L'Encyclopédie sur la mort


L'économie politique et la mort (Extrait)

Jean Baudrillard

À la différence des sociétés primitives et traditionnelles, il n'y a plus d'échange symbolique au niveau des sociétés modernes. La mort est devenue une pensée individuelle et tragique. La mort ne se partage plus. Toute notre culture est devenue un immense effort de dissocier la vie et la mort, d'abolir et de conjurer la mort au seul profit de l'accumulation de la vie. La dimension collective du deuil se perd au profit du travail du deuil individuel.
C’est avec le XVI° siècle que cette figure moderne de la mort se généralise. Avec la Contre-Réforme et les jeux funèbres et obsessionnels du Baroque, mais surtout avec le protestantisme qui, en individualisant les consciences devant Dieu, en désinvestissant le cérémonial collectif, accélère le processus d'angoisse individuelle de la mort. C'est de lui aussi que surgira l'immense entreprise moderne de conjuration de la mort: l'éthique* de l'accumulation et de la production matérielle, la sanctification par l'investissement, le travail et le profit qu'on appelle communément l'«esprit du capitalisme» (Max. Weber: L'Éthique protestante) - cette machine de salut d'où l'ascèse intramondaine s'est peu à peu retirée au profit de l'accumulation mondaine et productive, sans changer de finalité: la protection contre la mort.

Avant ce tournant du XVIe siècle, la vision et l'iconographie de la mort au Moyen Age est encore folklorique et joyeuse. Il y a un théâtre collectif de la mort, elle n'est pas enfouie dans la conscience individuelle (et plus tard dans l'inconscient). La mort alimente encore au XVe siècle cette grande fête messianique et égalitaire que fut la Danse de Mort : rois, évêques, princes, bourgeois, manants - tous égaux devant la mort, par défi à l'ordre inégalitaire de la naissance, de la richesse et du pouvoir. Dernier grand moment où la Mort put apparaître comme mythe offensif, comme parole collective. Depuis, comme on sait, la mort est devenue une pensée « de droite », individuelle et tragique (2), «réactionnaire» en regard des mouvements de révolte et de révolution sociale.

[…]

Avec la désintégration des communautés traditionnelles chrétiennes et féodales, par la Raison bourgeoise le système naissant de l’économie politique, la mort ne se partage plus. EIle est à l'image des biens matériels, qui circulent de moins en moins, comme dans les échanges antérieurs, entre des partenaires inséparables (c'est toujours plus ou moins une communauté ou un clan qui échange), et de plus ou plus sous le signe d'un équivalent général. Dans le mode capitaliste. chacun est seul devant l'équivalent général. De même chacun se trouve seul devant la mort - et ceci n'est pas une coïncidence! Car l'équivalence générale, c'est la mort.

C'est à partir de là, l'obsession de la mort et la volonté d'abolir la mort par l'accumulation qui devient le moteur fondamental de la rationalité de l'économie politique. Accumulation de la valeur, et en particulier du temps comme valeur, dans le phantasme d'un report de la mort au terme d'un infini linéaire de la valeur. Même ceux qui ne croient plus en une éternité personnelle croient en l'infini du temps comme en un capital de l'espèce à intérêts surcomposés. C'est l'infini du capital qui passe dans l'infini du temps, l'éternité d'un système productif qui ne connaît plus la réversibilité de l'échange/don, mais seulement l'irréversibilité de la croissance quantitative. L'accumulation du temps impose l'idée de progrès, comme l'accumulation de la science impose l'idée de vérité: dans l'un et l'autre cas, ce qui s'accumule ne s'échange plus symboliquement et devient une dimension objective. A la limite, l'objectivité totale du temps comme l'accumulation totale, c'est l'impossibilité totale d'échanger symboliquement - c'est la mort. D'où l'impasse absolue de l'économie politique: elle veut abolir la mort par l'accumulation- mais le temps même de l'accumulation est celui de la mort. Il n'y a pas de révolution dialectique à espérer au terme de ce processus, c'est un emballement en spirale.

[...]
Toute notre culture n'est qu'un immense effort pour dissocier la vie de la mort, conjurer l'ambivalence de la mort au seul profit de la reproduction de la vie comme valeur, et du temps comme équivalent général. Abolir la mort, c'est notre phantasme qui se ramifie dans toutes les directions: celui de survie et d'éternité pour les religions, celui de vérité pour la science, celui de productivité et d'accumulation pour l'économie.

Aucune autre culture ne connaît cette opposition distinctive de la vie et de la mort au profit de la vie comme positivité :
la vie comme accumulation, la mort comme échéance.

[...]

La mort symbolique, c'est le rêve inverse d'une fin de l'accumulation, et d'une réversibilité possible de la mort dans l'échange. La mort symbolique, celle qui n'a pas subi cette disjonction imaginaire de la vie et de la mort qui est à l'origine de la réalité de la mort, celle-là s'échange dans un rituel social de la fête. La mort réelle/imaginaire (la nôtre) ne peut que se racheter dans un travail individuel de deuil*, que le sujet accomplit sur la mort des autres, et sur lui-même dès sa propre vie, C'est ce travail de deuil qui alimente la métaphysique occidentale de la mort depuis le christianisme, et jusque dans la métaphysique de la pulsion de mort.

Notes

2. Une autre pensée individualiste et pessimiste de la mort avait pourtant déjà existé jadis - celle des Stoïciens*, pensée aristocratique préchrétienne liée elle aussi à la conception d’une solitude personnelle de la mort dans une culture dont les mythes collectifs s'effondraient. Les mêmes accents se trouvent chez Montaigne* et Pascal*, chez le sire-châtelain ou le janséniste de noblesse de robe - grande bourgeoisie anoblie - dans la résignation humaniste ou le christianisme désespéré. Mais là, c’est l’intériorisation moderne de l’angoisse qui commence.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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