Décadence de l'art gothique en France et triomphe de l'art italien
Un grand fait résume donc toute l’histoire de l’art français au XIVe et au XVe siècle. L’art du moyen âge meurt avant d’avoir atteint la perfection; au lieu de tourner au progrès, il tourne à la décadence. En d’autres termes, la Renaissance ne se fit pas par la France. Aux XIe et XXIIe siècles, la France surpasse de beaucoup l’Italie dans toutes les directions de l’art. L’Italie, à cette époque, n’avait rien à comparer à nos basiliques romanes, aux peintures de Saint-Savin, aux sculptures des premiers portails gothiques. Au XIIIe siècle, la France égale encore sa rivale. La France n’eut pas de Giotto, mais elle eut des architectes supérieurs à ceux de toute l’Europe. Auj XIVe siècle, la France est définitivement surpassée. Les peintres d’Avignon, tous italiens, sont reconnus pour des maîtres qu’on ne savait pas égaler. La France ne recule pas, mais l’Italie avance à grands pas. Ce siècle n’est chez nous ni un siècle de progrès, ni un siècle de décadence: c’est un siècle stationnaire. L’art gothique hésite, s’attarde et finalement n’arrive pas à une forme acceptée de tous. Au XVe siècle, l’Italie s’engage seule avec un éclat sans pareil dans cette voie glorieuse où tout le monde devait essayer de la suivre. Pourquoi ce grand événement de l’histoire de l’esprit humain ne s’est-il pas accompli par la France? Pourquoi le pays où se produisit le grand éveil de l’art chrétien s’arrête-t-il ensuite dans une sorte de médiocrité routinière? Pourquoi le goût si élevé du premier style gothique fait-il place au goût plat et bourgeois qui nous blesse si souvent dans les ouvrages du XIVe et du XVe siècle? Les causes de ce grand fait sont nombreuses, et tiennent à ce qu’il y eut de plus profond dans l’histoire morale et sociale de l’époque qui commence avec l’avènement des Valois.
On ne doit guère alléguer ici les causes politiques. Si la France peut donner pour excuse les circonstances difficiles où elle se trouva engagée, l’Italie peut répondre qu’elle en traversa de bien plus graves. La nationalité française en ce siècle ne courut que des périls; la nationalité italienne disparut, sans que le génie italien souffrit aucune éclipse. Au milieu d’une société profondément troublée, d’une anarchie sans égale, qui maintenant la terreur en permanence, les œuvres les plus délicates ne cessèrent de se produite, l’art se développa avec une liberté absolue, des villes entières furent possédées de l’émulation des belles choses. Jamais on ne vit par un plus frappant exemple combien les arts qu’on appelle de la paix s’accommodent d’une société agitée, pourvu que cette agitation ait de la grandeur et qu’elle corresponde à des passions élevées.
A y regarder de près, on reconnaît que cette société française, en apparence si menacée, n’était pas au fond dans un état défavorable au développement de l’art. Les malheurs publics pesaient de tout leur poids sur les populations sédentaires des villes et des campagnes; mais ils n’atteignaient guère la noblesse armée qui menait le train du monde et en faisait tout l’éclat. Pour cette classe de la nation, qui se battait bien plus par plaisir et par état que par le sentiment d’une cause nationale, le temps qui s’écoula de la journée de Crécy au règne réparateur de Charles V ne fut nullement une époque néfaste. Froissart, écho des sentiments de la chevalerie, présente les années dont il fait l’histoire bien plus comme des années brillantes, riches en fait d’armes et en aventures, que comme des années de désolation. Il peut paraître étrange de le dire: au milieu de ces horreurs, le siècle était gai; ni la littérature ni l’art ne portent l’empreinte d’un profond abattement. Le roi Jean, dans sa prison, au milieu de ses peintres et de ses musiciens, oubliait son royaume avec une facilité qui nous étonne. L’année 1400, qui, d’après les idées répandues, serait le cœur même d’une des périodes les plus calamiteuses de notre histoire, fut pendant plus de cinquante ans le point brillant vers lequel se tournèrent tous les souvenirs. Paris, à ce moment, eut un éclat sans pareil. Un texte récemment publié exprime avec naïveté l’admiration des provinciaux pour ce centre de tous les raffinements. Ce n’est que dans la première moitié du XVe siècle que les suites de la guerre et de l’abaissement politique se firent sentir d’une manière profonde sur l’état social.
L’absence de la vie municipale d’une part, et de l’autre au contraire le grand développement des institutions républicaines, ont bien plus d’importance pour expliquer le contraste que présente l’histoire de l’art en France et en Italie. Ce qui le prouve, c’est que le seul pays en deçà des monts où nous trouvions le germe d’un mouvement d’art comparable à celui de l’Italie, la Flandre, est aussi le seul où fleurissent des petites républiques à peu près indépendantes. Ces États, concentrés en quelques milliers d’hommes, produisent une activité merveilleuse, et favorisent le développement des écoles locales. Des villes de troisième et de quatrième ordre, en Italie, ont une école marquée d’un caractère propre, n’empruntant rien aux autres, ne sortant pas des murs de la cité, donnant à celle-ci sa physionomie à part. A partir du XIVe et du XVe siècle, les écoles, entendues comme des centres distincts où l’art se développe d’une façon indépendante, s’effacent presque parmi nous. Certaines spécialités, par exemple celle de l’orfèvrerie et des émaux de Limoges, se défendent seules avec obstination. Une sorte d’éclectisme est dès cette époque la loi de l’art français. Chaque artiste a son point de départ dans la mode générale de son temps, non dans la manière particulière du maître qui l’a précédé.
La cour constitue en France, depuis le XIVe siècle, le principal foyer de la culture de l’art. Il semble au premier coup d’œil que, sous ce rapport, les derniers temps du moyen âge furent très bien partagés. Au commencement comme à la fin de leur long règne, au XIVe comme au XVIe siècle, les Valois se distinguèrent par leur goût délicat. L’historien de l’art n’est pas toujours amené à porter sur certains personnages les mêmes jugements que l’historien de la politique et des mœurs. Tel tyran des villes d’Italie, souillé de crimes et digne des malédictions de la postérité, occupe dans l’histoire de l’art une place honorable. De même il faut reconnaître que cette dynastie des Valois, à laquelle l’historien politique est en droit d’adresser de si sévères reproches, créa le côté brillant de la civilisation française, et contribua puissamment à fonder la suprématie en fait d’élégance et de goût qui ne devait plus nous être enlevée. A partir de Philippe de Valois, la cour de France est le centre le plus distingué du monde. Les fêtes, les tournois, les mœurs chevaleresque et polies y attirent le monde entier. Trois ou quatre rois, les rois de Bohême, de Navarre, de Majorque, d’Écosse, une foule de princes à peu près étrangers à la France, y faisaient leur résidence habituelle. Paris réglait la mode et attirait les regards de l’Europe entière, Philippe de Valois et son fils Jean apparaissaient en quelque sorte à l’imagination de leurs contemporains comme des rois de chanson de geste, passant leur vie en guerres et en fêtes, dans un cercle continu d’actions brillantes et de spectacles. Mais l’art véritable ne vas pas sans une solide culture du jugement; de joyeuses folies ne suffisent pas pour produire des œuvres durables et une mouvement vraiment fécond.
L’idéal sembla être atteint quand le hasard porta au trône celui des fils du roi Jean qui joignait aux goûts libéraux de son père et de ses frères un sérieux et un jugement qu’ils n’avaient pas. Artiste lui-même, architecte, mécanicien, entouré de ses habiles compères Raymond du Temple, Jean Saint-Romain, Charles V donna la mesure de ce que peut une dynastie amie des arts en un siècle dénué de génie. Toutes les histoires italiennes n’ont rien à comparer pour la droiture et le bon sens, à ce prince, le plus accompli de tout le moyen âge; mais il garda toujours, en fait de goût, quelque chose de lourd, de commun, de bourgeois, s’il est permis de le dire. L’architecture civile produisit des ouvrages charmants, sans qu’il se formât un goût décidément national. L’artiste devin le favori, le commensal, souvent l’agent secret et le confident des princes. Ce n’est plus le mâle et intelligent ouvrier du XIIe et du XIIIe siècle; c’est le valet adroit, bon à toute sorte de services, cumulant la sellerie avec la peinture, les commissions secrètes avec les ouvrages d’art, prenant rang dans la domesticité du prince à côté du fou, du ménestrel et du tailleur d’habits.
L’aristocratie de princes du sang qui se forme à partir du roi Jean, et qui règne sous le nom de l’infortuné Charles VI, créa de brillantes cours féodales, assez analogues aux familles régnantes de l’Italie. Ces princes, si funestes à la France sous le rapport de la politique, furent tous des hommes de goût et peuvent être considérés comme les premiers grands amateurs laïques qu’aient eus les sociétés modernes. S’ils ruinaient le royaume, du moins ils l’embellissaient, et c’est à eux en particulier que la France dut ce brillant aspect féodal qu’elle perdit par les démolitions souvent inintelligentes du XVIe et du XVIIe siècle. Quel collectionneur raffiné que le duc de Berri! Où trouver des goûts de luxe plus développés que dans la maison de Bourgogne? Que prodigue se fit jamais pardonner plus facilement ses folies que Louis d’Orléans, ce séduisant abrégé des défauts et des qualités de son siècle? Que nous sommes loin pourtant avec ces princes des fauteurs illustres de la renaissance italienne! Les princes du sang de la maison des Valois, ne représentant pas des souverainetés territoriales bien délimitées et n’ayant pas de capitales fixes, ne pouvaient créer des régions d’art, comme les Visconti, les della Scala, héritiers eux-mêmes de républiques longtemps indépendantes. La royauté ne suffit pas pour soutenir un grand mouvement d’art spontané. Il faut pour cela des républiques municipales ou de petites cours correspondant à des divisions naturelles. La maison de Bourgogne réalisa quelques-une de ces conditions; mais le mauvais goût flamand la maintint dans un luxe vulgaire, pesant, sans idéal. Louis D’Orléans est bien déjà un homme de la renaissance; mais une certaine faiblesse d’esprit et de caractère, qui contribua plus qu’on ne pense au charme qui s’attachait à sa personne et qui s’attache à son souvenir, l’empêcha d’exercer une influence bien sérieuse. Son goût est plus délicat que celui d’aucun autre prince avant lui; mais c’est bien encore le goût du moyen âge: beaucoup d’esprit et de facilité, avec une absence presque complète de grand style et de noblesse. L’amour du beau touchait chez lui aux penchants les plus frivoles, et sa piété superficielle n’aboutissait ni à des créations fécondes, ni à la règle des mœurs. L’art n’est ni le fruit d’efforts honnêtes, ni le jeu frivole d’aimables étourdis: il y faut du génie. On ne doit pas oublier que cette Italie, qui produisait la renaissance des arts, présidait en même temps à la renaissance des lettres et de la pensée philosophique, à ce grand éveil, en un mot, qui replaçait l’humanité dans la voie des grandes choses dont l’ignorance et l’abaissement des esprits l’avaient écartée.
Dans la masse de la nation, le contraste n’était pas moins sensible. La bourgeoisie française du XIVe siècle est rangée, sérieuse, pleine de justes aspirations à la vie politique. Il se forma une haute bourgeoisie de fonctionnaires enrichis par les opérations financières de la royauté, tel que les Barbette, les Montaigu, plus tard Jacques Cœur. Ces parvenus firent preuve en général d’un goût éclairé, et l’histoire doit être pour eux plus indulgente que ne le furent leurs contemporains. La jalousie des princes les écrasait; presque tous périrent de mort violente. La bonne bourgeoisie des villes, surtout de Paris, était arrivée à un haut degré de bien-être et de culture; mais elle n’avait, heureusement peut-être, aucune des qualités brillantes de la bourgeoisie italienne. Le soin extrême de la maison que nous révèle le Ménagier de Paris était tourné bien plus vers ce qu’on nomme maintenant le confortable que vers le goût de l’art. L’hôtel bourgeois du XIVe siècle devait ressembler à ces vieilles demeures remplies d’une solide richesse qu’on trouve encore au fond des provinces éloignées. Ce n’était ni l’élégante maison de la renaissance ni le luxe banal de nos demeures modernes. «Et pour ce que aux hommes, dit le Ménagier, est la cure et le soin des besognes du dehors, et en doivent les maris soigner, aller, venir et recourir deçà et delà, par pluies, par vent, par neiges, par grêles, une mouillé, autre fois sec, une fois suant, autre fois tremblant, mal peu, mal hébergé, mal chauffé, mal couché; et tout ne lui fait mal pour ce qu’il est réconforté de l’espérance qu’il a aux cures que sa femme prendra de lui à son retour, aux aides, aux joies et aux plaisirs qu’elle lui fera ou fera faire devant elle; d’estre deschaux a bon feu, d’estre lavé les piés, avoir chausses et souliers frais, bien peu, bien abreuvé, bien servi, bien seignouri, bien couchié en blans draps et cueuvre chiefs blans, bien couvert de bonnes fourrures, et assouvi des autres joies et esbatements, privetés, amours et secrets dont je me tais; et lendemain, robes-linges et vestements nouveaux. Certes, belle seur, tels services font amer et désirer à homme le retour de son hostel et veoir sa preude femme et estre estrange des autres. Et pour ce je vous conseille à reconforter ainsi vostre autre mary à toutes ses venues et demeures, et y persévérez.»
Il y avait dans ce goût du chez soi le germe d’une forte moralité bourgeoise, qui, si elle n’eût été étouffée par les éléments plus légers venus du Midi au XVIe siècle, eût fait de nous une nation sérieuse à la façon anglaise. Mais que ce bon bourgeois, si heureux de trôner dans son hôtel du quartier des Tournelles, est différent d’un bourgeois de Pise ou de Florence! La naissance de l’art est accompagnée d’une certaine facilité dans les mœurs. Conduite par l’austère Université, la bourgeoisie ne voyait dans le luxe, fort critiquable, il est vrai, des princes du sang, que des dérèglements et une augmentation des taxes. En Italie, tout était pardonné à celui qui embellissait la cité et créait des monuments dignes d’un peuple libre. En France, cela s’appelait des prodigalités, de l’argent perdu. Florence, dépeuplée par la peste, applaudissait à la seigneurie qui commandait les portes du baptistère; en France, Hugues Aubriot, le promoteur des grands travaux de Paris, était considéré comme un oppresseur: on l’accusait d’hérésie et d’incrédulité; il n’échappait au feu que par un hasard, et le peuple poursuivait ses partisans comme des ennemis de Dieu.
La religion de la France enfin, beaucoup plus profonde que celle de l’Italie, ne la portait pas autant vers la recherche d’une perfection classique. L’Église n’avait plus l’enthousiasme qui, pendant le XIIe et le XIIIe siècle, inspira tant d’œuvres originales. Elle semble obéir en général aux tendances mondaines qui entraînent le siècle loin de la mysticité pure et élevée de saint Bernard, de saint François d’Assise, de saint Bonaventure. La foi était intacte encore; mais elle tournait à la routine, elle n’inspirait plus rien de grand. Le catholicisme français a déjà sa nuance triste et austère. Une église comme Santa-Maria-Novella, portant sur ses murs les charmantes images de la gaieté et des élégantes folies de la vie florentine, eût été un scandale à Paris. Le bon Nicolas Flamel et la grave Pernelle, son épouse, s’y fussent trouvés mal à l’aise. La France faisait sans doute autant de sacrifices que l’Italie pour ses constructions religieuses; mais elle n’y sortait pas d’une certaine sécheresse. Ces églises de Florence, de Bologne, de Milan, tristement inachevées, respirent un sentiment de l’art plus délicat que nos cathédrales de la même époque. Une pensée plus vivante les a élevées; ici ce sont des œuvres d’artiste, là des œuvres d’artisans: on sent que les unes sont dans la voie du progrès, et que les autres font partie d’un art condamné.
Tout contribuait ainsi à donner à l’artiste italien plus de liberté et de dignité. Au lieu de travailleurs obscurs, anonymes aux yeux de l’histoire, chaque monument de l’Italie rappelle un nom illustre, une gloire municipale, un génie honoré durant sa vie comme un personnage politique, objet de légendes après sa mort. L’exagération même de quelques-unes de ces réputations est un fait significatif; elle atteste le haut prix que l’opinion attachait aux belles choses et le charme puissant qui attirait les imaginations vers le domaine de l’art.
Si nous considérons les circonstances extérieures au milieu desquelles l’artiste travaillait en Italie et en France, nous reconnaîtrons aussi sans peine que l’artiste italien était à meilleure école. L’étude de l’antique fit bien moins défaut à nos artistes qu’on ne l’a supposé: à Reims, elle se trahit par des signes évidents; trois figures au moins de l’album de Villard sont des études faites sur l’antique ou le byzantin; mais en ceci l’Italie avait de grands avantages. Les restes de l’art antique y étaient bien plus considérables que dans la France du nord. Quelques belles statues, les trois Grâces du dôme de Sienne par exemple, furent connues dès le moyen âge. Les ordres de l’architecture romaine, au moins depuis Brunelleschi, attirèrent l’attention. En peinture de même, l’art byzantin avait offert aux Giunta et aux Cimabue des œuvres bien plus avancées que celles que purent étudier nos peintres du XIIIe siècle.
L’art est en grande partie le reflet de la société que l’artiste a sous les yeux. Or la société italienne offrait dans le style et les manières une élégance que la nôtre ne présentait pas. La race y était plus belle, le costume et les allures étaient plus distingués. Quelque part que l’on fasse à l’idéalisme du peintre, le monde qu’on entrevoit derrière le Sposalizio de Raphaël, ou la Vie d’Ænéas Sylvius au dôme de Sienne, ou les fresques de Santa-Maris-Novella, l’emportait immensément en finesse et en grâce sur le monde de Saint-Jacques-de-la-Boucherie et des Célestins. Le type général du siècle, tel que les miniatures nous le présentent, est chez nous soucieux et laid; les poses sont vulgaires, les costumes lourds et disgracieux; nulle noblesse, nul génie. La grande infériorité de l’art moderne à l’égard de l’art ancien se révèle déjà. Déshérités en tout ce qui tient à la beauté des formes extérieures, les peuples modernes, pour arriver à la noblesse, seront obligés d’abdiquer leurs costumes et leurs allures nationales. Ils n’auront pas de choix entre la vulgarité bourgeoise ou la noblesse théâtrale. Leurs arts plastiques, leur statuaire surtout, seront frappés de quelque affectation et d’une certaine gaucherie.
L’exagération du style ogival ne nuisit pas moins au développement des arts du dessin. Suivant leur principe d’amincissement et de maigreur générale jusqu’aux dernières limites, nos architectes en vinrent presque à supprimer les surfaces lisses. Chassée de son domaine naturel, qui est la grande composition murale, la peinture s’abaissa peu à peu au niveau de la peinture en bâtiments. On ne songe plus qu’à entourer les colonnettes de mesquines torsades; on se rejette, pour la décoration des autels, sur une imagerie en pierre, lourde et sans accent. Qu’on imagine ce que fût devenue la peinture en Italie, si les églises du temps de Giotto eussent été construites dans ce style, si le génie de ce grand homme et de ces successeurs n’eût eu pour se déployer les vastes murs des églises d’Assise ou du Campo-Santo de Pise! Notre grande supériorité en architecture nous perdit. De tours de force en tours de force, nos maîtres maçons arrivèrent à des églises sèches, abstraites, froides, exclusivement architecturales. Le vide et la nudité de ces églises, quand elles ont échappé à l’ornementation désastreuse du XVIIe et du XVIIIe siècle, est quelque chose d’attristant. Les détails y étant secondaires, le plan seul étant la partie vivante et voulue, elles sont plus belles en dessin que dans la réalité. Une fois qu’on a épuisé le sentiment d’infinité qui résulte de l’ensemble, on sent le défaut de cette architecture égoïste et jalouse, n’ayant pour but qu’elle-même et régnant dans le désert. Je ne connais aucun grand vaisseau du moyen âge en Italie qui puisse se comparer à nos cathédrales de la même époque. Pourquoi cependant les églises toscanes et ombriennes sont-elles d’un art plus fin que Saint-Ouen, que la cathédrale de Beauvais? Parce que l’architecte s’y conserve son prix. Elles sont supérieures à nos églises comme Pétrarque est supérieur aux troubadours. Elles remplissent la condition essentielle de l’art classique, un cadre fini, laissant place à toutes les délicatesses de l’extécution.
L’Italie, il est vrai, a eu deux bonnes fortunes refusées à la France, et dont il importe de tenir un grand compte: celle d’avoir conservé intactes les œuvres de ses anciens maîtres et celle d’avoir eu, grâce à Vasari, sa légende dorée de l’art. Maîtres de l’opinion aux XVIe et XXVIIe siècles, les Italiens dispensèrent trop souvent la renommée selon leurs préventions ou leurs dédains. Sans contredit, la France du XIIe et du XIIIe siècle posséda dans son sein un mouvement d’écoles comparable à celui de l’Italie du XIVe siècle; mais elle n’eut pas de narrateur légendaire pour ce grand développement. Ses génies créateurs ne sont guère connus que de nom ou par les chétives images qui nous les montrent sur le pavé de leurs églises, revêtus de l’humble manteau de l’ouvrier. La façon dont leurs œuvres furent traitées a été bien plus déplorable encore. La France a toujours eu le tort de détruire quand elle a voulu bâtir. Trois ou quatre fois au moins, la France a changé de face, et chaque fois elle s’est crue obligée de faire table rase du passé. La renaissance eût volontiers supprimé les édifices gothiques du moyen âge; les amateurs du style classique du XVIIe siècle crurent bien servir la cause de l’art en effaçant la trace de constructions qu’ils tenaient pour irrégulières. De nos jours enfin, il semble qu’on s’efforce, en détruisant jusqu’aux vestiges des fondations anciennes, de rendre toute image du passé impossible et de dérouter jusqu’aux souvenirs. L’Italie, au contraire, même au temps de Raphaël, n’effaça jamais un Giotto. Ses vieilles écoles lui furent toujours chères. La perfection de l’art classique ne la rendit pas injuste pour la naïveté des époques de tâtonnement. L’attention que Vasari accorde aux anciens maîtres eût passé en France pour puérile; les essais des époques primitives y paraissant tout simplement grotesques ou barbares.
La fortune de l’art italien tient donc à des causes profondes et à la supériorité même du génie de l’Italie. Avant tout autre pays en Europe, l’Italie attacha un sens au mot de gloire et travailla pour la postérité. Le respect des origines tient chez elle au même principe. L’art étant pour l’Italie la réalisation du beau, non un caprice futile, ce pays n’éprouva pas le besoin de sacrifier les œuvres du passé aux convenances des artistes à la mode. Toutes les couches de l’histoire de l’art sont représentées sur son sol. Chacun de ses chefs-d’œuvre a un nom, une date, une légende. Si elle eût possédé nos architectes du XIIe et du XIIIe siècle, elle eût égalé leur gloire à celle des Bramante et des Michel-Ange. Même les noms obscurs des Colart de Laon, des Girard d’Orléans, seraient chez elle inscrits au livre d’or. Chez nous, il n’ont échappé à l’oubli que par le hasard qui les a fait figurer sur d’insipides registres de dépenses, mêlés aux détails les plus vulgaires, illacrymabiles….carent quia vate sacro.
En somme, si notre art du moyen âge n’a pas vécu, ce n’est pas le caprice du XVIe siècle qu’il en faut accuser, c’est qu’il manquait des conditions nécessaires pour arriver à la pleine réalisation du beau. L’art du moyen âge tomba par ses défauts essentiels et parce qu’il ne sut pas s’élever à la perfection de la forme. L’antiquité seule pouvait révéler aux nations modernes le secret d’un art qui ne sacrifiât jamais la beauté à l’expression et s’arrêtât toujours devant la difformité. La renaissance n’est pas, comme on l’a dit souvent, coupable d’avoir étouffé l’art du moyen âge: l’art du moyen âge était mort avant qu’elle commençât à poindre. Il était mort faute d’un principe suffisant pour l’amener à un entier succès. Aussi sa décadence ne ressemble-t-elle pas à celle d’un art qui dépasse le but à force de raffinement et par l’impossibilité où est l’esprit humain de se tenir longtemps dans la limite de la perfection: ce fut une décadence avant la maturité, une sorte de jeunesse flétrie avant d’arriver à un complet développement. Ce qui manqua à l’art de la fin du XIVe siècle, ce ne fut ni le talent des artistes, ni une aristocratie brillante et spirituelle pour l’encourager; ce fut un mobile moral élevé, une noble conception de la nature humaine, et ce sentiment du grand et du beau, sans lequel les ouvrages de l’art comme ceux de la littérature ne peuvent arriver à revêtir une forme durable et achevée.
L’art du moyen âge est original, en ce sens qu’il cherche à représenter, en dehors de toute imitation d’un type classique étranger, le beau tel qu’on le concevait alors; mais que cette conception de la beauté fût très inférieure, si on la compare à la beauté antique, c’est ce qu’on ne peut nier. Un art complet ne pouvait en sortir. Le premier pas dans la voie du progrès était de renoncer à des conditions désavantageuses pour revenir à celles de l’antiquité; mais on sent combien l’art moderne tout entier, hors de l’Italie, était dès lors frappé d’infériorité. Ce n’est jamais impunément qu’on renonce à ses pères. Pour fuir la vulgarité, on tombait dans le factice. Un idéal artificiel, une statuaire forcée d’opter entre le convenu ou le laid, une architecture mensongère, voilà les dures lois que trouvèrent devant eux les transfuges qui, tournent le dos au moyen âge, se mirent à copier l’antique. Heureusement la civilisation moderne possède assez de grandes parties qui n’appartiennent qu’à elle seule pour se consoler d’être condamnée, sous le rapport de l’art, à une infériorité irréparable. Parce que les qualités de l’âge mûr excluent celles de la première jeunesse, ce n’est pas une raison pour regretter d’avoir échangé les dons brillants qui ne durent qu’un jour contre les solides avantages de la maturité.