Hobbes Thomas
«Lorsqu'en 1588 l'invincible Armada était sur le point de tirer au large pour attaquer l'Angleterre, les épouvantables bruits de guerre firent que l'épouse du pasteur de Malmesbury accoucha avant terme d'un petit garçon. Elle enfanta, dit plus tard Hobbes dans une autobiographie rimée, deux jumeaux, moi et la peur. Il en faisait dériver son tempérament craintif et pacifique, qui n'excluait pas toutefois — comme sa vie le montre — l'énergie de la pensée et le goût de la polémique littéraire. L'enfant reçut sa première instruction dans sa ville natale; à l'âge de quinze ans, il alla à Oxford, où il apprit la logique scolastique et la physique, qui l'intéressaient très peu. Il quitta de bonne heure l'Université pour être le précepteur d'un jeune, gentilhomme de la famille Cavendish. Il resta en relations avec cette famille pendant toute sa vie. À cause de sa position il fit des voyages répétés dans les pays d'Europe. Il acquit ainsi l'expérience du monde; il cultivait avec ardeur la littérature, de préférence les historiens et les poètes classiques. Il suivait d'un œil attentif les événements de sa patrie et une traduction de Thucydide, qu'il publia en 1629, n'a probablement pas été composée sans allusion aux nuages politiques qui, dès les premières années de Charles Ier, menaçaient à l'horizon. Pendant un certain temps, ses goûts prirent cependant une tout autre direction. Par un effet du hasard, il trouva une géométrie d'Euclide et il découvrit du même coup qu'il y avait une science strictement déductive. Il n'en avait encore eu la moindre idée, car les mathématiques ne faisaient pas encore partie en Angleterre des matières d'enseignement fixées au programme. On allait même jusqu'à les regarder comme une invention diabolique. Il avait maintenant un modèle pour sa pensée. Mais les mathématiques n'étaient pas sa spécialité. Les essais qu'il fit plus tard en ce sens furent extrêmement malheureux et l'impliquèrent dans de longues controverses littéraires où il eut définitivement le dessous. Mais le fondement de sa tendance philosophique était établi. La grande importance qu'il attache à la pensée déductive le rapproche de Descartes, tandis qu'elle le met catégoriquement en opposition avec Bacon, avec lequel il avait entretenu des relations d'amitié. Il avait en effet été son secrétaire pendant ses dernières années et l'avait aidé à traduire ses œuvres en latin. De Bacon il n'a reçu aucune impulsion décisive en philosophie. Peut-être pourrait-on montrer à de certains passages que, lorsque sa pensée philosophique eût été mise en mouvement par d'autres impulsions, il a admis et combiné dans son système des idées de Bacon. D'après la relation de son premier biographe, il trouva le problème qui mit sa pensée en mouvement dans un entretien qui eut probablement lieu dans un cercle scientifique de Paris et où la question de la nature de la perception sensible fut incidemment soulevée. Cette question étant restée sans réponse, Hobbes se mit à y réfléchir. Il lui parut alors évident que si les choses matérielles et toutes leurs parties étaient toujours au repos ou avaient un mouvement régulier, toute différence (discrimen) disparaîtrait entre les choses, et par conséquent toute perception sensible. Il en conclut que le changement de mouvement (diversitas motuum) est la cause de toutes choses. Alors, d'après son propre dire, il ne pensa plus à rien, jour et nuit, à l'état de veille et en rêve, qu'au mouvement. Il vit clairement que la méthode déductive qu'il avait récemment appris à connaître sous sa forme la plus parfaite pouvait, en partant du principe que tout est en mouvement, très bien trouver son application. Il est probable qu'il parvint en même temps (vers 1630) par ses seuls moyens à la conviction que les qualités sensibles sont subjectives. Hobbes ne savait pas que Galilée avait émis ce principe dès 1623. Ce n'est que quelques années plus tard, qu'au cours d'un voyage en Italie il fit connaissance avec l'homme dont il dit lui-même (dans la dédicace de l'ouvrage De corpore) «qu'il nous a ouvert la première porte de toute la physique, c'est-à-dire la nature du mouvement». La marche déjà commencée de sa pensée acquit ainsi une forme plus précise et une base plus solide. Galilée appela, parait-il, également son attention sur la possibilité de traiter l'éthique déductivement, d'une façon analogue à la physique. S'il en est ainsi, le système tout entier de Hobbcs se termine provisoirement ici pour lui, mais il se continue encore longtemps dans son esprit et sa pensée et dans l'échange confidentiel d'idées qui se faisait dans un cercle de penseurs que le P. Mersenne, ami de Descartes et de Gassendi, assemblait autour de lui à Paris et dont Hobbes faisait aussi partie. «Dès l'instant, dit Hobbes dans son autobiographie, que j'eus fait part à Mersenne de mes idées et qu'il les eut à son tour fait connaître à d'autres, je fus moi aussi compté au nombre des philosophes. Sa cellule valait mieux que toutes les écoles.» Ce fut également Mersenne qui envoya plus tard à différents penseurs, dont Gassendi et Hobbes, les Méditations de Descartes et provoqua ainsi une des discussions philosophiques les plus remarquables du XVIIe siècle! La critique que fit Hobbes du Cartésianisme est un document, intéressant qui éclaire sa philosophie avant qu'il ne l'ait encore développée sous une forme systématique. Hobbes, auquel feu Lord Cavendish avait assuré l'indépendance matérielle, s'était de nouveau fixé en Angleterre en 1637 après une absence de plusieurs années. Il se proposait de fondre ses idées en un système de trois membres: Corpus-Homo-Civis, en une science des lois de la matière, de l'homme et de l'État, autant que possible d'après la méthode déductive, en prenant pour base les lois générales du mouvement. Cependant l'exécution de ce plan fut empêchée pour longtemps par l'explosion de la guerre civile en Angleterre. Étant donné son tempérament, il considérait avec anxiété la lutte politique, qui grandissait avec fureur. Elle lui semblait ébranler de fond en comble toute vie publique policée. Il craignait de voir les appétits élémentaires se déchaîner avec une impétuosité indomptable, souveraine. Son expérience du monde lui avait appris que l'instinct de conservation personnelle et l'égoïsme peuvent produire le bien, mais aussi le mal, et qu'il faut une grande puissance pour faire rentrer le torrent de ces forces dans leur vrai lit. Il était ultraconservateur pour cette raison justement qu'en théorie il était ultra-radical et qu'il remontait aux hypothèses purement élémentaires. Il est vrai que ses relations avec des cercles de la haute noblesse ont certainement beaucoup contribué à lui dicter ses sympathies politiques. Voilà pourquoi il méconnut l'importance de la Révolution d'Angleterre, bien qu'il l'ait condamnée pour des raisons d'ordre absolument naturaliste, et par conséquent diamétralement opposées à celles qui avaient rapproché les partisans des Stuarts. Pour Hobbes, le principe d'autorité était un principe dérivé; pour ces derniers, c'était un principe absolu, divin, surnaturel: tel était le grand contraste qui apparut dès que Hobbes eut écrit sa théorie politique. Et c'est le fondement, et non les résultats de la théorie politique de Hobbes, qui lui a, donné dans l'éthique et dans la politique modernes une importance durable et, dans un certain sens, unique. En 1640 il composa un ouvrage contenant les traits fondamentaux de sa théorie psychologique et de sa théorie éthico-politique. Cet ouvrage, qui circula en copies et parut plus tard en deux parties: Human Nature et De Corpore politico, a été publié depuis peu (1888) d'après les manuscrits les plus anciens et sous le titre primitif de Elements o f Law par Tennies. C'est un de ses ouvrages les plus vigoureux et les plus instructifs, qui devrait former le fond de toute étude de Hobbes. Il fut composé devant le spectacle des troubles du temps et rédigé comme une parole d'avertissement. Hobbes se croyait personnellement exposé, vis-à-vis de l'opposition, si le roi n'avait dissous le Parlement. Devant les troubles grandissants et la rigueur avec laquelle le nouveau Parlement procédait contre les partisans du roi, Hobbes s'enfuit en France (fin 1640), afin de pouvoir poursuivre ses études en paix. Mais la gravité du moment ne lui permit pas de détourner sa pensée des problèmes politiques, et il transforma la dernière partie des Elements of Law en un ouvrage indépendant De cive, qui parut en 1642 en petite édition et en 1647 en une plus grande édition. Cet ouvrage devait former la troisième partie du système tout entier. Il se distingue du premier traité en ce qu'il accuse bien plus fortement l'opposition entre l'état de nature et la vie politique et en ce qu'il insiste sur la nécessité de laisser au pouvoir politique le droit absolu de régler les questions de religion. Hobbes était par principe ennemi de toute hiérarchie, de la hiérarchie protestante comme de la hiérarchie catholique. Cela rendait son séjour en pays catholique et au milieu de royalistes cléricaux proscrits peu sûr. Il se produisit une rupture formelle lorsqu'il abandonna une fois de plus ses études de philosophie naturelle pour composer un ouvrage politique. Ce fut le célèbre ouvrage intitulé Leviathan or the Matter, Form and Power of a Commonwealth ecclesiastica and civil, qui parut à Londres en 1651. Il était intitulé d'après l'énorme monstre marin mentionné en ces termes dans le livre de Job: «Personne sur terre ne saurait l'égaler, il est fait pour être sans peur.» Hobbes compare le pouvoir absolu à cet être puissant. Il développe les dernières conséquences dela théorie de la souveraineté fondée par Bodin et Althusius — mais il lui donne une base naturaliste et un esprit antihiérachique. Comme il ne défendait pas spécialement l'absolutisme du pouvoir royal, mais celui du pouvoir politique, on prétendit (sûrement à tort) que par cet ouvrage il voulait s'attirer la faveur de Cromwell. Et les royalistes épiscopaux étaient indignés du passage suivant (contenu dans un chapitre final qui fut retranché dans l'édition latine de 1670): de même qu'Élisabeth a renversé la hiérarchie catholique, de même les Presbytériens out renversé les Épiscopaux pour être à leur tour renversés par les Indépendants — «et ainsi nous sommes ramenés à l'indépendance (independency) des premiers chrétiens». Cela eut pour conséquence de faire perdre à Hobbes sa place de professeur de mathématiques auprès du jeune roi Charles II et de lui faire interdire l'accès de la Cour. Il régnait maintenant un plus grand calme en Angleterre; le pouvoir politique s'était reconstitué, solide et réglé; il y avait un nouvel exécuteur de la souveraineté, et Hobbes crut que le plus sûr était pour lui de retourner chez lui. Après un pénible voyage accompli en hiver, il revint en Angleterre à la fin de 1651 et dès lors il profita de l'entière liberté de presse pour éditer en paix ses œuvres, ce qu'il n'avait jamais perdu de vue. En 1655 parut l'ouvrage De corpore, qui comprend la logique, la théorie des principes fondamentaux (philosophia prima), la théorie des mouvements et des grandeurs et la théorie des phénomènes physiques; en 1658 parut l'ouvrage De homine, qui est en majeure partie une optique (pour mettre en lumière la nature du sens de la vue), et qui ne contient en outre qu'un court aperçu de la psychologie du langage et des sentiments. Cette deuxième partie du système ne peut se comparer ni pour le fond ni pour la forme avec la première partie des Elements of Law ou avec les chapitres initiaux du Leviathan. La troisième partie du système était formée par l'ouvrage précédemment paru du De cive; le système entier était donc achevé. Alors vint la Restauration, que Hobbes salua avec joie. Il gagna la faveur de son ancien élève Charles II, qui s'entretenait souvent avec lui. Il vivait dans la famille Cavendish en vieil étudiant, s'occupant avec ardeur de ses polémiques mathématiques et théologiques. Son antihiérarchisme fut transformé en athéisme, et un partisan de Hobbes ou un libre penseur, c'était la même chose. Il avait attribué au pouvoir politique le droit exclusif de définir ce qui doit être enseigné; mais cela ne l'empêcha pas d'interpréter la Bible dans un sens critique et rationaliste. À ses yeux la croyance primitive du christianisme, c'était que Jésus était le Messie, mais ce n'était nullement une doctrine spéculative. Il rejetait les peines éternelles de l'enfer. Il ne croyait pas aux esprits immatériels. Il avait coutume d'invoquer l'impossibilité où nous sommes de comprendre les dogmes de la foi, et de donner le conseil de les admettre sans réfléchir, comme le meilleur est d'avaler toutes rondes des pilules amères sans les mâcher. Hobbes conserva la vigueur du corps et de l'esprit jusqu'à un âge avancé et mourut à l'âge de quatrevingt-onze ans (1679).
Hobbes est un penseur pénétrant et énergique. Son essai pour faire de la connaissance scientifique la base de toute notre science de l'existence est le mieux étudié de tous les essais analogues des temps modernes. Le système édifié par lui est le système matérialiste le plus profond de cette même période. En outre les ouvrages de Hobbes, qui se distinguent par la vigueur et la clarté- de l'exposition, renferment une foule de remarques intéressantes au point de vue logique et psychologique. On peut voir en lui le fondateur de la psychologie anglaise et par suite le fondateur de l'école de philosophie anglaise proprement dite. Cependant ce furent surtout ses vues éthiques et politiques qui prirent une importance positive. Par son naturalisme vigoureux, bien qu'exclusif et agressif, il mit en mouvement les pensées des hommes. Dans le domaine de la science de l'esprit il fit rompre avec la scolastique, comme Copernic dans le domaine de l'astronomie, Galilée dans celui de la physique et Harvey dans, celui de la physiologie. Hobbes se place, avec une fierté bien justifiée, à côté de ces hommes comme fondateur de.la sociologie: ainsi qu'il le dit dans l'avant-propos de son ouvrage De corpore, cette science n'est pas antérieure à son livre du De cive. La conception naturaliste qu'il donna du fondement de l'éthique et de la politique provoqua un mouvement que l'on a justement comparé à celui produit par Darwin au XIXe siècle.»
«Bellum omnium contra omnes»: l'éthique et la politique chez Hobbes
«L'état de nature, c'est-à-dire l'état de l'homme tel qu'on le trouve, abstraction faite de la vie politique, c'est une guerre de tous contre tous (bellum omnium contra omnes). Il n'y a d'autre règle ici que le besoin et la puissance de l'individu. Quand la force est médiocre, elle est suppléée par la ruse. — Ce n'est pas à dire que tous les hommes soient mauvais par nature. La nature humaine en elle-même n'est pas mauvaise; mais elle peut engendrer des actions pernicieuses. Et alors même qu'il y aurait moins d'hommes mauvais que de bons, ceux-ci devraient cependant prendre des mesures de sûreté contre les premiers.
[...]
Hobbes a rendu des services à la politique en établissant que dans un État il ne peut y avoir qu'un centre de gravité. Mais il se méprend sur ce centre de gravité; toutes les forces autres que celles de la pesanteur disparaissent à ses yeux et logiquement toutes les masses se réunissent alors au centre. La puissance et l'obéissance sont tout pour lui. Le fond involontaire de la vie, les mœurs et les coutumes, l'opinion publique, les voies silencieuses et cachées par lesquelles les détenteurs du pouvoir eux-mêmes dépendent des sentiments qui remuent la multitude; toute la floraison de la vie, que l'État a le devoir de protéger et d'entretenir et à laquelle il doit consacrer toutes ses forces — tout cela a échappé à l'attention de Hobbes. Son regard est captivé par ce seul point de vue. Sa pensée s'exprime en style lapidaire; les nuances délicates se dérobent à ses yeux. Mais il comprend d'autant mieux les grandes conditions élémentaires et vitales de la société humaine.» (voir cet extrait)
HARALD HÖFFDING, "Histoire de la philosophie moderne", tome I, Paris, Félix Alcan éditeur, 1906.