Le développement du bouddhisme

Charles Renouvier
L'expérience et l'histoire nous rendent familier le spectacle d'une religion qui passe pour régner sur la société et qui ne parvient pas, qui ne cherche seulement pas à faire pratiquer sa morale dans les institutions, dans la vie publique, et qui, dans les temps mêmes où elle est assez forte pour interdire sous peine de mort la libre discussion de ses dogmes, ne parvient pas à diriger la vie des individus selon ses préceptes, à moins de les enlever aux relations de la famille et de la cité, — supposé qu'elle y arrive de cette manière, ce que les vices des couvents rendent plus que douteux. Cette condition singulière de l'Église catholique a été encore plus éminemment celle du bouddhisme, d'autant que ses apôtres ne songeaient point à forcer les hommes de paraître bouddhistes sans l'être de cœur. Et être bouddhiste, qu'est-ce que ce pouvait être? Il semblerait que le vrai but eût été d'être Bouddha et non bouddhiste, puisque l'objet de la religion était le salut, que le salut était le nirvana, et que le nirvana ne pouvait être gagné que par un homme parvenu au même degré de méditation que le Bouddha lui-même. D'après cela, deux points durent être de toute évidence dès les premiers temps de la propagation de la nouvelle loi religieuse: 1° La reconnaissance de cette loi par un grand public ne pouvait mener à rien de plus qu'à faciliter aux hommes, en mettant à leur portée ce qui de l'enseignement de Çakya était accessible à chacun, le moyen de s'assurer de meilleures renaissances, encore que sans approcher beaucoup du salut définitif; c'est l'effet à attendre d'un idéal de méditation et de sacrifice dont l'exemple est donné, ou, plus exactement, dont le monde croit voir quelque part l'exemple; 2° La vie du monde, la participation à ses coutumes n'étaient plus possibles pour des adeptes, professant l'imitation du Bouddha, et, d'un autre côté, la condition de l'anachorète n'offrait pas un point d'appui suffisant pour la nouvelle direction religieuse à donner au peuple. Il fallait donc que le bouddhisme s'approchât de la société, et non plus qu'il travaillât, d'ailleurs très vainement, à la détruire en multipliant sans mesure le nombre des solitaires. La solution de la difficulté se trouva naturellement dans la substitution de la vie cénobitique à l'ancien idéal des ascètes isolés. Ce genre de vie est propre à la réalisation d'un état moyen entre la perfection, à laquelle on n'ose prétendre, mais que l'on tient à affirmer, et la morale relâchée et abandonnée des hommes du torrent. Il admet des règlements qui obligent sans l'appareil de la contrainte, qui facilitent aux individus l'exercice de vertus, ou que l'on croit telles, à des degrés proportionnés à leurs forces, les défendent contre les entraînements de la coutume extérieure, enfin les font servir eux-mêmes et d'exemples et de moyens d'appel à la sainteté relative, en tout cas d'édification, au commun des hommes. Il va sans dire que l'établissement d'un certain ordre hiérarchique et d'un droit de commander est indispensable en ces sortes d'institutions. L'obéissance, sorte de vertu contradictoire, qui était loin d'être prévue dans l'état d'indépendance primitive, doit s'ajouter à la chasteté et à la pauvreté, qui l'étaient. Encore la pauvreté reçoit-elle une grave atteinte, quand il arrive que le précepte rigoureux de ne vivre que d'aumônes, lequel était applicable à l'individu, au Çramana 1, seul sujet définitivement en vue, cesse d'obliger la communauté, tout naturellement conduite à se faire propriétaire. La chasteté du moins, autant qu'on pouvait compter qu'elle serait observée, restait exigée des cénobites, avec autant de logique qu'il convient à une doctrine qui ne devait pas regarder comme bon de faciliter des renaissances. Quant à l'humilité, quatrième vertu à laquelle il faudrait trouver ici un nom plus expressif, puisqu'elle signifie pour le bouddhiste le renoncement à l'action et au vouloir, elle ne peut être obtenue et conservée dans les monastères, en la personne des chefs ou membres influents auxquels vont si aisément le respect et le crédit des peuples, qu'à la condition que la puissance civile ait chez ces derniers une existence solide et des représentants capables de la leur imposer. L'esprit de domination, toujours inhérent aux hommes, même religieux et exempts de passions basses, qui occupent de hautes places avec la faveur de leurs semblables, ne permet pas qu'il en soit autrement.

Dès que le bouddhisme devint une religion multitudiniste, et que les religieux, passés de l'état solitaire au régime des assemblées, eurent à décider ensemble de ce qu'ils croyaient et de ce qu'ils avaient à enseigner d'un commun accord, il y eut menace de schisme, ou, pourparler net, il y avait déjà schisme réel; car c'est pour cela précisément et pour y remédier que les conciles se réunissent. Le premier concile que la tradition mentionne, ou imagine, n'aurait pas tardé plus de sept jours après l'entrée du Bouddha dans le nirvana. Aussi ne suppose-t-on pas encore de divergences à l'occasion de celui-là. Ananda, le cousin et le disciple chéri de Çakya, aurait exposé la Loi (Dharma); Oupali, autre disciple, la discipline (Vinaya), et Kaciapa, président de l'assemblée, la métaphysique (Abhidharma). Les religieux auraient appris par cœur toutes les paroles. La terre, pour les confirmer, se serait balancée sept fois. Le second concile, un siècle après le premier, est dit, cette fois, avoir été motivé par le relâchement de la discipline on parle de religieux exclus par milliers de la famille spirituelle, soit pour dissidence grave, nous ne savons laquelle, soit pour cause d'indignité. Ces circonstances sont marquées plus décidément eu ce qui touche le concile suivant, le troisième.
A l'époque de celui-ci, on mentionne l'existence de quatre écoles principales, divisées elles-mêmes en plusieurs sectes chacune 2, et on rapporte ce fait caractéristique, très croyable: que des hommes de basses castes avaient usurpé dans ce temps-là le costume des religieux bouddhistes, qui ne le justifiaient pas par leur manière de vivre. Cela ne signifie point qu'il y eut des exclusions pour cause de caste; car des disciples de Bouddha parmi les plus importants nous sont donnés comme des Soudras de naissance; cela veut dire seulement que la qualité de sectateur de Bouddha était bonne à prendre pour des gens paresseux et vicieux exploitant la crédulité publique. On ne pouvait obvier à ce mal que par des établissement et des règles de communautés. C'est ce qui fut fait certainement, et les communautés se distinguèrent entre elles par les degrés de répugnance ou d'inclination qu'elles montraient à accepter les développements et les innovations qui venaient à l'enseignement de Çakya, du côté des superstitions croissantes, d'une part, et de la subtilité métaphysique, de l'autre.

La date la plus probable de ce troisième concile se place dans la seconde moitié du IIIe siècle avant notre ère, soit environ trois siècles après la mort du Bouddha, et sous le règne de Piyadasi, roi dans l'Inde centrale 3. Ce prince, grand protecteur du bouddhisme, qu'il propagea dans les États voisins du sien, et qu'il introduisit dans l'île de Ceylan, est, on n'en peut guère douter, celui, qui, sous le nom d'Açoka, figure dans la légende avec de merveilleuses aventures. On nous le montre auteur de crimes atroces, vivant dans la compagnie de religieux, féconds en miracles, qui obtiennent enfin sa conversion, préparée par une bonne action de sa précédente existence 4. L'historicité de ce roi ne laisse pas d'être parfaitement établie par les nombreux édits qu'on a de lui, gravés sur la pierre, et qui concernent la religion et la morale, la fidélité à l'enseignement bouddhique. Entre le style et les idées de ces pièces officielles et ceux de la légende, le contraste est si grand qu'on ne saurait hésiter à regarder cette dernière comme écrite à une époque postérieure de plusieurs siècles au règne de Piyadasi, et où le bouddhisme avait reçu une forte surcharge de croyances miraculeuses, d'un caractère malsain. Les renseignements chronologiques qu'on pense quelquefois y trouver sont dénués de valeur: les dates y sont manifestement arrangées pour servir les intentions édifiantes de l'écrivain.

Le caractère moral des édits de Piyadasi est extrêmement remarquable. Le roi se pose en directeur et prédicateur, pour ainsi parler, de la foi religieuse de ses sujets: de la foi bonne, qui produit le salut dans l'autre vie; mais en même temps il professe et recommande la tolérance. Il ne dédaigne pas d'ailleurs de se dire sous la protection des Dêvas de la vieille foi aryenne; et, parlant en homme du monde, il reconnaît que le parfait renoncement bouddhique est une œuvre bien difficile: «Piyadasi, le roi chéri des Dêvas, ne pense pas que la gloire ni la renommée produisent de grands avantages, sauf la gloire, qu'il désire pour lui-même: savoir, que mes peuples pratiquent longtemps l'obéissance à la loi et qu'ils observent la règle de la loi. C'est pour cela seulement que Piyadasi, le roi chéri des Dêvas, désire gloire et renommée. Car tout ce que Piyadasi, le roi chéri des Dêvas, déploie d'héroïsme, c'est en vue de l'autre vie. Bien plus, toute gloire ne donne que peu de profit; ce qui en résulte, au contraire, c'est l'absence de vertu. Toutefois, c'est en effet une chose difficile (que de travailler pour l'autre monde) pour un homme médiocre comme pour un homme élevé, si ce n'est quand, par un héroïsme suprême, on a tout abandonné, mais cela est certainement difficile pour un homme élevé.»

Voici en quels termes il expose, dans un autre édit, les mérites de la tolérance: «Piyadasi, le roi chéri des Dêvas, honore toutes les croyances, ainsi que les mendiants et les maîtres de maison, soit par des aumônes, soit par diverses marques de respect... On doit seulement honorer sa propre croyance, mais non blâmer celle des autres. Il y aura ainsi peu de tort produit. Il y a même telle et telle circonstance où la croyance des autres doit aussi être honorée... celui qui agit autrement diminue sa propre croyance et fait tort aussi à celle des autres... C'est pourquoi le bon accord seul est bien... Puissent (les hommes de) toutes les croyances abonder en savoir et prospérer en vertu! Et ceux qui ont foi à telle et telle religion doivent répéter ceci: Le roi chéri des Dêvas n'estime pas autant les aumônes et les marques de respect que l'augmentation de ce qui est l'essence de la renommée et la multiplication de toutes les croyances. A cet effet ont été établis des grands ministres de la loi, et des grands ministres surveillants des femmes, ainsi que des inspecteurs des lieux secrets, et d'autres corps d'agents. Et le fruit de cette institution, c'est que l'augmentation des religions ait promptement lieu, ainsi que la mise en lumière de la loi.»

Les écrits de Piyadasi constatent la réunion des assemblées ou conciles bouddhiques. C'est à l'une d'elles, à l'un de ces Samgas, c'est leur nom, que le roi s'adresse dans une inscription dont, cette fois, la loi du Bouddha est l'objet unique: «Le roi Piyadasi, à l'Assemblée du Magadha qu'il fait saluer, a souhaité et peu de peines et une existence agréable. Il est bien connu, seigneurs, jusqu'où vont et mon respect et ma foi pour le Bouddha, pour la Loi, pour l'Assemblée. Tout ce qui, seigneurs, a été dit par le bienheureux Bouddha, tout cela seulement est bien dit. Il faut donc montrer, seigneurs, quelles en sont les autorités; de cette manière, la bonne loi sera de longue durée: voilà ce que, moi, je crois nécessaire. En attendant, voici, Seigneurs, les sujets qu'embrasse la Loi: les bornes marquées par le Vinaya (la discipline), les facultés surnaturelles des Aryas, les dangers de l'avenir, les stances du solitaire, le Soutra du solitaire, la spéculation d'Oupatisa seulement, l'instruction de Rahoula, en rejetant les doctrines fausses: voilà ce qui a été dit par le bienheureux Bouddha. Ces sujets qu'embrasse la Loi, seigneurs, je désire, et c'est la gloire à laquelle je tiens le plus, que les religieux et les religieuses les écoutent et les méditent constamment, aussi bien que les fidèles des deux sexes. C'est pour cela, seigneurs, que je vous fais écrire ceci telle est ma volonté et ma déclaration.»

Ce texte établit plusieurs points intéressants, outre le fait d'une mission de déclaration et d'épuration de la loi, confiée à un synode de religieux bouddhistes. On peut y remarquer, en effet, la mention du Bouddha avec le titre consacré de Bhagavat (le bienheureux), ainsi que les noms de deux personnages, Rahoula et Oupatisa (ce dernier qui est un autre nom de Çariputtra) connus l'un et l'autre par des traditions, ainsi confirmées, pour être les auteurs de doctrines voisines du temps de Çakya. C'est ensuite la distinction admise entre les religieux et les fidèles, c'est-à-dire, comme le voulait nécessairement la diffusion populaire de la foi bouddhique, l'existence de la masse des croyants qui vivent comme s'ils ne croyaient pas, qui professent la religion et n'en ont pas les suprêmes observances. C'est la constatation de l'admission des femmes à la vie religieuse. C'est enfin la formule de la triple institution: le Bouddha, la Loi, l'Assemblée, analogue à celle qu'on pourrait, dans le christianisme, énoncer en ces termes: le Christ, l'Écriture, l'Église.

Voici maintenant une autre importante inscription de Piyadasi qui célèbre les bienfaits du règne définitivement établi de la loi de Bouddha dans ses États: «Dans le temps passé, pendant de nombreuses centaines d'années, on vit prospérer uniquement le meurtre des êtres vivants et la méchanceté à l'égard des créatures, le manque de respect pour les parents, les Brahmanas et les Çramanas. Aussi, en ce jour, parce que Piyadasi, le roi chéri des Dêvas, pratique la loi, le son du tambour (a retenti), la voix de la Loi (s'est fait entendre), après que des promenades de chars de parade, des promenades d'éléphants, des feux d'artifice, ainsi que d'autres représentations ont été montrées aux regards du peuple. Ce que depuis bien des centaines d'années on n'avait pas vu auparavant, on l'a vu prospérer aujourd'hui, par suite de l'ordre que donne Pyadasi, le roi chéri des Dêvas, de pratiquer la Loi. La cessation du meurtre des êtres vivants et des actes de méchanceté à l'égard des créatures, le respect pour les parents, l'obéissance aux père et mère, l'obéissance aux anciens (Thèra), voilà les vertus, ainsi que d'autres pratiques de la loi de diverses espèces, qui se sont accrues. Et Piyadasi, le roi chéri des Dêvas, fera croître cette observation de la loi; et les fils, et les petits-fils, et les arrière-petits-fils de Piyadasi, le roi chéri des Dêvas, feront croître cette observation de la loi jusqu'au kalpa de la destruction... Piyadasi, le roi chéri des Dêvas, a fait écrire cet édit la douzième année depuis son sacre.»

Un autre édit est remarquable entre tous par une déclaration d'affranchissement des esclaves et par l'érection qui s'y trouve annoncée d'un de ces édifices religieux (les stoupas), espèces de tours, constructions très multipliées dans l'Inde bouddhique, où elles furent surtout consacrées au dépôt des reliques du Bouddha (puis des Bouddhas antérieurs, imaginaires). Mais ici le stoupa se présente avec un singulier caractère, mystique à la fois et d'autorité royale, comme lié à la promulgation de la loi de délivrance pour le bonheur des peuples. C'est à un ministre, à un gouverneur de ville, que le roi s'adresse cette fois. «Voilà ce que je lui fais connaître... Ce stoupa de commandement a été destiné aujourd'hui à de nombreux milliers d'êtres vivants, comme un présent et un bouquet de fleurs pour les gens de bien. Tout homme de bien est pour moi un fils. Et pour mes fils ce que je désire, c'est qu'ils soient en possession de toute espèce d'avantages, tant dans ce monde que dans l'autre... Ce stoupa regarde le pays tout entier qui nous est soumis; sur ce stoupa a été promulguée la règle morale. Que si un homme est soumis soit à la captivité, soit à de mauvais traitements, à partir de ce moment (il sera délivré) par lui de cette captivité et des autres. Beaucoup de gens du pays souffrent dans l'esclavage; c'est pourquoi ce stoupa, a dû être désiré. Puissions-nous, me suis-je dit, leur faire obtenir la liqueur enivrante de la morale. Mais la morale n'est pas respectée par ces espèces (de vices): l'envie, la destruction de la vie, les injures, l'absence d'occupation, la paresse, la fainéantise... Que celui qui, désirant suivre la règle, serait dans la crainte, sorte de sa profonde détresse et prospère... Ainsi le veut ici le commandement du roi chéri des Dêvas. J'en confie l'exécution au grand ministre. Avec de grands desseins je fais exécuter ce qui n'a pas été mis à exécution; non, en effet, cela n'est pas. L'acquisition du ciel, voilà en réalité ce qu'il est difficile d'obtenir... J'honore extrêmement les Richis, mais (je dis) vous n'obtiendrez pas ainsi le ciel. Efforcez-vous d'acquérir ce trésor sans prix.»

Notes
1. Brahmaniste ou bouddhiste qu'il fût, le mendiant religieux, le Çramana se soumettait à un seul et même régime, à la même tenue, aux mêmes observances. Le second, sauf la nudité qui lui était interdite, devait encore plus rigoureusement peut-être n'avoir rien à lui. Il devait se faire des habits avec des haillons ramassés dans les cimetières (voy. Eug. Burnouf).
2. Peut-être dix-huit en tout, d'après les traditions septentrionales, qui sont d'accord sur les principaux points, Elles prétendaient toutes (ces sectes) remonter à la primitive révélation; mais c'est là ce qui arrive toujours en pareil cas. La plus ancienne dissidence portait bien certainement sur l'essence de l’âme, et sur la nature illusoire ou réelle du monde externe.
3. D'autres calculs donnent l'année 325 au lieu de 245 pour cette date qui doit être en rapport avec celles qu'on adopte pour la mort du Bouddha et pour le règne de Piyadasi. Au contraire, les traditions bouddhistes septentrionales placentle troisième concile au tempe d'un roi Kanichka qui vivait encore dans tes premières années de l'ère chrétienne. Mais ce pourrait être en réalité un quatrième et dernier concile.
4. La très curieuse légende d'Açoka a été traduite par Burnouf dans son Introduction, p. 358.432

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