L'Encyclopédie sur la mort


Économie et éthique liées aux soins de la santé

Éric Volant

Les propos qui suivent sont ceux d'un chercheur en éthique qui, n'ayant pas de formation en sciences économiques, sent pourtant le besoin de faire intervenir des facteurs d'ordre économique dans l'élaboration de ses jugements éthiques quand il traite de question d'ordre médical ou technologique. Cet article a pu bénéficier des discussions qui ont eu lieu a l'intérieur du Groupe de recherche interdisciplinaire sur le mourir au Québec (GRIMQ), composé de Luc Bégin (philosophie, UQAM) , Jocelyne Couture (philosophie, UQAM), Pierre Deschamps (droit, McGill), Justine Farley (médecin, NotreDame-de-la-Merci), Josée Lacourse (sociologie, Université de Montréal), Marie-Hélène Parizeau (philosophie, Université Laval), Yvon Théroux (sciences des religions, UQAM) et Éric Volant (sciences des religions, UQAM), mais n'engage que la responsabilité de l'auteur lui-même.
«Parmi les aspects culturels du problème de la mort, il faut inclure la question des facteurs économiques qui interviennent non seulement sur le plan individuel mais sur le plan collectif dans la lutte qu'on mène contre la mort, et en particulier le coût des soins médicaux.» (O. Thibault, Maîtrise de la mort, Paris, Éditions Universitaires, 1975, p. 82)

En consultant des dossiers d'ordre éthique sur l'une ou l'autre question médicale ou technologique, je suis surpris de constater que la dimension économique est traitée comme l'«enfant pauvre» de l'éthique. Même si l'éthique a mis à l'honneur l'étude des cas et si, de ce fait, sa procédure est devenue plus inductive, sa considération des coûts-bénéfices est marginale par rapport à celle des principes, droits et valeurs.

Et pourtant déjà en 1949, Emmanuel Mounier affirmait que «dans tout problème pratique, il faut assurer la solution au plan des infrastructures biologique et économique» (1). Le fondateur du personnalisme français n'hésite pas à attacher au plan de l'action une grande importance à la technique: «une attitude purement négative devant le développement technique relève d'une insuffisante analyse, ou d'une conception idéaliste d'un destin que nous ne forgeons qu'avec toutes les forces de la terre» (2).

Dans l'élaboration d'un jugement en matière de bioéthique, il me semble que quatre pôles entrent en ligne de compte: les pôles de l'individu (sa biologie, ses droits, ses désirs, ses besoins, son histoire, sa personnalité), de la société (ses droits, ses normes, ses valeurs, l'équilibre des intérêts, sa survie, etc.), de la technique (ses outils, son perfectionnement, ses résultats) et de l'économie. Je me permets de renvoyer les lecteurs à un article qui est consacré à l'étude de ces quatre pôles (3). Le présent article se concentrera plus particulièrement sur le pôle-économie dans ses relations avec le pôle-technique. L'axe constitué par les pôles individu et société ne sera pas pour autant négligé. Du point de vue éthique, il doit intervenir nécessairement car, sans référence à l'individu et à la société, l'axe économie-technique fonctionnerait dans
le vide.

Dans les limites de cet article, nous entendons par «économie» non seulement l'allocation des ressources financières nécessaires à la prestation des services de santé (coûts associés aux bâtiments et installations, aux appareils et médicaments, à la gestion et aux salaires), mais aussi l'allocation des ressources humaines (personnel salarié et bénévole) ainsi que les retombées sur les bénéficiaires de ces services et leur famille. Les coûts portés par ceux-ci peuvent être directement économiques, comme par exemple, la perte temporaire ou définitive d'un emploi. Cependant, tout l'investissement affectif et psycho-social peut aussi avoir des retombées économiques. En effet, les problèmes liés à la convalescence et la réhabilitation, à la reconnaissance sociale et à l'identité personnelle, à la dépendance et à l'isolement constituent une hypothèque pour la disponibilité sociale et entraînent d'autres soins lesquels, à leur tour, appelleront de nouvelles ressources financières et humaines.

1. LA NORMATIVlTÉ DES DISCOURS
Les discours, énoncés aujourd'hui dans le domaine de la santé, appuient leur normativité sur une notion particulière de la personne humaine, telle qu'élaborée collectivement dans la société contemporaine (4). Celle-ci diffère considérablement de celle des sociétés archaïques et traditionnelles, caractérisées par la prédominance du pôle collectif, où l'identité de l'individu est d'abord sociale et en rapport avec un sacré qui se présente sous la forme de forces cosmiques ou de divinités. Or, depuis l'avènement de la modernité, on accorde plus de place à l'individu dans sa singularité, «aux aspects privés de l'existence, aux valeurs de la conduite personnelle, et à l'intérêt qu'on porte à soi-même» (5). La définition de la personne qui se développe alors est celle d'un être libre, ultime instance de ses décisions, apte à être cité en responsabilité, et sujet de droit, c'est-à-dire engagé dans un jeu de devoirs et de droits (6). Pour Durkheim* , dans la société moderne, «être une personne, c'est être une source autonome* d'action» (7).

Aujourd'hui on développe de plus en plus un discours où le culte de la personne humaine est central. La thèse de Durkheim demeure éminemment vraie du point de vue théorique et rhétorique : «Cette personne humaine est considérée comme sacrée, au sens rituel du mot. Elle a quelque chose de cette majesté transcendante que les Églises de tous les temps prêtent à leurs Dieux» (8). Le discours, socialement produit à partir de cette conception individualiste de la personne, promeut comme valeurs les plus estimables: l'autonomie (de la personne), la qualité de la vie (de la personne), la diminution ou le contrôle de la douleur (de la personne), l'intégrité physique et mentale (de la personne) .

Trois droits principaux - et les devoirs correspondants - y sont reconnus: 1. le droit d'accès égal aux soins de la santé en termes de quantité et de qualité dans la mesure du possible et selon les besoins de chacun; 2. le droit à l'information, condition nécessaire au consentement éclairé et à l'exercice de la liberté individuelle; 3. le droit à l'autodétermination, conçu comme le droit de chacun de décider de son propre sort et de disposer de son propre corps en fonction de ses préférences et de ses priorités, ce qui inclut le droit de mourir, interprété comme le droit de chaque être humain à une fin de vie digne qui pourrait aller jusqu'au choix concernant l'heure et les modalités de sa propre mort.

Centré sur le respect des droits et de la dignité de la personne humaine, ce discours est, en bonne partie, partagé ou interprété par de nombreuses instances de la société, chacune de sa façon: les codes civil et criminel, les codes d'éthique et de déontologie des professions de la santé, les déclarations officielles des gouvernements, les commissions de droits de la personne, les églises, les comités d'éthique et de déontologie, le conseil du statut de la femme, les déclarations des organismes internationaux et les revendications des associations qui réclament le droit de mourir dans la dignité (9).

Ces impératifs éthiques trouvent actuellement une alliée dans la technologie qui jouit d'une très forte légitimation sociale car ses performances récentes suscitent chez nos contemporains «l'espoir des soulagements des souffrances et de la guérison de maladies»(10). L'impératif technologique dominant pourrait se formuler en ces termes: «ce qui peut se faire doit se faire». La disponibilité potentielle ou réelle des ressources techniques crée ou augmente la demande de la population, ce qui veut dire que les besoins et les droits en matière de services de la santé s'accroissent en corrélation avec les innovations technologiques.

Or, ce progrès des connaissances et des techniques au service de la personne humaine rencontre de graves problèmes économiques. Les coûts des inventions technologiques au plan médical augmentent à deux taux supérieurs au taux de croissance des ressources financières et humaines dont disposent les collectivités pour les mettre au service de ceux dont la vie est menacée. Dans un article fort suggestif, Jacques Freyssinet affirme «qu'aucune société, même la plus riche, ne dispose de ressources économiques lui permettant de fournir à tous ses membres l'ensemble des protections techniquement possibles. Il faut donc choisir qui laisser mourir ou, plus exactement, qui priver d'une protection possible contre la mort» (11).

Au plan des décisions politiques ou médicales, les impératifs éthiques et technologiques ne perdent-ils pas beaucoup de leur autorité quand ils sont confrontés aux impératifs économiques? Le sacré de la personne «inviolable», «autonome», «digne de respect» ne risque-t-il pas d'être profané ou d'entrer en conflit avec un autre sacré contemporain, celui de l'économie industrielle et financière, du progrès et du capital, de la production et du profit? Le sacré technologique de la «connaissance» et du «savoir faire», de la recherche fondamentale et appliquée n'est-il pas menacé par le sacré économique de la rationalisation et de la monétarisation?

2. LES ENJEUX ÉTHIQUES DES PRATIQUES
«Les techniques médicales deviennent de plus en plus coûteuses au fur et à mesure qu'elles se perfectionnent. De plus, l'exigence du public en matière de soins croît avec le degré de développement des individus et des sociétés. La demande augmentant parallèlement au coût des techniques ces deux facteurs additionnés grèvent lourdement le budget de l'État. Plus le droit de l'individu à la vie et à la santé coûtera cher, plus il se heurtera à des impératifs économiques de la part de la collectivité, dont les ressources ne sont pas inépuisables, et qui devra choisir entre diverses options et établir des priorités.» (O. Thibault, 85-86)

Les impératifs éthiques, inspirés par le culte de la personne, et les impératifs technologiques, inspirés par le culte du progrès, se heurtent à des impératifs d'ordre économique. Trois problèmes seront ici abordés: d'abord l'accessibilité universelle est compromise par la technicisation de la science et de la pratique médicale, à cause de ses coûts; deuxièmement, à cause de ces coûts, la rationalisation de la diffusion technologique s'impose, mais engendre des discriminations qui s'opposent nettement à l'égalité proclamée dans les discours; troisièmement, le human capital approach", suggéré par des économistes comme critère d'accessibilité à des soins de santé ne s'appuie pas sur un consensus social explicite et provient d'une conception productiviste de la personne humaine qui va à l'encontre des discours sur l'autonomie* et la dignité de la personne humaine.

2.1 L'accessibilité universelle
Au vingtième siècle, les services de santé se sont développés sous le signe de l'universalisation et de la technicisation. Autrefois, l'individu ou la famille payait les comptes du médecin ou de l'hôpital. L'inégalité des soins coïncidait donc avec les inégalités sociales, culturelles et économiques existant dans la population. Aujourd'hui, ayant passé de la sphère privée à la sphère publique, les soins sont assumés par l'État qui doit en assurer l'égale répartition entre tous. Or, depuis plus de vingt-cinq ans, la technologie a fait irruption massive dans la science et la pratique médicale en les transformant de fond en comble, les rendant très coûteuses en termes de ressources humaines et financières: «La. diversification et la sophistication de l'appareillage médical, et donc son coût, ont progressé à un rythme tel qu'il est hors de question aujourd'hui de mettre l'ensemble des techniques les plus avancées à la disposition de toute la population.» (12).

Autrement dit, la prolifération de la technologie médicale a augmenté considérablement la demande sociale, les dépenses de la santé et la responsabilité de l'État en ce qui concerne une distribution équitable et rationnelle de ses ressources. La socialisation et la technicisation de la médecine, avec la croissance de ses coûts, ont eu pour effet une rationalisation des choix budgétaires. L'accès à l'universalité des soins est ainsi à nouveau compromis et de nouvelles formes de sélection sont introduites qui risquent d'entraîner de nouvelles inégalités sociales. Nous sommes donc devant un cercle vicieux: discrimination sociale dans l'aménagement privé de la santé - étatisation et accès universel - technicisation et rationalisation - discrimination dans l'aménagement public de la santé - rentrée de la médecine privée dans le système public de la santé - médecine à deux vitesses.

L'accès universel aux meilleurs services de santé (les plus spécialisés, les plus perfectionnés) demeure sans doute un objectif éthiquement justifié, mais semble économiquement impossible à atteindre. Comme dit Olivette Thibault, «si le droit à la vie et à la santé est un droit reconnu en théorie à tous, il coûte de plus en plus cher» (13). Et, avec Jeanne-Marie Gasse, on est en droit de se demander, «quelles limites en de-ça desquelles l'accessibilité universelle demeure réaliste dans une société comme la nôtre? Quel prix sommes-nous prêts à payer pour chaque vie» (14) ? Aujourd'hui, on ne peut plus esquiver les deux questions fondamentales et délicates que pose Freyssinet: «Combien une collectivité accepte-t-elle de dépenser pour sauver une vie humaine?...Toutes les vies humaines ont-elles la même valeur pour une
collectivité» (15)?

Ces questions: «combien dépenser»(économie) à des technologies «qui pourront sauver des vies humaines» (technologie et déontologie médicale) postulent l'évaluation du prix (économie) de la vie humaine qui, en principe, n'a pas de prix (éthique) ou transcende tous les prix (discours empreint du culte de la personne). Voilà donc identifiés plusieurs niveaux d'analyse qui peuvent être effectués par des procédures différentes selon les disciplines concernées.

2. 2 La rationalisation de la diffusion technologique
Par diffusion technologique, nous entendons «tout le processus de cheminement d'une innovation technologique dans un système social donné durant une période de temps définie (16 )».

Il y a des politiques de rationalisation où l'économie et l'éthique pourraient parler un langage commun et parvenir assez aisément à des solutions communes. Entre autres, elles pourraient se mettre d'accord sur un principe d'action selon lequel des technologies médicales ne seront introduites de façon hâtive ni employées de façon excessive ou, en un mot, seront appliquées à bon escient (17). Des experts notent que la perception, selon laquelle l'augmentation des coûts est due uniquement à l'utilisation de technologies de pointe, est erronée puisque les technologies de faible intensité entraînent elles aussi des coûts importants à cause de leur utilisation répétée (18.) Une évaluation des technologies s'impose donc tant au plan de leurs dépenses qu'au plan de leur efficacité et de leur sécurité.

Dans le but d'évaluer ces technologies, Brian Jennet élabore une procédure que David Roy reprend et modifie légèrement dans son article, au titre très significatif par rapport au thème que nous abordons ici: Limitless Innovation and Limited Resources (19). Il propose des critères qui touchent à la fois l'économie et l'éthique. Ainsi le critère de la faisabilité ne se mesure pas seulement au plan des possibilités techniques, mais aussi à celui de la sécurité des personnes impliquées (éthique). Le critère de l'efficacité concerne le bénéfice que le patient peut en tirer (éthique), tandis que celui de l'efficience suppose une appréciation avant tout économique car il se fonde sur une analyse des coûts-bénéfices.

On observe dans ces critères la possibilité d'un terrain de discussion et d'entente entre les approches économiques et éthiques. Si l'on regarde les restrictions que Jennett et Roy imposent à la diffusion technologique, on constate que les critères de jugement ont une teneur à la fois technique, économique et éthique: unnecessary, unsuccessful, unsafe et unkind, unwise. Par exemple, les deux auteurs entendent par unwise toute technologie qui détourne, en se les appropriant, des ressources financières et humaines (économie) destinées à d'autres patients inconnus (éthique) qui auraient pu en profiter avec beaucoup plus d'efficience (économie et éthique). (20)

D'autres politiques de rationalisation demandent beaucoup plus d'habiletés de jugement pour concilier des argumentations économiques avec celles qui sont d'ordre éthique. A titre d'exemple, on peut considérer les options conflictuelles, citées par Thibault (21): les politiques concernant la répartition des crédits entre le secteur santé et les autres secteurs (éducation, défense, industrie, urbanisme, etc.) et les politiques d'allocation de crédits, à l'intérieur du secteur santé, entre diverses branches de la médecine ou entre diverses maladies (cancer, sida, déficience mentale). Quel secteur sacrifier à celui de la santé? A l'intérieur des services de santé, faut-il par manque de ressources humaines et financières, sacrifier des secteurs non rentables? Lesquels?

Faut-il investir davantage dans l'équipement hospitalier en techniques de pointe ou dans la médecine générale et familiale? Des choix sociaux (économique et éthique) s'imposent. En vertu de sa fonction allocatrice des ressources, l'État est amené à s'improviser gestionnaire de la vie et de la mort. Quels sont ses critères?

Par ailleurs, facteur important de croissance des dépenses de santé, le progrès technique ne semble pas nécessairement se traduire par une amélioration suffisante en termes de bien-être ou de diminution du coût du mal-être ou de la maladie (22). L'accès universel, libre et gratuit, à une certaine technologie de pointe pose des questions éthiques en raison même de ses risques. Certains se demandent s'il n'est pas mieux que les personnes qui veulent recourir à des services périlleux soient d'abord bien informées sur leurs risques potentiels et déboursent elles-mêmes les frais encourus par leur utilisation. Cependant, à cause de la très forte légitimité sociale dont bénéficie la diffusion technologique, «des actions visant à restreindre l'accès à l'innovation technique sont a priori impopulaires et viendraient sans doute renforcer le courant d'opinion antiétatique qui se manifeste dans les pays occidentaux (23)»: un retour autorisé des riches à un système de santé privé!

La rationalisation de la diffusion technologique ne rencontre pas seulement des problèmes au plan des politiques gouvernementales, mais aussi au plan des décisions médicales. Parfois des choix tragiques sont inévitables, des choix qui ne sont plus en mesure de respecter pleinement les droits de la personne, son autonomie et sa dignité.

3. LE HUMAN CAPITAL APPROACH

La théorie du human capital approach enseigne que «la contribution productive d'un individu se mesure aux revenus qu'il reçoit en rémunération de son activité (c'est toute la justification de la hiérarchie des salaires). On mesurera donc la somme des revenus qu'aurait perçus l'individu jusqu'au terme de sa vie active. Pour évaluer sa contribution nette à la collectivité, seront déduites ses consommations pendant la même période. Le solde demeure la valeur de cet individu pour la collectivité. Il est ainsi possible de déterminer s'il est rentable d'engager des dépenses qui éviteront sa mort prématurée (24)».

Si l'on appliquait cette approche à la société québécoise, caractérisée par le vieillissement de la population et par la dénatalité, on pourrait être tenté d'envisager la mort des personnes âgées comme un choix légitime et un moyen efficace pour couper les dépenses. On déchargerait ainsi les jeunes générations d'un fardeau trop lourd qui consisterait notamment à consacrer la très grande part de leurs ressources à prendre soin des personnes âgées (25). On peut se demander jusqu'à quel degré, ce raisonnement de type économique est déjà à l'oeuvre dans les décisions médicales quand il s'agit, par exemple, de faire un choix entre un vieillard et un jeune paraplégique. Tous deux sont également dignes de respect et ont droit à un traitement égal. Leurs personnes sont également inviolables. Voilà le discours éthico-juridique avec ses énoncés de principe. Mais qu'en est-il dans les choix pratiques au niveau des politiques tant hospitalières que médicales?
A qui refuser la prestation de certains services techno-médicaux et à qui les octroyer? Les médecins sont pris avec cet épineux problème. Les raisons de leurs choix sont-elles clairement identifiées? Une utilisation maximale d'appareils très coûteux par lesquels on s'acharne contre la mort peut provenir dans une équipe médicale d'un refus d'une mort pourtant devenue inévitable. Par contre, par le refus de traitement aux handicapés, aux malades chroniques et aux vieillards, on entraîne, pour des raisons économiques ou eugéniques, une mort qui aurait pu être différée grâce à des traitements curatifs ou palliatifs.

Dans les décisions et les pratiques concrètes, toutes les vies humaines ont-elles la même valeur? Ne devons-nous pas penser avec Freyssinet que ce principe d'égalité universelle est un «camouflage idéologique, alors que la réalité est manifestement autre: à travers tout un ensemble de mécanismes, notamment économiques, la société choisit ceux qu'elle protège et ceux qu'elle laisse mourir» (26)

4. PERSPECTIVES D'UNE ÉTHIQUE APPROPRIÉE AUX SITUATIONS

Devant une situation aussi tragique qui révèle les distorsions qui existent entre les discours et les pratiques, peut-on espérer pouvoir élaborer de nouvelles formes de socialité où l'on établira un meilleur équilibre entre les droits individuels et collectifs, entre les revendications personnelles et la solidarité humaine. Peut-on espérer une méthodologie éthique mieux appropriée ou plus ajustée à la complexité techno-économique de la société moderne? Le terme «appropriée» ne veut pas dire «adaptée» au sens de la subordination de l'éthique à l'économie ou à la technologie. Tout en maintenant sa fonction critique, l'éthique n'est pas une réalité abstraite, située en dehors des individus et de leur champ de spécialisation. Les scientifiques, médecins, économistes, industriels, techniciens, administrateurs des fonds publics ou privés, juristes et philosophes devraient pouvoir dépasser la rationalité de leur champ respectif pour accéder à une rationalité commune où expertise et sagesse seront étroitement associées. C'est à eux tous de contribuer à l'aménagement d'un ethos renouvelé qui rende le milieu technicien habitable pour le plus grand nombre de vivants. Dans cet effort de reconstruction éthique
interdisciplinaire, il serait opportun qu'on réfléchisse sur certains types de conciliation entre la sphère publique et la sphère privée. Il ne s'agit ni de les acclamer ni de les condamner d'avance, mais de les interroger en tant que possibilités offertes. Cette interrogation critique est nécessaire, car d'étranges coïncidences pourront se produire qui risqueront de détruire ou de menacer éventuellement l'autonomie et la dignité de la personne dont les discours se réclament pourtant avec tant de vigueur rhétorique. Prenons deux exemples.

Premièrement, devant les restrictions budgétaires de l'État, on cherche des solutions de rechange faisant appel à la libre entreprise. Sollicités par des associations et encouragés par l'opinion publique, des particuliers ou des compagnies décident d'investir des sommes importantes pour venir en aide à des cas spéciaux (par exemple: une transplantation cardiaque et pulmonaire). Des fondations voient le jour pour suppléer aux limitations de l'État en matière des soins de santé. On peut se demander selon quels critères les montants sont octroyés, par exemple, à tel enfant et non pas à un autre? Investissant exclusivement dans le traitement d'un enfant, à grand renfort de publicité dans les journaux et créant une grande vague de sympathie spontanée dans la population, ne risque-t-on pas de négliger les soins de bien d'autres enfants qui auraient le droit d'en bénéficier avec autant de légitimité? On ne peut reprocher aux parents de s'acharner pour préserver la vie de leur enfant, mais, outre le danger de discrimination à l'égard d'enfants moins protégés, on risque de faire le jeu d'un État qui n'a pas su équilibrer ses dépenses ni éviter des gaspillages en des domaines moins urgents ou moins pertinents, comme, par exemple, les budgets militaires, les sports professionnels et arts commercialisés.

Deuxièmement, un autre accord tacite entre les droits individuels de la personne (éthique) et la limitation des ressources (économie) peut se loger subtilement dans les revendications du droit à la mort. Dans une civilisation technicienne où l'on peut prolonger la vie indéfiniment, il n'est pas étonnant que la légitimation sociale du droit à la mort s'élabore progressivement dans l'opinion publique. Ce droit est même présenté par certains comme le complément nécessaire du droit à la vie. Si l'on considère la vie non pas comme une obligation mais comme un droit, on peut librement renoncer à ce droit quand on juge que celui-ci crée plus d'inconvénients que d'avantages. Grâce à ce supposé droit à la mort, une personne pourrait trouver un lieu d'exercice d'une décision libre et éclairée la concernant personnellement au plus haut point au lieu de s'abandonner aux décisions du médecin ou de sa famille. Or, ce droit, né de considérations éthiques sur l'autonomie de la personne, n'est pas sans avoir des répercussions économiques. En effet, une personne, dans un geste altruiste librement assumé, peut refuser un traitement sachant que les déboursés liés aux soins la concernant seraient mieux utilisés chez un enfant qui a encore une longue vie devant lui. Ce refus d'un traitement est légalisé. Mais un État, contraint de limiter ses ressources économiques, pourra trouver des avantages dans le recours individuel à l'euthanasie* ou du suicide assisté*. L'individu qui exerce ce droit et les organismes ou associations qui l'appuient devraient se rendre compte du danger d'une éventuelle collusion de ces pratiques et des raisons économiques de l'État ou de la communauté.

Les diverses mesures de soins accordées aux personnes sont étudiées dans cette Encyclopédie sur la mort du point de vue éthique, juridique et social. Cependant, une certaine complicité entre l'éthique et l'économie n'est pas forcément à condamner d'autant plus qu'elle trouve des assises dans une certaine anthropologie de la mort selon laquelle la mort, inscrite dans le programme génétique des êtres vivants comme une loi inéluctable (27), est «la condition indispensable de la survie de l'espèce, de la poursuite de l'aventure humaine sur terre. Une humanité dont les hommes, brusquement, seraient immortels, manquerait en quelques années d'air, d'énergie, de nourriture et de l'espace nécessaires pour assurer son existence. L'espèce humaine disparaîtrait de la planète. Autrement dit: «sans la mort de l'homme il n'y aurait ni société, ni histoire, ni avenir, ni espérance (28)».

Au lieu de vouloir immortaliser leur corps, les humains pourraient considérer leur mort comme «une possibilité de vie offerte à ceux qui viennent après» (29) et comme une manifestation de solidarité organique et de complémentarité sociale entre les vivants. Selon Ernst Bloch, «lorsque nous mourons, que nous le voulions ou non, nous devons nous remettre, c'est-à-dire remettre notre «moi»aux autres, aux survivants, à ceux, et ils sont des milliards, qui viennent après nous, parce qu'eux et eux seuls peuvent achever notre vie non finie (29). Ces perspectives donnent à la mortalité humaine un sens très riche en fonction de la survie de l'espèce et de la formation de la totalité de l'espèce humaine. Elles donnent à la mort de tout être humain une fécondité spécifique, mais elles pourraient malheureusement servir aussi comme idéologie sous-jacente à toute opération qui viserait à supprimer des individus à leur insu, sans leur consentement ou avec un consentement qui ne repose pas sur une information adéquate ou une liberté* éclairée. Dans la société occidentale, on a tendance à attacher plus de prix au fait de vivre qu'au fait de vivre bien, à la durée de la vie en bonne santé qu'à la vie bonne ou qu'à la qualité de la vie, à la prospérité et à la sécurité qu'à la liberté, à la croissance du profit national brut, de la science et de la technique qu'à l'égalité des fardeaux et des bénéfices dans l'ensemble de la population, à une «petite vie» bien confortable qu'à la solidarité et qu'au don (le premier arrivé, le premier servi).

Ces deux brèves illustrations démontrent la complexité des situations et des divers niveaux d'analyse. Si l'éthique est «à la fois problématisante et elle-même problématique» et si «elle donne à penser plus que, directement, à faire» (30), nous trouverons dans les considérations ci-dessus ample matière pour stimuler une discussion interdisciplinaire.

Ces quelques pages démontrent que l'élaboration d'une éthique appropriée à la complexité techno-économique du monde contemporain ne sera jamais chose faite, elle sera toujours à refaire car la technologie moderne peut aussi bien receler un extrême danger qu'abriter «en elle la croissance de ce qui sauve (31)» Celle-ci n'est pas neutre car elle est régie par ses propres impératifs et ses propres valeurs. Il en va de même pour l'économie qui, elle aussi, n'est pas neutre, car elle sert des intérêts de certains groupes à l'intérieur de la société au dépens d'autres. Elle obéit aux lois du marché déterminées par une rationalité dont on doit constamment démonter les rouages pour découvrir le lieu d'où elle est énoncée, les facteurs et les acteurs qui la construisent et le but qu'elle sert. Tout en explorant toutes les possibilités d'établir des relations libres avec l'économie et la technique, l'éthique devra s'appuyer sur une anthropologie renouvelée de la santé (de la vie et de la mort) . Il s'agit, en somme, d'agencer de façon équilibrée les relations complexes et tendues entre quatre pôles qui jouissent de leur propre normativité interne: l'autonomie (droits individuels), la solidarité collective (société ou communauté humaine), les prestations des services (technologiques) et les coûts-bénéfices (économie).

Notes

1. E. Mounier, Le personnalisme, (Que sais-je?). Paris, PUF, 1949, p. 23.
2. Ibidem, p. 28.
3. E, Volant, «Le diagnostic prénatal et les formes contemporaines du sacré», Sciences Religieuses/Studies in Religion, 18.
4.M. Mauss, Sociologie et Anthropologie. Paris, Quadrige-PUF, 1950; M. Carrithers, S. Collins, S. Lukes, The Category of the Person. Anthropology, Philosophy, History. Cambridge University Press, 1985; R. Benjamin, Notion de personne et personnalisme chrétien, Paris-La Haye, Mouton, 1971.
5. M. Foucault, Histoire de la sexualité, tome 3. Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, p. 54.
6 O. Höffe, Dictionnaire de Morale, Édition française adaptée et augmentée sous la direction de P. Secretan. Paris-Fribourg Suisse, Éditions du Cerf-Éditions Universitaires, 1983, p. 145-146.
7 É. Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 1960 (1893), p. 395.
8. É. Durkheim, «L'individualisme et les intellectuels». Revue Bleue (1898, p. 264-265; J. Prades sur l'individualisme et la modernité selon le cadre théorique durkheimien: «Autonomie individuelle et solidarité collective. Problématique socio-éthico-religieuse et modernité chez Durkheim», Éthica (janvier 19891, n° 1, p. 46-61.
9. L. Morin, D, Blondeau, C. Gendron, «Les droits des bénéficiaires» et «La charte de droits de la personne mourante» dans De l'éthique à la bioéthique: repères en soins infirmiers. Chicoutimi, Gaétan Morin Éditeur, 1986, respectivement, p.129-148 et p. 149-151.
10. G. de Pouvourville, «Progrès technique et dépenses de santé: le rôle de l'intervention publique». Le développement de la technologie. Commission d'enquête sur les services de santé et les services sociaux. Synthèse critique. Québec, Les Publications du Gouverne¬ment du Québec, 1987, p. 23.
11. J. Freyssinet, «Combien une collectivité doit-elle dépenser pour sauver une vie humaine?» Lumière et vie. (janvier-mars 1979,1, p. 37.
12. Ibidem. p. 39.
13. O. Thibault, op.cit., p. 82.
14. Jeanne-Marie Gasse, «Éthique et service de santê», L'êthique professionelle (Cahiers de recherche éthique, no 13). Montrêal, Fides,
1989, p. 146.
15. Freyssinet, p. 43.
16. R. Battista, «La dynamique de l'innovation et de la diffusion des technologies dans le domaine de la santé.» Le développement de la technologie, 4.
17. F. Roberge, «La prospective technologique dans le domaine de la santé» dans Le développelent de la technologie, 64,
18. R. Battista, op, cit., 8.
19. B, Jennett, High Technology Medecine. Benefits and Burdens. Oxford, New York, Oxford University Press, 1986; D. Roy, Limitless Innovation and Limited Resources", Le développement de la technologie, p. 33.
20. D. Roy, op. cit., p. 46.
21. O. Thibault, op. cit., p. 86-87.
22. G. de Pouvourville, ibid., p. 1.
23. Ibid., 23.
24. J, Freyssinet, ibid., p. 41.
25. D. Roy, «Limitless Innovation and Limited Resources» Le développement de la technologie, p. 77.
26. J. Freyssinet, op. cit., p. 43.
27. L.-V. Thomas, Anthropologie de la lort, Paris, Payot, 1975.
28. M. Marois, «Passê et avenir de la vie, science et responsabilité, Cahiers de l'Institut de la vie, juin 1964, p. 14.
29. Ziegler, Les vivants et la mort (Points). Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 298.
30. E. Bloch, Geist der Utopie, Berlin, Cassierer, 1923, 358.
31. G. Bourgeault, «La bioéthique: son objet, sa méthode, ses questions, ses enjeux» Ethica (janvier 19891 n° 1., p. 86.
32. H. Heidegger, «La question de la technique», Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1988 (1954), p. 38. Voir l'article de F. Couturier qui interprète la thèse si controversée du philosophe allemand dans «La technique comme destin et liberté», Dialogue XXVI (1987), p.19-42. Dans la présente Encyclopédie:Fernand Couturier, « Perspective de la mort : ouverture à l'éthique» Texte associé au dossier «La mort fonde la culture».











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Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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