Le théologème ou l'abandon à la providence
Dis: «L'affaire tout entière appartient à Dieu»
Ils cachent en eux-mêmes ce qu'ils ne te montrent pas.
Ils disent:
«Si l'affaire avait dépendu de nous,
Les nôtres n'auraient pas été tués ici.»
Dis:
«Même si vous étiez restés dans vos maisons
la mort aurait atteint ceux dont le meurtre était écrit,
afin que Dieu éprouve ce qui se trouve dans vos coeurs
et qu'il en purifie le contenu» (5).
L'heure du décès est par Dieu fixée avec une nécessité fatale, de sorte que nous mourrons à l'heure dite quoi que nous fassions, que nous livrions bataille ou que nous restions à dormir sous la tente. Mais comme la mort est l'occasion de notre jugement par Dieu, mieux vaut passer de vie à trépas en ayant défendu sa cause sacrée qu'en l'ayant désertée. L'activité du fidèle est ainsi encouragée par la double affirmation de l'absolue prédestination (ton sort est déjà écrit: inutile de t'en inquiéter) et du jugement dernier (conforme-toi aux commandements de la religion pour ne pas subir le châtiment). Ce fatum mahometanum a souvent été interprété de manière malveillante par la civilisation chrétienne. Selon l'état changeant de ses rapports au monde islamique, l'Europe a été partagée entre deux thèses contradictoires: le fatum mahometanum inclinerait tantôt à la témérité du fanatisme, et tantôt à la torpeur et paresse du fatalisme. Dans les périodes où le monde musulman l'emporte sur le monde chrétien, c'est le premier préjugé qui prévaut: croyant l'heure de sa mort inéluctablement fixée, le combattant du djihad se porterait tête baissée au danger jusqu'à l'action suicidaire. À l'inverse, lorsque le christianisme l'emporte sur l'islam, c'est le second jugement qui l'emporte: si tout est écrit, à quoi bon appeler un médecin, prendre un remède ou éviter les lieux infectés par la peste? et pourquoi ne pas céder aux penchants lascifs de l'oisiveté? Le fatalisme condamnerait le monde musulman à l'indolence (6). Tel est le fameux argument de la «raison paresseuse» souvent invoqué par Leibniz dans sa Théodicée. Bornons-nous ici à remarquer le contresens de la seconde interprétation. Ce texte du Coran ne saurait en aucun cas être interprété comme une invitation à la négligence et à l'incurie, un appel à «ne se mettre en peine de rien»: il exhorte le croyant à servir activement la cause de la religion. Faut-il alors souscrire à la première interprétation? Si elle comporte plus de vérité, elle est néanmoins erronée: comme l'écrivait P. Bayle, la croyance en la fatalité n'empêche pas que les musulmans «se servent des lumières de leur prudence «tout comme les chrétiens et les autres hommes» (7). La IIIe sourate invite le croyant à mettre au service du combat pour Dieu tous les moyens à sa disposition parmi lesquels figure la raison, apte à concevoir des stratagèmes dont on connaît le rôle éminent dans la pensée stratégique arabe. Mahomet exhorte ses disciples à la guerre, et non au suicide! Reste que son affirmation de la prédestination, visant à dissiper la peur de la mort et l'angoisse de l'avenir, entend encourager l'activité du croyant.
Ces versets du Coran peuvent légitimement être rapprochés du discours apostolique de l'Évangile selon Matthieu où Jésus exhorte ses disciples à être, sinon ses soldats, du moins ses missionnaires et à propager l'évangile malgré le martyre:
«Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme; craignez plutôt Celui qui peut perdre dans la géhenne à la fois l'âme et le corps. Ne vend-on pas deux passereaux pour un as? Et pas un d'entre eux ne tombera au sol à l'insu de votre Père! Et vous donc! vos cheveux mêmes sont tous comptés! Soyez donc sans crainte; vous valez mieux, vous, qu'une multitude de passereaux.
Quiconque se déclarera pour moi devant les hommes, moi aussi je me déclarerai pour lui devant mon Père qui est dans les cieux; mais celui qui m'aura renié devant les hommes, à mon tour je le renierai devant mon Père qui est aux cieux.» (8)
Jésus affirme la providence dans toute sa rigueur: si le plus minime des phénomènes naturels est ordonné par la volonté de Dieu, le cours de l'existence humaine est a fortiori prédestiné dans ses moindres détails. Les apôtres ne doivent pas craindre l'avenir: il ne leur arrivera jamais que ce que Dieu a voulu et qui ne saurait, par conséquent, être un mal. Ils doivent d'autant moins défaillir devant la perspective du martyre que leur comportement terrestre déterminera leur sort éternel, Jésus intercédant auprès de Dieu au jour du Jugement dernier selon qu'ils auront été fidèles ou apostats. Comme le Coran, l'Évangile selon Matthieu encourage l'activité religieuse du croyant par la double affirmation de la providence et du jugement dernier. Le Nouveau Testament recourt souvent à cette ressource pour dissoudre l'angoisse de l'avenir. Plutôt que de s'inquiéter du lendemain, le croyant doit s'occuper présentement de Dieu: «à chaque jour suffit sa peine» (9)! Le principal atout du théologème est son irréfutabilité. Le prêtre ne prétend pas connaître l'avenir, réservant ce privilège à la prescience divine. Contrairement au devin qui prend le risque d'être réfuté, il défend une proposition que l'expérience ne saurait infirmer ni confirmer: tout ce qui arrive ici-bas a été par Dieu ordonné de toute éternité. Ne se hasardant pas à formuler des prédictions, il se retranche dans une position plus aisée à défendre. Le théologème connaît cependant trois failles. La première est la théodicée: si Dieu détermine le cours de l'histoire, comment ne serait-il pas responsable du mal? Ce n'est pas le lieu ici de traiter cette vénérable crux theologorum. La seconde faille est que le théologème n'est pas moins irrationnel que le mythème: il substitue des croyances à d'autres croyances, la prescience à la divination, et le pouvoir du prêtre à celui du magicien. Troisième et dernière faille, ses moyens sont relativement inadaptés à sa fin. La théologie ne dissipe une phobie qu'au prix d'une autre phobie: elle remplace l'inquiétude légitime de l'avenir par la crainte religieuse du Jugement dernier.
Notes
(5) Le Coran, III, 154: trad. J. Grosjean, 2 vol., Paris, Folio, 1980 (1ère éd. Gallimard, 1967), t. 1, p. 83.
(6) Cf. le mot de Flaubert: «Fataliste comme un turc, je crois que tout ce que nous pouvons faire pour le progrès de l'humanité, ou rien, c'est exactement la même chose» (Lettre à L. Collet, 8 août 1846, in FLAUBERT, Correspondance).
(7) BAYLE, Pensées diverses sur la comète, c. CLXXVI
(8) Évangile selon Matthieu, 10, 28-32 in Bible de Jérusalem, nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Les Éd. du Cerf, 1998, p. 1665).
(9) Ibid., 6, 25-34 et Évangile selon Luc, 12, 22-31.