La science de Bernardin de Saint-Pierre

Louis Aimé-Martin
Pour ses détracteurs, il était impossible de nier l'importance de Bernardin de Saint-Pierre, écrivain. Son roman Paul et Virginie fut l'un des grands succès populaires de la littérature française. Il en allait tout autrement de Bernardin de Saint-Pierre, le savant, l'auteur des Études de la nature. Mêler Dieu et la Providence à la science était un crime intolérable au siècle des Lumières. Aux yeux de la science moderne, cela relève de la naïveté et de l'égarement intellectuel. Il y a cependant chez Bernardin de Saint-Pierre un don unique pour l'observation, une compassion pour cette Terre qu'il a connue dans sa splendide diversité pour avoir voyagé de l'Afrique australe jusqu'à Saint-Pétersbourg. Il rêvait d'une géographie botanique, d'une géographie des animaux, des fleuves et des montagnes; toutes choses qu'il jugeait indissociables de leur milieu. Chaque plante que Linné avait classifié, il voulait la remettre dans son habitat naturel; chaque insecte que Réaumur avait identifié, il le rend à sa plante. Avec des accents qui rappellent ceux de Pline l'Ancien, il dénonce les prétentions des scientifiques de son époque: «C'est en cherchant ses lois et non en lui appliquant les nôtres» que l'on comprendra le mieux les desseins de la nature et de son Créateur.»
Quelle science l'occupe? quelle scène s'ouvre devant lui? Le monde, qu'il étudie à la lueur de cette lampe, n'est-il à ses yeux qu'une vaste ruine tombée au hasard dans l'espace? Non; il lui apparaît comme un temple saint qu'une main divine soutient au milieu des astres; son génie en saisit les détails en même temps qu'il en embrasse l’ensemble; il passe des pôles à la ligne, du nord au midi, des déserts de la Finlande aux riantes solitudes de l’Île de France; l'univers se présente à lui sortant des mains du Créateur avec ses grâces virginales et ses sublimes harmonies; il voit d'éternels couchants. et d'éternelles aurores se succéder sans intervalles autour du globe; les vents qui soufflent à l'opposite les uns des autres, deux océans glacés, véritables sources des mers; des monts métalliques qui rassemblent: les eaux à leurs sommets; et les versent en fleuves sur leurs flancs inclinés; des nuages d'or et de pourpre qui se soutiennent dans les airs d'une manière miraculeuse, et, par une prévoyance qui n'est point en eux, se dirigent, toujours également sur le globe pour y entretenir la fraîcheur et la fécondité; ce temple merveilleux, dont toutes les parties sont vivantes, qui repose non sur des rochers, mais sur la lumière et l'espace, renferme dans ses zones célestes des vertus souvent méconnues et persécutées sur la terre, qu'elles couvrent de bienfaits, mais qui impriment leurs actions en caractères, inaltérables, et lumineux dans le ciel, dont elles sont descendues Voilà les richesses, voilà les contemplations de ce pauvre solitaire qui n'a peut-être au monde d'autre ami que le chien qui repose à ses pieds.

Mais, disent les savans, vers quelles sciences s'est, dirigé; son esprit? a-t-il, avec Herschel, surpris, de nouveaux astres dans leurs marches? a-t-il, comme Linné; soumis les plantes à d'ingénieuses classifications? est–il entré dans le monde des infiniment petits, sur les traces de Réaumur et de Bonnet? ou, à l'exemple de Buffon, s'est-il attaché à reproduire tous les êtres qui peuplent le globe, dans une suite de portraits pleins de grâce ou de vigueur, mais dont aucun tableau ne montre les relations, dont aucune pensée ne réunit l'ensemble?

Émule de ces grands hommes, Bernardin de Saint-Pierre embrassa toutes les sciences, non pour les rattacher à de nouveaux systèmes, mais pour les ramener à la nature et à Dieu. Un esprit vaste reçoit la lumière de toutes parts et la réfléchit par faisceaux. S'il recueille les observations, c'est pour leur donner de l'étendue; s'il les rapproche ou les divise, c'est pour en tirer des conséquences; il étudie les détails, mais pour arriver à la contemplation de l'ensemble, car l'ensemble des choses est leur seul véritable point de vue. Idée profonde, révélée à Bernardin de Saint-Pierre par l'étude et l'observation et dont il fit la base de tous ses ouvrages. Ainsi chaque plante observée par Linné, il la replace dans son site; chaque insecte observé par Réaumur, il le rend à sa plante; chaque animal décrit par Buffon, il le ramène sur son sol natal. Nos vaines sciences avaient tout brouillé en voulant tout classer; il rétablit l'ordre de Dieu même; il rend a chaque chose leurs relations primitives; il reconstruit le livre de la nature, afin de nous y faire dire successivement les lois de sa sagesse, les prévoyantes de ces lois, et les bienfaits de ces prévoyances.

Cette marche si simple, et cependant si lumineuse; étonna les sophistes et blessa les savants: l'auteur écrasait l'athéisme, irritait les vanités; on l'accusa d'ignorance. Il s'en était accusé lui-même dans maints passages de son livre, conservant encore sur ses détracteurs cet avantage de savoir qu'il était ignorant. Mais cet ignorant avait eu sur toutes les sciences des aperçus nouveaux; il s'était dit: «Les savants n'étudient que leurs systèmes; source éternelle d'erreurs; étudions la nature, source éternelle de vérités. C'est en recherchant ses lois, et non en lui appliquant les nôtres; qu'on peut se promettre d'être utile aux hommes et agréable à Dieu.» Dès lors la sagesse de la Providence lui est révélée, et, pour nous borner à un seul exemple, la géographie, science aride et confuse jusqu'à lui, devient tout à coup une science divine de proportion et d'ensemble; où l'on n'avait vu que des ruines, son génie découvre un monument tout entier. En suivant la direction des montagnes, sur le globe; il reconnaît l'intelligence qui posa leurs fondements; en suivant le cours des eaux, à travers les campagnes, il signale la sagesse qui pourvoit à nos besoins; en observant les différentes zones des végétaux et des animaux dans toutes les parties du monde, il nous apprend que chaque plante a son site, chaque animal sa patrie, et que Dieu l'a ainsi voulu afin que la terre entière appartint à l'homme. Tout ce qui paraissait dans la confusion prend un ordre; tout ce qu'on attribuait au hasard devient l'œuvre d'une intelligence. Il y a une géographie des plantes, une géographie des animaux, une géographie des fleuves, une géographie des montagnes: c'est un monde nouveau que l'auteur dévoile et semble créer. Et que de prévoyances touchantes, que de relations inconnues entre ces divers phénomènes! Les végétaux sont comme de grandes familles qui se partagent le globe pour l'embellir et le féconder; l'air se charge des semences des plantes alpines, qui, semblables à des oiseaux, sont pourvues d'ailes légères; l'eau emporte les graines des plantes aquatiques, qui voguent sous leurs voiles comme des nautiles, ou glissent sur leurs nageoires comme des poissons. Le point où elles croissent, celui où elles s'arrêtent changent les mœurs et les habitudes des peuples. La géographie botanique donne à notre observateur le tableau de toute la terre: ainsi pendant que la nuit couvre encore nos rivages, le soleil se lève sur les archipels des Philippines, des Moluques et des Célèbes. Déjà le noir insulaire de Gilolo secoue les clous du giroflier, et l'habitant de Sumatra vendange les grappes qui renferment le poivre. De tous côtés, sur les rives de Java, dans les forêts pleines de paons et de pigeons au plumage d'azur, on entend crouler les noix du muscadier. Plus au nord, vers le couchant, les filles de Ceylan roulent, posée sur leurs genoux, la tendre écorce de la cannelle. Mais déjà l’astre du jour inonde l'Asie orientale des feux du midi, et prolonge ceux du matin sur l'Afrique. Voyez l'Arabe de Moka emballer dans des peaux de chameau les fèves de ses cafés, tandis que d'autres Arabes, montés sur des boeufs, côtoient le Zara et viennent nous apporter, de l'embouchure du Sénégal, les gommes de l'Afrique et les parfums de l'Arabie.

Dans le même temps où, le chant des coqs de l'Asie annonce minuit sur les côtes de l'Orient, le chant des coqs de l'Amérique annonce le point du jour sur les rivages de l'Occident. L'Indien de la Corée se couche sur ses ballots de coton, celui du Brésil se lève pour tordre avec effort le tabac de ses plantages; et' tandis que le Chinois patient dort auprès de la corbeille où il a dépouillé pour nous, feuille à feuille, le léger arbrisseau du thé, des troupes d'enfants, au Mexique, ramassent sur les opuntia la cochenille, de leurs doigts teints de carmin, et les filles de Caracas cueillent sur les bords des fleuves les gousses du cacao, et sur les rochers voisins les siliques parfumées de la vanille!

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