L'Encyclopédie sur la mort


Europe année zéro ou l'Apocalypse suspendue

Eduardo Lourenço

Vivant actuellement en France, Edouardo Lourenço est né en 1023. Professeur de philosophie à Coimbra, il a enseigné en Allemagne, à Hambourg et Heidelberg, au Brésil à Bahia, en France à Montpellier, Grenoble et Nice. Critique et essayiste brillant, il a reçu le prix Canôes en 1996 et, pour L'Europe introuvable, le Prix européen de l'essai Charles Veillon. Nous publions ci-dessous quelques extraits d'un texte écrit à Vence en 2005 et reproduit au début de son essai L'Europe introuvable. Jalons pour une mythologie européenne, traduit du portugais par Annie de Faria, Paris, Éditions Métailié, «Suites essais», 2010, p. 1-6.
En 1949, trois ans après la reddition allemande, Roberto Rosselini consacre à une nation en état de choc, à ses villes en ruine, un film - plutôt un requiem compassionnel - tragique et mémorable encore aujourd'hui: Allemagne année zéro. Il aurait pu l'intituler, sans faire de prophétie ou d'ironie, Europe année zéro.

[...]

Encore inconsciente du sort qui lui sera réservé, l'Europe après 1945 va descendre dans les limbes de l'Histoire* non pas pour racheter son passé glorieux, ou glorifié, mais pour le dissoudre ou le dissoudre en lui. En un demi-siècle, à deux reprises, cette même Europe avait mis le feu au monde qui, virtuellement, dominait. Les yeux grand ouverts, elle s'est suicidée en deux guerres* mondiales, aussi absurdes l'une que l'autre. Lors de la deuxième s'est joué le destin de l'humanité tout entière. Nous en subissons encore aujourd'hui les effets pervers et incontrôlables.

Le pire d'un point de vue européen fut, après un tel suicide collectif* la descente de cette même Europe «victorieuse» aux catacombes de l'Histoire. Ou simplement au statut de continent subalterne, en quête d'une identité qu'il n'a jamais eue. Si ce n'est sous la forme de volontés impériales et impérialistes, aux multiples et inconciliables ambitions.

[...]

L'historiographie du siècle passé considère 1914 comme le terme du XIX° siècle. Dans la même optique, et dans un sens strictement européen, notre XX° siècle s'achève en 1945. Ou, avec une précision unique dans notre chronologie du monde, les jours où les bombes d'Hiroshima et de Nagasaki ont imposé au temps de notre Histoire l'heure de l'apocalypse.

Nous ne sommes toujours pas sortis de ce cauchemar «oublié» mais inoubliable. À l'âge de l'oubli programmé, cette apocalypse d'il y a soixante ans a pu devenir un fait divers parmi d'autres, mais c'est une illusion. Elle est plus que jamais notre incontournable horizon, notre ligne de mort.

Fascinés par la lecture de l'Histoire - celle du Pouvoir ou des pouvoirs - ce qui nous semble le plus important dans ces années qui nous séparent d'Hiroshima, c'est le changement de la carte du monde. Nous, Européens, prenons la mesure de notre nouveau rôle à la seule vue de cette carte... Si dans une perspective euro-centriste, le grand événement mondial fut l'émergence des peuples colonisés ou assujettis par la vieille Europe - indépendance de l'Inde ou révolution ou révolution chinoise -, la mise en cause de notre hégémonie culturelle occidentale nous viendra de l'autre Orient, plus proche. Le réveil de l'Islam* et la révolution iranienne, son épiphénomène, se révèlent comme des mutations culturelles encore plus décisives pour le destin de l'Occident. Il y a deux siècles que la culture de l'Occident glose ou fête la «mythique mort de Dieu» sans comprendre qu'elle est en train de célébrer les funérailles* de l'Occident lui-même. Ou, à tout le moins, de la mythologie culturelle dont l'Europe était la scène, le centre et la circonférence.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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