L'Encyclopédie sur la mort


Du martyre comme solution

Jacques Maritain

What should A do? Certains critiques ont reproché à Maritain de ne pas formuler pour A une règle de conduite, de ne pas dire au catholique individuellement pris ce qu'il doit faire ici et maintenant. Maritain leur répond que l'affaire des philosophes n'est pas de proposer des consignes. Aussi bien, si A demande ce qu'il doit faire, B le demandera aussi. Et qui nous assure que A et B doivent avoir la même sorte d'activité? Chacun a ses dons particuliers, sa situation et signification propre dans le contexte de l'existence. Qu'est-ce que le chrétien A peut faire si les formes de totalitarisme se développeront comme une force dissolvante du christianisme? Le martyre est-il une solution que A peut envisager?


Si, par la carence des initiatives temporelles chrétiennes, les choses devaient se passer selon les possibilités que nous avons indiquées dans les réflexions qui précèdent, alors la question posée tout à l'heure : what should A do? aurait chance de se trouver singulièrement simplifiée. Que ce soit sous un régime totalitaire fasciste, ou totalitaire communiste, A aura beau consentir à entrer dans le jeu, et à collaborer, pour y fomenter le bien, à des formes de civilisation plus mauvaises que bonnes : s'il prétend être chrétien dans l'existence elle-même, et surtout dans l'existence temporelle, il apprendra vite à souffrir plutôt qu'à agir.

Il est clair que tant que les initiatives temporelles chrétiennes et les fondations nouvelles dont le monde a besoin tardent à paraître, chacun peut et doit travailler individuellement à les préparer, et même dans une certaine mesure à les suppléer par son action privée (25). Voilà, cela va de soi, la tâche à accomplir en tout cas.

Mais tant que dans l'ordre proprement politique, et non privé, une action temporelle chrétienne manquera au monde, quelque chose manquera à l'organisme des activités chrétiennes considérées d'ensemble. Le monde se chargera volontiers d'accorder la dispense ainsi rendue nécessaire. Pour des hommes engagés dans le monde, qui se trouvent écartés, par des carences dont ils ne sont pas responsables, du combat « politique » qui est la plus conaturelle au monde des formes d'activité, le martyre, invisible ou visible, dispensé par le monde dispense de ce combat : sur qui est mort au temps, le temps perd ses droits.

Qui sait si, par une longue habitude d'être victimes, les chrétiens ne comptent pas inconsciemment sur cette solution? Le martyre est une solution, mais une solution hyperbolique (et, pour tous ceux qui préparent par leur omissions et leur torpeur le martyre des autres, une solution paresseuse), Un saint Thomas More aurait du reste tenu pour présomptueux d'affronter la gloire d'être décapité pour Dieu avant d'avoir épuisé les autres moyens de terminer honorablement son procès. Le martyre ne supprime pas, il appelle et féconde les solutions proportionnées à la nature. Il faudra bien qu'un jour celles-ci soient trouvées.

En envisageant l'hypothèse où « rien ne se ferait », nous avions à dessein mis les choses au pire. Nous avons la confiance, en réalité, que quelque chose se fait et se fera, et par des initiatives chrétiennes, Les forces temporelles chrétiennes réclamées par le monde en sont à la phase de préparation, de préparation éloignée; il est impossible qu'un jour elles ne surgissent pas dans le monde.

Le chrétien est-il enfermé dans une tragédie?
Si le monde purifie les chrétiens en répandant leur sang, du même coup le sang des chrétiens purifiera le monde aussi. C'est peut-être de cette double purification que naîtra la nouvelle chrétienté qui doit venir.

Note

(25) « Nous croyons qu'à l'égard du bien commun temporel on néglige ordinairement beaucoup trop l'efficacité des énergies qui relèvent de la vie de la personne, et des devoirs qui leur correspondent. Il faut beaucoup de vigilance et d'attention critique pour résister à toutes les sollicitations de haine ou d'injustice, pour garder son esprit libre en un temps où les mensonges conventionnels font pression de toutes parts, où la presse qui défend l'ordre établi rivalise d'excitations avec la presse révolutionnaire, où l'on a fait du mensonge l'arme politique par excellence, comme si dans ce domaine-là la calomnie devenait un péché véniel: il faut beaucoup de vigilance pour offrir dans son âme un refuge aux vérités méprisées par les hommes, et pour pratiquer, en jugeant les événements et les acteurs du drame temporel, la vérité que l'évangile exige de nous.
« Et celle vigilance intérieure se traduit à l'extérieur par des paroles et des actes. Et chaque âme vigilante crée ainsi autour d'elle un rayonnement efficace de vérité et de paix. Nous tenons pour certain que si de tels centres de rayonnement étaient nombreux de par le monde, bien des choses changeraient dans la vie politique elle-même des peuples, bien des maux seraient rendus impossibles, bien des difficultés en apparence inextricables trouveraient des issues imprévues » (Manifeste pour le Bien commun, Paris, mars 1934).
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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