Le Musset des familles

Remy de Gourmont
Vous souvient-il de Pierre Abélard, « qui fut châtré et puis moine », comme dit François Villon? Pareille aventure vient d’arriver à Alfred de Musset. Il a subi l’opération fatidique. Le beau coq fringant qui courait après toutes les poules est devenu un paisible chapon propre à prendre de la graisse en somnolant dans sa cage. Le dandy est devenu marguillier. Il pense comme M. René Bazin et comme M. François Coppée, lesquels sont bien pensants. Un bout de chapelet sort de la poche jadis gonflée de billets doux. Don Juan est devenu aumônier chez les filles repenties, et quand l’une d’elles est trop jolie, il baisse la paupière et déplore les artifices du démon.

C’est ainsi qu’on vous métamorphose un homme! Oh! l’opération fut bien faite, puisque l’opérateur fut M. Émile Faguet. Chirurgien expérimenté, il a tranché dans la chair avec élégance et précision. M. Faguet a du savoir, de l’esprit et même de la désinvolture; il vous chaponne un grand poète en un tour de main, sans que le sourire ait quitté ses lèvres amères. Car il a le sourire, tout comme la Joconde, ce grand prêtre, et il murmure, tout en essuyant à son étole le couteau du sacrifice: «Ce n’était pas plus difficile que cela!»

M. Faguet est bon enfant, mais trop modeste. Ce qu’il a fait est très difficile et, certes, je ne m’en chargerais pas. Il a, dans l’œuvre d’Alfred de Musset, taillé un volume, mi-prose, mi-vers, destiné à l’édification littéraire, morale et sociale des familles pieuses. « J’y ai mis tous mes soins, dit-il, et je souhaite avoir réussi. » Il a réussi. Cette œuvre hardie m’inspirait une vive curiosité. À peine était-elle en vente que je m’empressais de l’acquérir. Les occasions de se divertir sont rares et l’on ne vous offre pas tous les jours un « Musset des Familles ». Quand Ninette ou Ninon se taillent une robe, il tombe des rognures. M. Faguet a recueilli ces rognures, les a classées, étiquetées avec soin. On connaît la provenance de chaque morceau d’étoffe. Ceci vient de l’épaule et ceci de la gorge, et ceci de la manche et ceci de la jupe. Voici, jeunes filles, un peu de Mardoche et un peu de Namouna. Par ce que nous vous donnons, jugez de ce qui manque. Voulez-vous des précisions? Lisez l’étiquette: Namouna est l’histoire d’un jeune pacha quelconque qui habite quelque part en Orient et qui a un caractère assez singulier. Voilà. On ne saurait vraiment, sans indiscrétion, en demander davantage. Mais les familles pieuses ne sont pas indiscrètes. Les révélations de l’étiquette leur suffisent. Les familles pieuses ne sauront jamais que Hassan était couché tout nu sur une peau d’ours et que Musset trouve cela une très noble pose. Le Hassan des familles s’enveloppe d’une robe de chambre à fleurs et il donne audience à la vertu persécutée. Ah! ce n’est pas lui qui, sur la souple ottomane, se laisserait bercer par des bras parfumés! Fi donc! Jeune homme modèle, qui sait? Élève peut-être des bons pères missionnaires, le Hassan des familles ne se montre à ses lecteurs mondains que dans l’attitude la plus correcte. On sent, à chaque page, la collaboration éclairée de M. Arthur Meyer, éditeur de la chose.

J’attendais le Rolla des familles, non sans quelque impatience. Il est digne de Hassan, c’est tout dire. L’étiquette qui en accompagne les rognures a de la saveur : « En 1833, Musset donna Rolla dans La Revue des Deux Mondes, qui ne l’accepterait pas aujourd’hui, pour raisons très respectables. » Et cette remarque, qui est juste, montre bien le chemin parcouru depuis soixante-dix ans dans le sens de la réaction religieuse et de la morale dévote. Une poète qui publierait aujourd’hui un poème d’une allure aussi libre se fermerait à jamais non seulement les portes de la célèbre revue, mais aussi celle de l’Académie française. Il y a moins de libéralisme littéraire, moral ou politique, dans le présent monde académique que dans celui de la Restauration ou de Louis-Philippe. Si l’Académie, en son ensemble, a gardé certaines audaces d’appréciation, ce n’est qu’à force de luttes contre un parti toujours de plus en plus puissant et sous les efforts duquel finirait, si l’on n’y prenait garde, par succomber la libre et fière pensée française traditionnelle. M. Faguet n’est pas de ceux qui souhaitent un tel résultat; il sait maintenir sous la pression cléricale l’indépendance de son jugement, et peut-être est-il le premier à sourire, dans son scepticisme bon enfant, de ce Musset des familles, qui sera d’ailleurs très probablement une fructueuse entreprise de librairie.

Tant qu’on ne se résoudra pas à donner aux filles la même éducation qu’aux garçons, à leur enseigner la même morale, à tolérer chez elles les mêmes curiosités, il faudra bien arranger pour elles, déviriliser pour elles la littérature masculine. Le Musset des familles est une conséquence de nos préjugés ou, si l’on veut, de nos habitudes, de nos traditions. Je ne puis me tenir de le railler, mais je reconnais sa nécessité. On instruit les jeunes filles, on prétend même leur donner une culture générale, dont la littérature fait nécessairement partie; or, Rabelais, Molière, Voltaire, Musset font partie, et au premier rang, de la littérature. Faut-il mettre entre leurs mains Pantagruel, Sganarelle, Candide, Rolla? Telle est la question. On n’attend pas de moi que j’essaie de la trancher à l’improviste. Tout ce que je puis dire, c’est que, incliné à un grand libéralisme dans l’éducation des jeunes filles, je reconnais que ce libéralisme a des limites. En allant trop loin, on froisserait bien des sensibilités. La vrai solution serait peut-être de laisser telles qu’elles sont les œuvres des grands écrivains, de ne pas les édulcorer, de ne pas leur enlever, par des coupures malheureuses, cette hardiesse spontanée qui fait leur charme. Alors on fermerait la porte aux jeunes filles que l’on veut élever à l’ancienne mode, comme on la ferme aux petits garçons, sans que personne ne s’avise de les plaindre. Il vaut mieux, en somme, ignorer Musset que de croire que c’était un Lamartine un peu plus fiévreux et un peu moins correct, mais qui a traité à peu près les mêmes sujets, et qui avait pareillement l’âme enrobée de moralisme et religiosité.

Le Musset des familles est, nous dit-on, le premier d’une série. Il a eu des modèles. Il y a quelques années, ne s’avisa-t-on pas d’une entreprise encore plus comique, le Rabelais des jeunes filles? Ce livre m’est inconnu, et je crois qu’il n’eut guère de succès. Plus récemment, un éditeur catholique a publié un Balzac expurgé, rendu tout pareil à Berquin, un Balzac qui ferait l’ornement de la Bibliothèque rose. Enfin, je possède deux petits volumes rares et bien curieux, qui s’appellent le Molière de la jeunesse. L’auteur était universitaire du temps que l’Université était sous la coupe de l’Église. Il est mort en 1840. Cet excellent homme admirait beaucoup Molière, mais il le considérait en même temps, il nous en informe dans sa préface, comme un auteur des plus dangereux pour la jeunesse. Des enfants, dit-il, ne pourraient même le parcourir sans péril pour leur innocence, car ses comédies roulent presque toutes sur des intrigues amoureuses et peignent des passions qui ne s’éveillent que trop dans l’imagination ardente de la jeunesse. Mais quel dommage que ce qu’il y a de « répréhensible » dans ces pièces empêche qu’on les mette entre toutes les mains, car, il le confesse, elles contiennent et de belles choses, et des choses fort amusantes. Il coucha donc Molière sur la table d’opération et il trancha dans le vif. Le résultat donne un Malade imaginaire arrangé en deux actes et duquel ont disparu Béline, Louison et Cléante; un Misanthrope réduit à un acte et duquel on a tout bonnement ôté Célimène. Alceste sans Célimène, cela passe l’imagination! Le reste est à l’avenant, mais Tartufe, pour plus de sûreté, est enlevé tout entier. Veut-on le nom de ce pédagogue effronté? Il s’appelait M. Jauffret. Auprès du Molière de la jeunesse, le Musset des familles est, je le reconnais, une œuvre hardie, un modèle de loyauté littéraire. Même dans les milieux qui affectent le plus vif attachement à la morale chrétienne, cette morale est en désarroi. M. Faguet laisse passer des choses telles que :
    Regrettez-vous le temps où les nymphes lascives
    Ondoyaient au soleil parmi les fleurs des eaux?
Voilà une image bien peu « famille » et bien peu chrétienne. Est-ce que tout cela, au fond, ne serait pas de l’hypocrisie? Est-ce que nous ne serions pas, avec ce Musset des familles, dans un monde qui veut faire croire à son antique vertu, mais qui, dans l’intimité, s’en moque? J’aime mieux insinuer que la liberté de penser et de sentir a fait quelques progrès, même parmi ceux qui font profession de n’accueillir que des pensées modestes, de n’éprouver que des sentiments permis.

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