne le crois pas, mais les connaissances que ces gens avaient du comportement du caribou (“Il suffisait de commencer par les chefs de file”) me permettent de croire que, sans le vouloir, ils ont détruit le folklore du troupeau.

Les animaux qui restaient dans le Parc, n'ayant plus de vieux pour leur enseigner les routes de migration, les passes, les bons pâturages, les aires d'hivernement les plus favorables, ont été désorganisés et, au hasard de leur vagabondage, ils ont tout simplement rencontré d'autres hardes qui, elles, avaient de la cohésion et des chefs ; alors ils se sont greffés sur elles et ont adopté leur folklore. Il est certain que la colonisation a eu aussi ses effets, en coupant des routes de migration, par exemple.

CRITÈRE. La genèse de votre hypothèse explicative est elle-même un phénomène folklorique. Les conteurs de Charlevoix n'étaient pas extérieurs à vous. Mais revenons à la question du matriarcat.

B.S. Pour vous faire bien comprendre ce phénomène, je vais être obligé de faire un grand détour. Je vais vous raconter les saisons du caribou.

Octobre. C'est la période du rut, dont nous reparlerons. Les caribous sont alors divisés en harems : une vingtaine de femelles gravitant autour d'un mâle triomphant. À la fin du rut, ces harems commencent à se regrouper pour former des hardes. Il y a deux ou trois harems par harde. Ces hardes vont se regrouper à leur tour pour former un troupeau pouvant compter jusqu'à dix mille têtes.

C'est alors que commence la transhumance. La neige que les caribous piétinent avec les larges sabots qui leur servent de raquettes devient vite trop dure pour qu'ils puissent continuer à atteindre le lichen en la creusant. Les loups, qui les harcèlent constamment, les incitent aussi à partir. Ils partent donc à la recherche d'un autre pâturage. De pâturage en pâturage, ils descendent vers le sud, jusqu'à la mi-avril. Bien des choses se produisent pendant cette transhumance. Les chefs de harem perdent leur panache en décembre.

CRITÈRE. Tout leur panache ?

B.S. Tout leur panache et tout leur prestige. Dès que le caribou Perd son panache, il est rejeté au bas de la hiérarchie des mâles et même au bas de la hiérarchie des femelles. Désor-mais, il n'y a pas de place pour lui au sein de la harde. Il reste en marge. C'est un paria.

CRITÈRE. Tous les mâles perdent-ils leur panache à peu près en même temps ?

B.S. Non, et c'est ce qui explique la formation des classes, le regroupement des mâles selon l'âge. Comme je l'ai dit, ce sont les chefs de harem qui perdent leur panache les premiers.
Dans un troupeau de cent hardes, il peut y avoir deux ou trois cents chefs de harem qui perdent leur panache en même temps. Ces parias se reconnaissent entre eux. Ils forment bientôt un petit groupe distinct en marge des hardes. On les voit très bien du haut des airs, on les a même baptisés les “penauds”.

CRITÈRE. Les penaude !

B.S. Mais oui, parce qu'ils ont l'air en peine ! Ils ont de grandes faces longues. Ils n'ont plus de panache.

Les deuxièmes à perdre leur panache, ce sont les relèves des chefs de harem, qui sont d'âge assez homogène eux aussi. Eux, ils perdent leur panache au mois de janvier. Ils se regroupent de la même manière que les chefs de harem. Les classes continuent à se former à mesure que le temps passe et que le troupeau descend vers le sud. Ces classes - ou ces gangs, car ce sont de véritables gangs, semblables aux gangs de jeunes - vont en s'accroissant. En effet, s'il y a beaucoup de jeunes mâles, il y a peu de vieux.

CRITÈRE. Jusqu'à quel âge vivent les caribous ?

B.S. Dix ans, c'est l'exception.

CRITÈRE. Et les chefs de harem sont pour la plupart des vieux ?

B.S. En effet, ils ont 7, 8 ou 9 ans. Chef de harem, on ne l'est probablement qu'une fois dans une vie de caribou.

Et nous atteignons ainsi le mois d'avril. On assiste alors à un brusque changement d'orientation. Tous les panaches des mâles sont maintenant tombés. Le troupeau, remontant vers le Nord, se dirige vers les grandes tourbières réticulées. On appelle ces tourbières “aires de vêlage”, car c'est là que la mise bas a lieu. Comme toujours, ce sont les vieilles femelles qui servent de guides. Elles seules semblent avoir assez de flair et de mémoire pour trouver le meilleur chemin. La marche est forcée. Ce n'est pas une marche, c'est une course : jusqu'à 150 milles par jour !

Les mâles, que rien n'attire vers l'aire de vêlage, sont moins empressés que les femelles. Ils flânent à l'arrière du troupeau. Ils arriveront de fait quinze jours après les femelles. Pendant l'été, les liens sociaux se desserrent. Les caribous, devenus soudainement individualistes, consomment en abondance pour réparer leurs forces et leur panache.

Vient l'automne. Un grand frisson social s'empare des bêtes. Le sentiment d'appartenance est de nouveau à l'honneur. Balayant l'espace, les hardes vont et viennent à la recherche d'elles-mêmes. La période du rut approche. Pendant cette période, un nouveau type de regroupement apparaîtra : le harem. Le mâle aura enfin sa période de gloire. Elle sera épuisante et de courte durée. Et surtout, tous ne seront pas élus. Dans le harem, il y a une vingtaine de femelles, mais un seul maître.

CRITÈRE. Mais comment ce maître s'imposera-t-il ? Par des combats sans doute...

B.S. Oui et j'avoue que ces combats m'inspiraient certaines craintes. J'ignorais encore les subtilités de la nature dans ce domaine. J'ignorais comment, dans le cas des caribous comme dans beaucoup d'autres cas, les rites, en s'affinant au cours de l'évolution, avaient peu à peu transformé en jeux innocents des gestes qui eussent pu être tragiques en eux-mêmes et néfastes pour l'espèce.

Ce que j'ai vu en fait, c'est un tournoi. Il y avait dans notre enclos six mâles et vingt femelles. Nous étions à la fin de septembre. Les caribous avaient commencé à polir leur panache. L'époque du rut approchait. Il y eut d'abord plusieurs escarmouches. Ici et là dans l'enclos, deux mâles croisaient le bois en un cric-crac sec, bref et presque joyeux. Il n'y avait pas d'agressivité dans l'air, mais plutôt de la noblesse, de l'élé-gance, de l'amitié. Ce n'était d'ailleurs pas toujours le même mâle qui, systématiquement, se prenait au panache avec les autres. En apparence, il n'y avait aucun ordre de bataille.

La période du rut était encore assez loin. Nous avons compris qu'elle approchait quand les mouvements des caribous se firent plus vifs et les froissements plus sonores. Puis, tout à coup, le ton changea. Deux caribous, les deux plus forts de toute évidence, ceux qui avaient progressivement éliminé tous les autres, se mesurèrent avec une détermination qui fit croire que l'heure était venue de se disputer les femelles.

Le rituel atteignait lui aussi son plus haut degré de raffinement. C'était presque religieux! Les attaques, bien sûr, étaient plus brutales que religieuses. Ce sont les civilités qui étaient religieuses. À mesure que la tension montait, elles paraissaient de plus en plus nécessaires et de plus en plus improbables. Au beau milieu d'une charge violente, une trêve se fit brusque-ment, sans cause apparente. Les deux caribous se désengagè-rent et descendirent calmement se rafraîchir dans les eaux du lac. Ils remontèrent tout aussi calmement vers le champ de bataille. Et de nouveau vram ! Une charge plus violente encore que les précédentes. Un croisement, un enchevêtrement de panaches à vous donner le frisson. L'un des deux caribous fut finalement blessé.

CRITÈRE. Mortellement ?

B.S. Il mourut effectivement quelques jours plus tard, mais ce fait me parait attribuable aux conditions de l'enclos. Il est probable que, dans la nature, il aurait pu trouver le salut dans la fuite.

CRITÈRE. Que s’est-il passé lorsque la période du rut fut commencée ?

B.S. Nous avons alors observé des choses fort intéressantes. Le chef de harem - le vainqueur - vit donc au milieu de ses femelles. Il les flaire et il sent celle qui est en état d'être montée. Pendant ce temps, les caribous qui ont été éliminés tournent autour. Ils sont devenus de véritables satellites. Leur soumis-sion au chef de harem n'est pas totale. Ils le surveillent constamment. Pour ne pas être détrôné, ce dernier doit être extrêmement vigilant. Car, au moment précis où le chef de harem monte une femelle, les satellites bondissent pour se partager le reste du troupeau. Illusion d'un instant !

Il y a souvent à ce propos des scènes irrésistiblement drôles. Les femelles se dérobent car elles ne sont pas prêtes et, imitant Ulysse, le chef de harem chasse les prétendants. Mais la différence entre Ulysse et notre caribou, c'est que l'exploit guerrier que le premier a accompli une fois dans sa vie, le second est obligé de l'accomplir après chaque exploit amoureux. Après quinze jours de ce régime, il a tant maigri - car entre les femelles à monter et les satellites à pourchasser, il n'a pas le temps de manger - qu'il ressemble à une vieille brimbale. Pas étonnant qu'il soit le premier à perdre son panache !

CRITÈRE. Pensez-vous que vos caribous déracinés et transplantés pourront retrouver ou recréer un folklore qui leur permettra de s'adopter à leur nouvel habitat ?

B.S. Tout indique que la chose est possible. Notre opération semble devoir réussir. Il est vrai que nous avons été très prudents. Nous n'avons accordé la liberté qu'à des jeunes qui étaient nés dans notre enclos. Ces jeunes semblent bien s'adapter et se reproduire à un rythme normal. Un folklore semblable à celui du grand Nord semble être en train de se reconstituer.

CRITÈRE. Ne craignez-vous pas une résurrection du braconnage, une réincarnation du malin génie de la chasse fabuleuse ?

B.S. Le docteur Cowan, l'un des maîtres que j'ai eus à Vancouver, me disait toujours à ce propos: “Wild life management si ta eighty per cent human management”. J'ai été à même de le constater. Mais cette partie de mon travail fut peut-être la plus intéressante. Elle m'a permis, entre autres choses, de découvrir la différence entre la technocratie et la démocra-tie. Voici à ce propos une anecdote qui vous fera comprendre pourquoi nous avons adopté une attitude souple à l'égard des braconniers.

Un jour, c'était au début de son mandat, le ministre Loubier nous consulta, deux de mes collègues biologistes et moi-même, au sujet des fameuses primes au loup qu'il voulait rétablir. Notre réponse, signée scientifiquement le vôtre, était très sèche et disait clairement que ce serait retourner dix ans en arrière. Je n'ai pas besoin de vous dire que la réaction fut aussi très sèche. Ce n'est que quelque temps après que je compris que si nous représentions la vérité, le ministre représentait les citoyens et que si nous voulions permettre à ce dernier de représenter du même coup la vérité, nous n'avions qu'à répandre nos connaissances. J'ai compris que c'était là la démocratie, que l'autre méthode, celle que j'avais appliquée au début, c'était la technocratie. À ce moment, j'ai compris aussi l'enseignement que j'avais reçu et j'ai résolu de prendre au sérieux le 80% de “people management” conseillé par mon professeur.

Cette théorie, j'ai eu l'occasion d'en éprouver la vertu en plusieurs circonstances, en particulier au cours de l'opération caribou. Nous avions le choix entre deux politiques: agir dans l'ombre, ou au grand jour, en courant le risque de faciliter la tâche des braconniers. Pour réussir en choisissant la première solution, nous aurions été tôt ou tard obligés de recourir à la force policière. Nous avons donc choisi la seconde. Il n'était pas question, bien sûr, d'aller faire une conférence sur le caribou dans tous les villages riverains du parc des Laurentides. Nous avons donc fait un film aussi simple et vivant que possible. Ce film, nous l'avons montré dans presque tous les clubs et associations de chasse et de pêche de la grande région de Québec. Les gens ont très bien compris. Ils aimaient déjà le caribou. Nous leur avons expliqué, images à l'appui, en quoi consiste son folklore. Nous leur avons fait comprendre que si les anciens avaient mieux connu les coutumes de cet animal, ils ne l'auraient sûrement pas fait disparaître. Très vite, la protection du caribou est devenue l'affaire de chacun. Nous n'avions pas besoin de l'aide des gardes-chasse. À ma connaissance, il n'y a qu'un braconnier qui s'est montré irréductible. Nous le connaissons très bien. Il est complètement asocial. Nous le laissons faire ; il vaut peut-être mieux qu'il tourne son fusil vers les caribous ! Un homme blanc de colère, on ne touche pas à ça ! J'ai appris cela en observant les effets de l'adrénaline sur le comportement des animaux. À lui seul, il a déjà fait du dommage, mais au grand dégoût de ses concitoyens anciens braconniers.

CRITÈRE. Mais est-ce en observant les animaux que vous avez acquis ce savoir-faire politique ?

B.S. C'est possible. Nous savions ce que nous voulions. Nous avions une finalité. La nature et la vie fournissent à ceux qui les aiment assez de ressources et de vitalité pour leur permettre d'éveiller et d'animer les gens autour d'eux. Les caribous connaissent au moins leurs routes de migration. Ils n'ont ni stress, ni surmenage, ni embonpoint. Ils savent distinguer le nécessaire du superflu. Quand les loups arrivent sur l'aire d'hivernement, ceux des caribous qui hésitent y laissent leur peau. Les plus alertes se laissent entraîner par ceux qui connaissent les exigences de la sécurité.

CRITÈRE. Vous avez dû avoir quelques problèmes en revenant au pays de la civilisation ?

B.S. Il faut que je vous raconte une anecdote à ce propos. C'était en 1967. Je n'avais presque pas quitté les bois depuis deux ans. L'été venu, nous avons décidé, ma femme et moi, que je reprendrais contact avec la terre des hommes. Nous avons donc pris une semaine de vacances pour visiter l'Expo. Le premier jour, je venais à peine d'entrer sur le terrain de l'Expo quand je me suis mis à éprouver ce qui m'a semblé être un malaise digestif. Boisson chaude, jus de fruits, le malaise persistait. Il disparut dès que nous eûmes quitté Terre des Hommes. Je n'y attribuai pas d'importance. Le lendemain, nouvelle visite à l'Expo, nouveau malaise mais accompagné cette fois d'un mouvement d'agressivité tout à fait inhabituel chez un être calme comme moi. Le site de l'Expo me faisait penser à une nappe surchargée à la fin d'un banquet : j'avais une envie irrésistible de secouer cette nappe dans le fleuve. J'ai finalement repéré un coin tranquille dans le Pavillon des Indes. il était onze heures. J'ai proposé à ma femme de continuer seule sa visite. Elle est revenue me rejoindre vers 5 heures et m'a trouvé profondément endormi. Mon agressivité avait trouvé un exutoire dans le sommeil. Ce fut ma seule contribution à Terre des Hommes. Je n'y suis pas retourné.

CRITÈRE. Mais comment se fait-il que je vous trouve aujourd'hui dans un bureau exigu, au troisième étage de l'École Vétérinaire ? Est-ce Socrate qui retourne dans la caverne ou Zarathoustra qui descend de sa montagne ?

B.S. Avouez qu'on est tout de même mieux ici qu'à Québec, dans un certain complexe que vous connaissez ou dans le Bunker... J'avais besoin de lire, de me remettre à jour. Là où il n'y a pas de culture, le dialogue avec la nature tourne court. Tout est analogie. C'est la culture qui fournit le second pôle nécessaire à l'émergence de l'analogie. Certains pensent que je suis revenu à cause de ma femme. Ce n'est pas vrai. J'ai une femme qui a admirablement bien compris mes instincts de coureur des bois. Elle n'a jamais rien fait pour me retenir.

CRITÈRE. Il paraît que cette Pénélope a tissé en votre absence de merveilleuses toiles musicales...

B.S. Cette rumeur me paraît fondée. J'ajouterai que je sens de plus en plus l'obligation de témoigner moi-même de ce que la nature m'a révélé. Mais s'il faut pour cela entrer dans le “rat race”, je ne marche plus. Je pense aussi que notre première responsabilité est à l'égard de nos proches. On me demande souvent comment mes enfants réagissent à mes absences fréquentes. Je réponds que la qualité de la présence vaut mieux que la quantité indifférente... Je crois aussi que l'essen-tiel de l'éducation se fait sans paroles, par osmose, pour ainsi dire. Nous n'avons jamais poussé notre fils à faire de la musique. Il s'y est mis spontanément. De même pour les maths qu'il avait tendance à délaisser un peu. Son intérêt s'est renouvelé lorsque ma femme a suivi pour son plaisir des cours de mathématiques modernes... Pour être un témoin de la vie, il importe avant tout de rester vivant.


POSTLUDE CHEZ L'ERMITE DE ST-JUDE

Une conversation de ce genre ne pouvait pas se terminer dans n'importe quelle pénombre de n'importe quel restaurant. Sur le coup de midi, on frappa à la porte. C'était Jacques Laberge, un étudiant de l'École qui, connaissant et le docteur Simard et la revue Critère, avait servi d'intermédiaire entre les deux. Jouant son rôle jusqu'au bout, il venait nous inviter chez-lui. Chiez-lui: à quinze milles de voiture et à un mille à pied, c'est, au milieu d'une forêt d'érables aérée et riante, une cabane à sucre, plus précisément, une sorte de fournil attenant à une cabane où les sucriers se retiraient pour manger, dormir et se réchauffer. Nous étions à la fin de février. Notre hôte vivait là depuis septembre, ne dédaignant pas la compagnie, mais se plaisant dans une solitude charmée par la seule Krêta, une magnifique buse extrêmement polie quoique toujours sauvage.

Le maître du lieu a fabriqué son lit lui-même avec des rondins et de la corde, lambrissé les murs avec des croûtes de pruche, installé une truie ! Sous une fenêtre, une coupelle en bois contient le grain destiné aux oiseaux du voisinage. Dehors, la vie ailée, dedans, la vie hiératique, le regard insoumis et attentif de Krêta.

Notre hôte a retenu de la civilisation ce qui lui fait plaisir. Il a donc l'électricité, lumière et musique, ce qui lui permet de lire et d'écouter ses bandes musicales choisies. Son eau, il va la quérir dans un ruisseau qui coule à quelques centaines de pieds, au creux d'un vallon déroutant dans ce pays plat. L'ensemble du domaine est empreint de gravité ; on y sent le poids du silence que Jacques Laberge préfère à la masse du bruit...

Solitude, nature ne sont pas incompatibles avec le raffinement de la table. Pâté de foie truffé, pain de ménage, poulet de grain au curry, fromages et vin en faisaient la preuve. Tout fut dégusté sous le regard impénétrable de la buse.

CRITÈRE. Comment diable avez-vous pu vous faire accepter par les gens de la place et par la gendarmerie royale au point de pouvoir vivre ici et ainsi !

Jacques Laberge. J'ai d'abord réalisé deux ou trois projets de perspective jeunesse dans la région. Les gens m'ont adopté peu à peu. Pas tous bien sûr. Au village, on m'appelle l'ermite... Mais on ne me cause pas d'ennuis. Pour certains, je suis même une attraction touristique. On vient me voir, surtout le diman-che. Je dois remplacer les Vêpres !

CRITÈRE. Et vous étudiez ?

J.L. Il paraît même que je réussis ! Je manque parfois des cours quand il fait trop beau... ou quand j'ai des invités. Mais comme j'arrive au sprint final en pleine forme, je me débrouille finalement assez bien.

CRITÈRE. Depuis quand êtes-vous ici ?

J.L. L'an dernier, je payais plus de 50 dollars par mois pour un appartement délabré situé dans le quartier des taudis. C'était déprimant. Je n'ai pu tenir le coup qu'en songeant au voyage dont je rêvais pour l'été. Je voulais faire la descente de la Rivière Mackenzie avant la construction du pipe-line. Ce voyage, je l'ai fait, seul. Je ne suis pas allé aussi loin que je l'espérais, mais j'ai quand même tenu le coup pendant un mois. J'ai vécu des heures inoubliables. À mon retour, il n'était absolument pas question que je retourne à nouveau dans un taudis. Je me suis donc installé ici. Pas de loyer à payer. Avec l'argent que j'économise ainsi, je peux défrayer le coût de la camionnette dont j'ai besoin pour mes déplacements. Les cultivateurs manquent presque tous de main-d'œuvre, je peux facilement trouver un peu de travail dans les environs. Quant à mon “elbow room”, notion chère au professeur Simard, il est de 1 mille carré environ...

CRITÈRE. Et les jeunes filles ? N'ont-elles pas de tout temps été friandes des aventuriers ?

J.L. Je suis aussi friand d'elles... Mais mon désir d'indépendance est plus fort que tout.

CRITÈRE. Vos confrères doivent envier votre style de vie.

J.L. Quelques-uns seulement. Ceux qui s'intéressent à autre chose qu'à leur établissement futur, au salaire qu'ils souhaitent gagner et à la voiture de l'année. Mais autre chose désirer, autre chose réaliser son désir. J'ai pris les moyens de réaliser le mien qui était de vivre au cœur de la nature et d'éprouver pour elle des sentiments véritables ; ne pas me contenter d'en discuter intellectuellement. Il ne faut pas croire que la solitude est toujours facile à supporter. Mais tout se paie et, prix pour prix, j'aime mieux payer celui du silence et de l'isolement que celui du bruit et de la promiscuité sans âme.

Krêta, que préfères-tu ? Être sauvage et emprisonnée ou libre mais civilisée ? Sauvage, car même si vous tenez mon corps, vous n'aurez point mon âme, ma richesse et mon plaisir...»

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