Essentiel
Les deux plus célèbres définitions: « L'ordre dans le mouvement » Platon « La périodicité perçue ». Matila C. Ghyka.
Commentaire de Pierre Sauvanet sur ces deux définitions : « Qu'y a-t-il de commun entre elles? Est-il vraiment possible, voire souhaitable d'arriver à une définition de « le rythme ». Paul Valéry lui-même a échoué dans cette tâche et il fut le seul à avouer son échec ».1
Voici l'une des leçons que Valéry a tirée de son échec : « Il ne faut pas mêler et encore moins confondre période et rythme. Il n'est pas exact de dire rythme des flots, rythme du coeur -etc ». 2 Certes, tout rythme est d'essence périodique, mais la réciproque n'est pas vraie. Toute période n'est pas rythmique. Il faut, en effet, que l'être vivant composé soit de la partie ».3
Définition de Pierre Sauvanet 4
« Voici maintenant une définition du rythme qui s'applique à la fois à l'approche de tout ce qu'on comprend d'habitude sous le mot rythme, et à l'étude du rythme singulier dans un domaine précis. Voici donc, non pas une, mais deux définitions. Selon la définition générale, on conviendra d'appeler rythme "tout phénomène, perçu ou agi, auquel on peut attribuer au moins deux des qualités suivantes: structure, périodicité, mouvement." Et selon une définition restreinte : "Tout phénomène, perçu ou agi, auquel on peut attribuer chacune de ces trois qualités" ».
1- Pierre Sauvanet, Le rythme encore une définition, in Les rythmes, Lectures et théories, Ouvrage collectif, sous la direction de Jean-Jacques Wunenburger, Centre culturel international de Cerizy, Conversciences, L'Harmattan, Paris 1992.
2- Valéry, Cahiers, in Oeuvres, Pleiade, Tome 1, p.1282.
3-ibid., p. 1355.
4-Pierre Sauvanet, Le rythme encore une définition, in Les rythmes, Lectures et théories, Ouvrage collectif, sous la direction de Jean-Jacques Wunenburger, Centre culturel international de Cerizy, Conversciences, L'Harmattan, Paris 1992, p.238.
Enjeux
Pour Ludwig Klages, il y a entre le rythme et la mesure une différence de nature, semblable à celle qui sépare le vivant du mécanique. Voici un commentaire sur La nature du rythme, de Ludwig Klages, dont la première traduction française a paru, il y a quelques années. (La nature du rythme, Ludwig Klages, préfacé et traduit par Olivier Hanse, éd. L’Harmattan, 2004).
« Pour notre auteur, le rythme fait appel à un rapport vivant et non à une objectivation du donné. Le réduire à un objet de pensée, à l’instar du sujet posant l’extériorité du monde, c’est en trahir la nature : réifier la chose, c’est la penser en dehors d’elle-même. Par sa perpétuelle mobilité, échappant à toute fixité, il tient plus en effet du phénomène que du fait. En questionner l’expérience seul fait sens : l’approche phénoménologique sera de fait plus appropriée (bien que ne sous-tendant pas un ego transcendantal comme chez Husserl). Elle invite en un premier temps à une psychologie descriptive.
L’écoute, activité complexe où les différents caractères du son (timbre, intonation, intensité) sont interdépendants, est emblématique du vécu comme jeu du percept et de l’affect. Elle est transie par le mouvement rythmique (ce que la psychologie gestalt modélise comme loi de ségrégation des unités) alors que l’analyse décompose la pluridimensionnalité esthétique du rythme en mécanique de la mesure. La division en intervalles réguliers traduit bien plutôt l’esprit qui découpe à son gré le mouvement ; elle substitue à une perception qualitative un temps inertiel, dont Max Scheler fait la racine de l’hyper-sublimation de notre civilisation. Le seul caractère répétitif manifeste bien à cet égard l’image de l’homme-machine, parangon d’une histoire qui se finirait dans et par les masses.
La différence entre rythme et mesure n’est en fait pas de degré mais de nature. Certes ils peuvent se superposer mais cela n’a rien de permanent ou d’obligé. Bien plus, le phénomène de continuité qu’anime le rythme reste inaccessible à l’entendement, à l’image du flux et reflux de la vague qu’on ne peut que suivre mais non prédire. Car le rythme traduit essentiellement une modulation du mouvement en interaction avec un ensemble, en cela il renouvelle tandis que la mesure ne fait que répéter, faisant abstraction de la richesse du matériau qu’il soit sonore, pictural, chorégraphique ou architectural. Il est bel et bien à la vérité le pouls du divers ondoyant.
Ce serait néanmoins contresens de déduire que Klages interprète la psychologie en fonction de sa métaphysique du vital : l’élaboration créatrice va du senti et du perçu au créé spirituel toujours neuf, à l’Erlebnis (vécu). Bien plus, la confusion entre mesure et rythme est surtout révélatrice de celle entre esprit et vie, caractéristique de la Modernité logocentrique. Le rythme, à l’instar de la couleur, de la texture ou encore de la gestualité, est bien le refoulé de l’Occident. Or ce courant d’énergie vitale nous replonge dans l’humus prolifique qui précède et détermine toute idée, dans cet insaisissable monde de la vie (Lebenswelt). L’antagonisme chez Klages entre rythme et mesure, comme entre corps spiritualisé et esprit, loin de toute opposition manichéenne, appelle bien plutôt à faire de la vie l’aventure de la raison artistique.
Car nous sommes englobés dans les rythmes, traversés de part en part par eux; les romantiques avaient fort à propos reconnu là la marque d’une correspondance de l’âme et du monde. L’intuition donatrice n’est dès lors en rien éïdétique, elle n’est pas vision des essences génériques mais ouverture à la transcendance de la Vie, au sens cosmique de la nature : « même cet échange, celui entre le corps vivant et un monde extérieur qui se détache perpétuellement de lui, ne pourrait avoir lieu sans la capacité de fusion que l’être vivant a par l’intermédiaire de son âme » (p. 97). L’extase de la phénomènalité, née du contact de l'âme avec une image démonique (du grec daemon, génie familier, être intermédiaire entre humain et divin), se donne comme libération non du corps mais de l'esprit. Transformant l’organisme humain en épiphanie de l’homme, elle manifeste la vitalité universelle : "Car le surnaturel, rappellera Péguy dans son poème Ève, est lui-même charnel" ».
Source: Boris Chapuis, texte complet.