L'Encyclopédie sur la mort


Sur la guerre

Charles Péguy

Il faut situer ce texte dans son contexte. Nous sommes en 1902. Charles Péguy (1873-1914), vient de fonder Les Cahiers de la Quinzaine en 1900 et sera mobilisé le 2 août 1914 au 276 ième d'infanterie, à titre de lieutenant de réserve et sera tué d'une balle au front le 5 septembre de la même année à Villeroy dans la plaine de Meaux. Péguy eut de la suite dans ses idées. Marié et père de deux enfants, il se prononça en faveur d'un engagement «sérieux» pour une guerre «ferme» et «honnête», si celle-ci devenait inévitable. Militant socialiste et non conformiste, sa propre famille vivant dans la pauvreté, il était très à l'affût des inégalités sociales et les combattait dans ses écrits avec ardeur. La crise sociale était aux yeux de la jeune génération des intellectuels en Europe l'origine de la crise politique d'ordre international qui devrait mener inévitablement à la guerre. Celle-ci conduirait à la paix, lieu idéalisé de la justice sociale.
Assommer l'envahisseur, bouter hors l'oppresseur et dans le même temps et du même geste pleurer toute l'eau de ses yeux sur les déplorables victimes ainsi faites, assommer d'un crucifix, étrangler d'un bénissement, m'a toujours fait effet d'un acte odieux, m'a toujours semblé d'une révoltante fausseté, que je nommerais protestante, si tant de catholiques et tant de juifs, et tant d'anticatholiques, ne l'avaient exercée, que je nommerais anglaise, Mais quelle nation de la terre ne l'a quelque jour pratiquée.

Je vais plus loin. Je prétends que la paix n'est valable et que la paix n'est ferme que si la guerre précédente, après qu'elle fut devenue inévitable, a été conduite loyale. Or je connais au moins deux loyautés, et la seconde n'est pas moins indispensable que la première. La première loyauté consiste à traiter nos adversaires et nos ennemis comme des hommes, à respecter leur personne morale, à respecter dans notre conduite envers eux les obligations de la loi morale, à garder, au plus fort du combat et dans toute l'animosité de la lutte, la propriété, la probité, la justice, la justesse, la loyauté, à rester honnêtes, à ne pas mentir. Cette première loyauté est surtout morale. Je la nommerais la loyauté personnelle. Je reconnais une seconde loyauté, sur laquelle est portée beaucoup moins l'attention des moralistes. Cette seconde loyauté, qui est mentale autant que morale, consiste à traiter la guerre elle-même, après qu'elle est devenue inévitable, comme étant la guerre et non pas comme étant la paix. Tout bêtement elle consiste à se battre pour de bon, quand on se bat. Elle consiste à faire la guerre sérieusement, dans son genre, comme on doit faire sérieusement tout travail, dans son genre. Elle consiste à se battre corps pour corps. Elle consiste à ne pas commettre le mensonge qui consiste à faire de la guerre comme si c'était de la paix, mensonge de moralité, comme tout mensonge, mensonge aussi de mentalité, comme toute erreur volontaire de jugement et d'attitude. Je la nomme la loyauté réelle.

Je prétends que la paix n'est ferme, dans son genre, que si la guerre précédente a été ferme, dans son genre. Ici l'amertume est salubre. Et c'est la tiédeur, la fadeur, la quiétude et la moiteur des complaisances moisies qui est pernicieuse. Loin que l'amertume et l'aigreur, comme on le croit communément, soient deux degrés, le degré suprême et le degré supérieur, d'un même genre, le genre de l'amertume est ce qu'il y a de plus contraire au genre de l'aigreur. L'aigreur est de la famille de la blague, de la gaieté, du badin, du plaisant, du calembour et du précieux. L'amertume est de la grande famille opposée de la tristesse et de la joie, L'amertume est saine et féconde. Les batailles amères laissent le champ libre au travail sain.
(Cahiers de la Quinzaine, III • 12, du samedi, 5 avril 1902, Personnalités)
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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