Civisme et cosmopolitisme

Jacques Dufresne
On peut tirer les leçons les plus diverses de l’expérience démocratique athénienne. Chaque époque en a tiré les siennes. C’est la solidarité entre les citoyens athéniens et le sens des responsabilités des élites qui doit retenir l’attention de tous les démocrates du monde, surtout de ceux dont les pays, arrivant endettés au terme d’un cycle de cinquante années de prospérité, vivent une mutation dont les conséquences pourraient être désastreuses.

Solon, Pisistrate, Clisthène, Périclès, tous ces grands défenseurs et représentants du peuple athénien étaient des nobles qui s’élevaient au-dessus des intérêts propres à leur caste, pour partager les avantages de leur situation avec l’ensemble de leurs concitoyens et élever par là leur cité en s’élevant eux-mêmes. Et ils le faisaient en acceptant le principe de l’égalité jusque dans ses ultimes conséquences. C’est un noble, Clisthène, qui a été à l’origine de la loi sur l’ostracisme. C’est un autre noble, Périclès, qui obtiendra qu’on verse des indemnités pour certaines fonctions accaparantes, ce qui devait permettre aux plus pauvres parmi les citoyens d’assumer leurs responsabilités civiques sans se ruiner. Un citoyen, un vote! Jamais ce principe ne sera poussé plus loin par la suite, l’intelligence animant la parole étant seule autorisée à accroître l’influence d’un individu. à la guerre, dont aucun citoyen ne cherchait à être exclu, une seule cause: la défense de la patrie.

Refuser d’aller à la guerre, c’était la honte. Le problème semble ne s’être guère posé tant l’attachement à la cité était grand chez tous les citoyens. Et voici l’autre aspect de la solidarité, son fondement même: le patriotisme, l’enracinement. Chaque cité avait ses dieux, son histoire, ses heures de gloire, ses poètes, ses sages, ses artistes. Ce présent et ce passé, enfermés dans un petit territoire familier et liés l’un à l’autre comme la feuille à la branche, constituaient un objet d’attachement tel qu’il allait de soi d’accepter la mort pour le protéger. Sa cité comptait plus que sa personne aux yeux d’un Athénien, d’un Spartiate ou d’un Thébain. Tribalisme, nationalisme, dirions-nous aujourd’hui avec mépris pour donner notre appréciation de ce civisme qui, à l’époque, paraissait si naturel qu’Aristote, à force de l’observer, en tira la conclusion que l’homme est un zoon politikon, un animal qui vit en cité.

Notre époque semble toute fière d’avoir enfin dépassé cet attachement qui fut la cause de tant de guerres. Nous voici enfin dans l’ère du cosmopolitisme. Nous devrions au moins avoir l’honnêteté de dire nous revoici! Le mot cosmopolite, qui veut dire littéralement "citoyen du monde", date de l’époque de l’Empire d’Alexandre. Unis par ce grand capitaine par-delà leurs cités, qu’ils apprenaient ainsi à mépriser, les Grecs allaient désormais se percevoir eux-mêmes comme des citoyens du monde, ce qui eut comme principal effet de les préparer à devenir les esclaves des seuls vrais cosmopolites de l’époque: les Romains. Dans le cas de ces derniers, le cosmopolitisme avait l’insigne avantage de coïncider avec l’attachement à leur propre patrie, une cité: Rome.

Adieu Sophocle d’Athènes, adieu Thalès de Milet, Anaxagore de Clazomène, Hippocrate de Cos, Pythagore de Crotone. Mais n’est-ce pas à ces produits du tribalisme que nous devons le plus beau sens du mot et les accents les plus justes pour dire ce souci de l’humanité pour elle-même? écoutons ce chant de Pindare de Béotie...

Qu’est l’homme, que n’est pas l’homme
L’homme est le rêve d’une ombre
Mais quelquefois, comme un rayon venu d’en haut
La lueur brève d’une joie descend sur lui
Et il connaît quelque douceur

Le cosmopolitisme contemporain donnera-t-il de si beaux fruits? Sur le plan social, il semble pour l’instant plutôt destiné à créer dans chaque pays, dans chaque patrie, une oligarchie indifférente au sort de la majorité. Dans un ouvrage qu’il aura terminé juste avant sa mort, The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy, Christopher Lasch, l’auteur de Culture du narcissisme, pour expliquer l’émergence de cette oligarchie, se rapporte à un classique de la pensée politique: La Révolte des masses d’Ortéga Y Gasset. Ce livre, paru en 1926, avait quelque chose de prophétique en ce qu’il annonçait, en exposant les causes du phénomène, la façon dont l’homme-masse allait imposer sa barbarie dans divers pays d’Europe. à ce moment, l’industrialisation se poursuit de façon accélérée. Tous les espoirs semblent permis aux travailleurs qui, d’une part assurent le fonctionnement des usines et d’autre part, ont constitué l’essentiel des troupes pendant la guerre de 1914-18. Les partis politiques de masse existent déjà en Allemagne et en Italie, en URSS, la révolution bolchevique se poursuit.

L’homme-masse inspirait des craintes à Ortega y Gasset, parce qu’il ne voyait pas de limites à l’expansion de sa puissance, parce qu’il se définissait par ses droits plutôt que par ses obligations, parce qu’il ignorait tout de l’histoire, parce qu’il se montrait incapable d’admiration et d’émerveillement devant ce qui avait fait la grandeur de l’Europe, devant la Grèce ancienne en particulier, parce qu’il voulait tout, sur-le-champ, y compris dans ses amours. étant ainsi trop bien armé sur le plan des désirs, et désarmé sur le plan du jugement, l’homme-masse pouvait facilement être manipulé par des dictateurs dont le destin insensé allait se confondre avec le sien. Ce qui ne manqua pas de se produire.

Dans ce portrait de l’homme-masse des années 1920, Christopher Lasch reconnaît celui de l’élite d’aujourd’hui. Cette élite, c’est dans la plupart des pays riches, membres du nouveau club mondial, la tranche supérieure de la population, cet heureux 20% qui s’est enrichi au cours des vingt dernières années pendant que la désindustrialisation appauvrissait et affaiblissait la majorité au point que cette dernière, qui rêvait de toute puissance, il y a moins d’un siècle, semble s’être résignée à un sort de plus en plus sombre. Le militantisme à la base de la société est désormais confiné à des groupes féministes ou ethniques qui font le jeu de l’élite en ce sens que leur but est de se tailler une place au sein de cette élite et non d’assurer la promotion de la majorité comme telle.

L’élite, qui est-elle? Elle est constituée de ceux et celles qui possèdent et contrôlent l’information et qui sont ainsi les maîtres des signes abstraits par lesquels transite l’information. On aura reconnu les banquiers, les courtiers, les cadres supérieurs des entreprises, les informaticiens, les ingénieurs, les professionnels en général, les journalistes, les vedettes du cinéma et de la télévision, les professeurs d’université. Ceux et celles! Le féminin dans ce cas est plus qu’une concession à la political correctness, pour la bonne raison que désormais les branchés ont tendance à se marier entre eux, contrairement à ce qui se faisait auparavant, quand le médecin épousait une infirmière et le patron sa secrétaire. Deux fois 60 000$ égalent 120 000$; deux fois 20 000$ égalent 40 000$. C’est ainsi, précise Christopher Lasch, que se creuse le fossé entre le premier 20% et le reste de la population.

Cette élite a les mêmes valeurs que l’homme-masse des années 1920: oubli du passé et irresponsabilité à l’égard de l’avenir, indifférence à l’égard des problèmes et des aspirations du reste de la société, souci narcissique de soi, de sa forme physique -- promesse d’une espèce d’éternité sur terre et condition d’un désir de réussite qui ne connaît pas de limite. Il s’agit, précise Lasch, d’une méritocratie qui induit chez ses membres qu’ils ne doivent rien au reste de la société puisqu’ils ont acquis leur pouvoir de haute lutte dans le respect de l’égalité des chances. Cette importance attachée au mérite personnel a pour conséquence que la nouvelle élite ne se reconnaît pas à elle-même les obligations que la noblesse traditionnelle se reconnaissait.

Et de même que l’homme-masse de jadis se reconnaissait assez bien dans l’internationale communiste, de même les représentants de l’élite d’aujourd’hui profitent-ils de la mondialisation des échanges -- qui est d’ailleurs leur oeuvre -- pour rompre les derniers liens avec les pays et les nations qui les ont mis en orbite internationale. Toute manifestation de sentiment d’appartenance leur apparaît comme une forme méprisable de tribalisme. Excellent prétexte supplémentaire pour s’enfermer dans des banlieues et des condominiums à sécurité privée maximale. Que la majorité tribale se débrouille seule avec ses problèmes de criminalité!

Nouvelle oligarchie, trahison de la démocratie. Le sous-titre du livre de Lasch s’imposait. Et voici comment l’exemple de la Grèce antique vient à notre secours ; l’enracinement, l’attachement à sa cité, à sa patrie sont les conditions de la solidarité sans laquelle aucune harmonie sociale n’est possible.

"La crainte, écrit Lasch, que le langage international de l’argent ne parle plus fort que les dialectes locaux est à l’origine de la renaissance des particularismes ethniques en Europe, au moment même où le déclin de l’état-nation affaiblit la seule autorité capable de tempérer les rivalités ethniques. La renaissance du tribalisme, à son tour, renforce la tendance au cosmopolitisme au sein de l’élite". Chose étonnante, c’est Robert Reich, le Secrétaire américain du travail qui, en dépit de son admiration pour l’élite constituée d’analystes des symboles, a proposé les réflexions les plus pénétrantes sur les côtés sombres du cosmopolitisme: "Sans attachements nationaux, nous rappelle-t-il, les gens sont peu enclins à faire des sacrifices ou à assumer la responsabilité de leurs actes. Nous apprenons à nous sentir responsables des autres parce que nous partageons avec eux une histoire commune, une culture commune, un destin commun. La dénationalisation de l’entreprise tend à produire une classe de cosmopolites qui se voient comme des citoyens du monde, mais sans accepter aucune des obligations qu’implique la citoyenneté dans une entité politique normale." Deux nouveaux facteurs aggravent le sort présent et futur de la majorité abandonnée à elle-même par la méritocratie: on n’a plus besoin de travailleurs dans les usines ni de soldats dans les armées. Les robots et les sytèmes d’information remplacent les soldats aussi bien que les ouvriers. C’est à Marathon et à Salamine que les plus humbles parmi les citoyens athéniens ont accédé à l’égalité avec les nobles. Ces derniers avaient d’autre part senti la nécessité de la solidarité avec les citoyens parce qu’ils voyaient venir des guerres qu’ils ne pouvaient pas gagner seuls avec des mercenaires. Pendant toute l’ère industrielle, en plus de mériter leurs galons sur les champs de bataille, les plus humbles parmi les citoyens des démocraties occidentales étaient nécessaires dans les usines. En dépit de toutes ces circonstances qui leur étaient favorables, leur sort a été dur. Quel sera leur sort désormais, puisqu’on n’a plus besoin d’eux? Il faut espérer qu’il se trouvera encore dans l’élite quelques personnes cultivées qui se souviennent de cette réponse de Solon à un étranger qui lui demanda quelle était à ses yeux la cité la mieux policée: "Celle où tous les citoyens sentent l'injure qui a été faite à l'un d'eux, et en poursuivent la réparation aussi vivement que celui qui l'a reçue."

L’universel dans la cité particulière

Voici comment, à l’heure de la mondialisation, un jeune philosophe québécois, Louis-Charles Leblanc, découvre son rapport avec l’universel à travers les cités grecques et leurs génies:

Il faut retourner à l’étude de la Grèce non seulement par souci historique, non seulement parce qu’elle est la mère de la démocratie, de la pensée et des arts, mais parce qu’on naît, qu’on vit et qu’on meurt. La même nécessité, qui nous contraint à vivre et à mourir, à rechercher, à comprendre et à aimer, la même nécessité dis-je, nous amène à tourner notre regard vers cette première "aurore aux doigts de rose", vers la Grèce, demeure des dieux.

Tout homme se pose la question: "pourquoi naître, vivre et mourrir?", parce que la nature est éternelle et que nous sommes faits pour l’heure fugitive; parce que c’est la destinée du cygne une fois de chanter, et ensuite de périr. Quand donc l’homme, aux heures de mélancolie, interroge le sort et se questionne, quand il se dit: "quelle est la patrie de mon âme?" ou bien "la vie a-t-elle un sens?" et: "pourquoi dois-je disparaître?", ce qu'il demande, c’est un peu: "pourquoi la Grèce?"

-- "Quelle est la patrie de mon âme?"

-- Aristophane te répond: "Où est le bien, là est aussi la patrie". Et pour t’inciter davantage à y demeurer, Platon, par la voix de Socrate, reprend: "Ce dont il faut faire le plus de cas, ce n'est pas de vivre, mais de vivre bien".

Pour bien vivre, il faut une éducation consacrée à l’apprentissage de ce qui est juste et un état dont les lois sont l’expression d’une volonté éclairée. Alors, comment s’instruire et où rechercher l’éducation? "Pour les enfants, l'éducation c'est le maître d'école; pour les hommes, c'est le poète", dit encore Aristophane.

-- Mais l’étude et la poésie sont des routes difficiles à pratiquer!

-- C’est vrai, mais veux-tu donc de ces chemins "où se traîne le pas des foules" (Callimaque). La jeunesse est l’âge de l’éducation car la jeunesse est capable de tout ; elle grandit "dans un domaine qui n'est qu'à elle, où ni l'ardeur du ciel, ni la pluie, ni les vents ne viennent l'émouvoir" (Sophocle). Il faut apprendre à connaître le monde sinon "nous ne sommes, nous ne vivons ici, rien de plus que des fantômes ou que des ombres légères" (Sophocle). Et qui pourrait aimer une ombre ou même, "le rêve d'une ombre" (Pindare). Les Grecs nous disent qu’il faut apprendre à connaître pour apprendre à aimer et pouvoir dire, avec Antigone: "Je suis née pour partager l'amour et non la haine" (Sophocle). C’est ce partage qui répond à la question: "La vie a-t-elle un sens?"

Quant à la mort, celui des maux qui nous inspire le plus d’horreur, "elle n'est rien pour nous, puisque tant que nous sommes là nous-mêmes, la mort n'y est pas, et que, quand la mort est là, nous n'y sommes plus" (Épicure). Lorsque tu te demandes pourquoi tes yeux doivent tomber dans les ténèbres, pense alors que "la terre ne nourrit rien de plus fragile que l'homme", et que le "génie de la mort" a emporté avec lui plus d’une âme vaillante "sous la terre aux grandes routes [...] dans la brume des ombres" (Homère). Et quand tu voudras t’attacher à la vie, comme le naufragé dont la mer a vaincu le coeur, seul et sans rivage, tu sauras que "l'insensé se raccroche à son corps par crainte de la mort et non par désir de vivre" (Plutarque), alors que pourtant, "ce qui attend les hommes après la mort, ce n'est ni ce qu'ils espèrent, ni ce qu'ils croient" (Héraclite).

Voilà les connaissances qui font de nous des Grecs; mais par-delà le savoir, par-delà l’hérédité grecque de nos sciences et de nos arts, telles l’arithmétique, la géométrie, la physique, la biologie, l’anatomie, la musique, la tragédie, la poésie, la rhétorique, ou bien la politique, il y a cette leçon donnée à notre intelligence qui nous rappelle qu’il ne sert à rien de tout savoir et de répondre correctement à toutes les questions, même à l’énigme du Sphinx*, si l’on ne sait d’abord qui l’on est.

Voilà pourquoi la Grèce, voilà pourquoi nous sommes des Grecs.

*) On sait que le Sphinx dévorait ceux qui ne pouvaient pas répondre aux énigmes qu’il leur proposait et que OEdipe, dans la pièce de Sophocle, réussit à affronter le monstre avec succès, ce qui entraîna la mort de ce dernier.

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