Alfred de Vigny ou la volupté de l'honneur
Vigny appartient certes à l'Ancien Régime mais, à la différence de Chateaubriand, il ne l'a pas connu, et son modeste manoir du Maine-Giraud fait piètre figure à l'ombre des tours médiévales de Combourg. Lorsqu'il entre, à dix-huit ans, dans la «vie publique», c'est pour caracoler en vain derrière le carrosse de Louis XVIII, que le retour de l'île d'Elbe précipite sur la route de Gand. Il est trop intelligent pour que sa fidélité aux Bourbons obscurcisse jamais sa lucidité politique, et s'il ne morguera pas Louis-Philippe autant que Chateaubriand, il s'en tiendra dignement à distance, laissant Victor Hugo faire sa cour aux Tuileries sous la monarchie de Juillet.
L'individu a raison, mais il est sans pouvoir; la société est injuste, mais elle a tous les pouvoirs. Comment vivre? Les refus de Vigny ne viennent jamais de l'impuissance ou du renoncement. Il sont ceux d'un homme qui sait au besoin se suffire, et rien n'incommode autant une société à laquelle le poète enseigne que «le sentiment de la solitude, du silence, du rêve éveillé dans la nuit, est la poésie même pour moi et la révélation de l'existence angélique future de l'homme».
Saint-Bris montre bien à quel point Vigny fut un précurseur: du roman historique avec Cinq-Mars, qui n'a pas vieilli, du théâtre romantique avec Chatterton, qu'on aimerait revoir au Français, du roman philosophique avec Stello et Daphné: «Vigny, écrit son biographe, est un romantique différent, toujours distingué par des génies en marge, que ce soit Baudelaire ou Proust. Il n'a pas la popularité d'un Hugo, le panache d'un Lamartine, c'est un romantique sans voyages, sans exil, sans légende populaire (?). Vigny, c'est avant tout et après tout la vie intérieure.»
Nul n'a poussé plus haut que lui une conception à la fois contemplative et philosophique de la poésie: «C'est la beauté suprême des choses et la contemplation idéale de cette beauté». Jean Mauriac me confiait que la Maison du berger était demeurée le poème préféré de François Mauriac, qu'il se redisait toujours: «Nous marchons ainsi, ne laissant que notre ombre/Sur cette terre ingrate où les morts ont passé.»
Sa vie privée, recluse entre sa mère et sa femme, captatrices et malades, fut aussi désolante que sa vie publique, mais traversée de violentes passions, qu'il assuma pleinement, de la célèbre Marie Dorval à l'amour caché de ses derniers jours pour Augusta Froustey, d'où naîtra un enfant posthume, dont Saint-Bris nous dévoile, enfin, les déchirements et la postérité longtemps mystérieuse.
C'est à cause de tout cela que Vigny a voulu faire de l'honneur une religion, une ascèse qui fut en effet sa suprême volupté. Cet honneur est le nom qu'il donne à la conscience, à cette voix secrète qui dicte à l'homme ce qu'il doit faire et être, et qui est si semblable à la voix divine que Socrate croyait entendre et pour laquelle on lui ordonna de mourir. Il ne s'agit jamais d'un honneur creux où l'orgueil se cabre, mais d'un amor fati pleinement assumé.
Vigny a fondé une aristocratie des esprits et des âmes dont la morale porte au-delà des pratiques et des croyances. Sa postérité est rare mais elle existe: la philosophie stoïcienne avec Montherlant. Il faut tenir que cet homme fut vrai: cela se voit à l'authenticité qu'a su conserver une œuvre conçue dans l'Olympe mais dont le naturel n'échappera pas à ceux qui, aujourd'hui, prendront le soin de relire l'admirable Journal d'un poète, pour autant qu'un éditeur prenne soin de nous en fournir une édition courante, car il n'en existe évidemment plus?