Nicolas de Cues
En 1431, il assista comme archidiacre de Liège au concile de Bâle; en 1436, il présenta à ce concile un projet de réforme du calendrier. Lorsque le concile se sépara du Pape, Nicolas de Cues fut de ceux qui demeurèrent fidèlement attachés au pontife romain.
Eugène IV, Nicolas V, Pie II l’employèrent en d’importantes légations; en décembre 1448, Nicolas V le nomma cardinal-prêtre du titre de Saint-Pierre-ès-liens; un cardinal allemand était, à cette époque, au dire d’un historien, aussi rare qu’un corbeau blanc; aussi Nicolas de Cues était- il souvent désigné par le surnom de Cardinalis Teutonicus.
En mars 1450, Nicolas V promut le nouveau cardinal à l’évêché de Brixen en Tyrol. Nicolas de Cues, connu pour sa piété et la rigidité de ses mœurs, voulut ramener le respect de la morale et de la règle en certains couvents qui l’avaient oublié; les moines, en révolte contre leur évêque, intéressèrent à leur cause l’archiduc Sigismond III qui fit incarcérer le Cardinal Allemand. Rendu à la liberté après plusieurs années de prison, Nicolas de Cues vint passer la fin de sa vie en Ombrie, à Todi, où il mourut le 11 août 1464. Son corps fut enseveli à Rome, mais son cœur, envoyé à Cues, y fut déposé dans le chœur de la chapelle de l’Hôpital Saint-Nicolas. Le Cardinal avait fondé cet hôpital, l’avait doté de dons et de revenus et y avait créé une riche bibliothèque; cette bibliothèque qui subsiste encore en partie, malgré de nombreuses dilapidations, témoigne des connaissances que possédait le Cusan dans les trois langues latine, grecque et hébraïque."
Pierre Duhem, "Nicolas de Cues et Léonard de Vinci" Études sur Léonard de Vinci. Seconde série. Ceux qu'il a lus et ceux qui l'on lu, Paris, Librairie Scientifique A. Hermann et Fils, 1909
Esquisse du système philosophique de Nicolas de Cues
"Qu’il nous soit donc permis de retracer ici, en une esquisse rapide, les principaux traits de la doctrine de Nicolas de Cues.
A. L’ignorance savante. – Le plus ancien traité philosophique (1) qu’ait composé Nicolas de Cues est aussi celui où nous le voyons exposer le plan d’ensemble de toute sa doctrine. Les écrits que le Cardinal Allemand a produits par la suite ne font, bien souvent, que développer une idée dont le germe se trouvait au premier traité; on ne peut les parcourir sans admirer la puissance logique avec laquelle ce génie a su grouper en vue d’une parfaite unité ses pensées sur les sujets les plus divers.
Au livre qui renferme la clé de tout son système, Cusanus a donné pour titre : De docta ignorantia; et ce titre est bien choisi, car on ne saurait accepter aucun des axiomes que postule l’Évêque de Brixen si l’on ne prenait, tout d’abord, conscience de l’incapacité radicale où l’homme se trouve de connaître la vérité absolue.
Il est impossible (2) qu’une intelligence finie puisse s’assimiler aucune vérité précise. Le vrai n’est pas, en effet, une chose qui soit susceptible de plus et de moins; il consiste essentiellement en quelque chose d’indivisible; et ce quelque chose ne saurait être saisi par un être, si cet être n’est la vérité même. De même, l’essence du cercle est quelque chose d’indivisible, et ce qui n’est pas cercle ne peut s’assimiler ce quelque chose; le polygone régulier que l’on inscrit dans un cercle n’est pas semblable au cercle; il lui ressemble d’autant plus que l’on multiplie davantage le nombre de ses côtés; mais on a beau multiplier indéfiniment ce nombre, jamais le polygone ne devient égal au cercle; aucune figure ne peut être égale à ce cercle, si ce n’est ce cercle lui-même.
Ainsi en est-il, à l’égard de la vérité, de notre intelligence qui n’est pas la vérité même; jamais elle ne saisira la vérité d’une manière si précise qu’elle ne la puisse saisir d’une manière plus précise encore, et cela indéfiniment.
Le vrai s’oppose donc, en quelque sorte, à notre raison; il est une nécessité qui n’admet ni diminution ni accroissement; elle est une possibilité, toujours susceptible d’un nouveau développement. En sorte que du vrai nous ne savons rien, sinon que nous ne le pouvons comprendre.
Quelle conclusion devons-nous tirer de là? « Que l’essence même des choses, qui est la véritable nature des êtres, ne saurait être, par nous, atteinte en sa pureté. Tous les philosophes l’ont cherchée; aucun ne l’a trouvée. Plus profondément nous serons instruits de cette ignorance, plus nous approcherons de la vérité même. »
Quelle est donc la perfection que doit rechercher l’homme d’études (3)? C’est d’être le plus savant possible en cette ignorance, qui est son état propre. « Il sera d’autant plus savant qu’il se connaîtra plus ignorant. »
B. Le postulat fondamental : L’identité du maximum et du minimum absolus. – Une semblable conclusion semble être, pour l’esprit humain, une leçon de modestie et de défiance de soi; puisque l’essence des choses échappe à ses prises, il ne tentera pas de la saisir, il ne fera pas de Métaphysique.
La constation du caractère relatif et borné de la science humaine n’inspire pas à tous les philosophes, il s’en faut bien, cette prudente réserve; plusieurs, au contraire, y puisent un surcroît d’audace; ils s’en autorisent pour construire les systèmes les plus hardis. Il n’est plus nécessaire que les conséquences d’une doctrine s’accordent toutes entre elles; l’antinomie n’a plus rien qui soit à redouter; l’esprit qui se confie en la rigueur absolue de notre logique croit reconnaître en cette antinomie une contradiction qui ruine la construction tout entière; mais celui qui sait que le vrai nous échappe y voit seulement une thèse et une antithèse dont la science exacte, qui nous est inaccessible, comprendrait la synthèse. Ainsi Hegel s’autorisera un jour du criticisme de Kant pour affirmer l’identité des contradictoires. Ainsi Nicolas de Cues, fort de sa docte ignorance, n’hésite point à dire : « La secte d’Aristote (4) répute hérésie la coïncidence des contraires; … mais notre loupe (5) nous donne une vue plus pénétrante; elle nous montre les contraires au sein d principe qui les unit, avant leur dualité, c’est-à-dire avant qu’ils ne soient deux choses qui s’opposent l’une à l’autre. »
C’est, en effet, une antinomie que l’Évêque de Brixen met au point de départ de tout son système (6) : en tout ordre de choses, le maximun absolu, dont la compréhension nous échappe, est identique au minimum absolu, qui ne nous est pas moins inaccessible. – « Maximum absolutum incompraehensibiliter intelligitur, cum quo minimum coincidit. »
L’affirmation est audacieuse; bien étranges les courtes considérations qui prétendent la justifier : « Ce principe vous semblera clair si vous concrétisez en la quantité les idées de maximum et de minimum. La quantité maximum est celle qui est grande au maximum; la quantité minimum est celle qui est petite au maximum. Et maintenant, séparez les idées de maximum et de minimum de celle de quantité, en supprimant par la pensée les mots grand et petit; vous voyez clairement que le maximum et le minimum coïncident. »
C. L’existence et l’unité du maximum absolu. – Tout nombre obtenu par une numération actuelle est fini; en puissance, le nombre est infiniment grand; étant donné un nombre, on peut toujours, par voie d’addition, en former un plus grand. On peut aussi, par soustraction, former un nombre plus petit qu’un nombre donné, et cela jusqu’à ce qu’on arrive à l’unité, qui n’est plus un nombre. Tel est l’enseignement d’Aristote, unanimement répété par la Scolastique (7).
Nicolas de Cues s’empare de cet enseignement; il lui applique son postulat, et voici ce qu’il en tire (8):
Dans le domaine des nombres, l’unité est un minimum absolu; il n’y a pas de nombre plus petit que un. Il existe donc aussi un maximum absolu, identique au minimum absolu; et, en effet, ce maximum absolu est tel qu’il n’existe aucun nombre plus grand que lui; partant, il n’est pas susceptible de multiplication; il est nécessairement unique.
L’unité, minimum absolu des nombres, n’est pas un nombre, mais elle est le principe de tous les nombres; elle en est aussi la fin, puisqu’elle est identique au maximum absolu.
Ce que nous venons de reconnaître dans le domaine des nombres demeure vrai dans tout autre domaine (9).
Par cela même que des choses sont finies, la série selon laquelle elles se rangent doit être comprise entre deux termes, un terme initial et un terme final, un minimum absolu et un maximum absolu.
Ce maximum absolu n’est pas un des objets dont il termine la série, car en parcourant cette série, il pourrait être actuellement atteint; tandis que, dans l’énumération d’objets finis, on ne peut jamais, d’une manière actuelle, atteindre un objet tel qu’il n’en existe pas de plus grand.
Sans être aucun de ces objets, le maximum absolu est leur fin à tous; identiques, d’ailleurs, au minimum absolu, il est aussi leur commun principe.
Ce maximum est tout ce qu’il peut être; il ne peut donc être multiplié, il ne peut devenir nombre; il est nécessairement un.
De cette affirmation, il faut comprendre toute la portée (10).
En tout ordre de choses, il existe un maximum absolu, identique au minimum; il existe un maximum de quantité, un de substance, un de qualité, et ainsi de suite. Mais ce ne sont pas des maxima distincts; dans son incompréhensible, mais parfaite unité, le même être est maximum absolu en tout ordre de choses, en nombre, en substance, en quantité, en qualité; il est aussi, en tout ordre de choses, le principe et la fin de tout.
Le nom de cet être est Dieu (11).
D. L’éternité de Dieu. La trinité divine (12). – L’existence de Dieu est établie; fort de sa docte ignorance, Nicolas de Cues essaye d’en pénétrer la mystérieuse nature.
Ce qui est immuable est nécessairement éternel; l’éternité est donc l’apanage de ce qui précède tout changement.
L’altération (alteritas) est changement; partant, ce qui précède toute altération est éternel.
Or, qui dit altération dit : une chose, puis une autre; l’altération implique la dualité, et la dualité, qui est nombre, est postérieure à l’unité; dès lors, l’unité précède toute altération, en sorte que l’unité est éternelle.
La dualité, qui est la première des altérations, est auss la première des inégalités; par nature, l’inégalité et l’altération sont simultanées; il en résulte que l’égalité, qui, par nature, précède toute inégalité, précède aussi toute altération; l’égalité est éternelle.
Si, de deux causes, l’une est, par nature, antérieure à l’autre, tout effet de la première de ces causes précède naturellement tout effet de la seconde. Or, l’unité est connexion ou cause de connexion; des objets sont dits connexes quand ils sont unis ensemble. La dualité, au contraire, est division ou principe de division, car la dualité est la première des divisions. Mais l’unité, cause de connexion, précède naturellement la dualité, cause de division; la connexion est donc, par nature, antérieure à toute division. D’autre part, altération et division sont, par nature, simultanées, en sorte que la connexion est naturellement antérieure à toute division et que la connexion est éternelle.
L’unité est éternelle, l’égalité est éternelle, la connexion est éternelle. Mais rien de ce qui est éternel ne peut être pluralité, car l’unité qui, par nature, est antérieure à la pluralité, précèderait l’éternité même, ce qui est impossible. Si donc l’unité, l’égalité et la connexion sont éternelles, c’est que l’unité, l’égalité et la connexion sont un seul et même être. «Telle est cette trinité dans l’unité qui a été proposée à notre adoration par Pythagore, le premier de tous les philosophes, l’honneur de l’Italie et de la Grèce.»
En ses divers traités, Nicolas de Cues creuse la notion de cette divine trinité.
L’analyse de toute chose finie nous y fait découvrir la puissance, l’acte, et l’union de la puissance et de l’acte; tous ces éléments, nous devons les retrouver en l’unité de Dieu, mais portés au maximum absolu.
Dieu est donc l’acte infini (13), l’acte absolument pur (14). Mais l’actualité infinie n’est autre chose que l’existence actuelle de la toute-puissance (15); en sorte que, dans l’absolu, la puissance maximum ne diffère pas de l’acte maximum et que Dieu est aussi l’absolue puissance (16); en Dieu, la puissance abolue, l’acte pur et l’union de cette puissance et de cet acte sont coéternels (17).
L’acte présuppose (18) logiquement la puissance, qui en est le principe; la puissance, au contraire, ne présuppose rien. Le Père est cette puissance qui, logiquement, est le principe de l’acte; le Fils est l’éternelle mise en acte de la puissance du Père; de l’un et de l’autre procède le Saint-Esprit qui est l’union, coéternelle à chacun d’eux, de la puissance absolue et de l’acte pur. Le Fils est ce que le Père peut, et le Saint-Esprit est le lien de la Toute-Puissance et du Tout-Puissant."
Notes (la numérotation a été adaptée par nous)
(1) Selon M. Scharpff, les trois livres De docta ignorantia ont été composés en 1440.
(2) Nicolai de Cusa, De docta ignorantia, lib. I, cap. III.
(3) Ibid., lib. I, cap. I
(4) Ibid., lib. I, cap. XXII.
(5) Nicolai de Cusa, Liber qui inseribitur De beryllo, cap. XXV.
(6) Nicolai de Cusa, De docta ignorantia, lib. I, cap. III.
(7) Pierre Duhem, Léonard de Vinci et les deux infinis (Études sur Léonard de Vinci, 2e série, IX).
(8) Nicolai de Cusa, De docta ignorantia, lib. I, cap. V.
(9) Ibid., lib. I, cap. VI.
(10) Ibid., lib. II, cap. III.
(11) Ibid., lib. I, cap. V.
(12) Ibid., lib. I, cap. VII.
(13) Ibid., lib. II, cap. VIII.
(14) Nicolai de Cusa, Apologia doctae ignorantiae.
(15) Nicolai de Cusa, De docta ignorantia, lib. I, cap. XVI, et lib. II, cap. I.
(16) Ibid., lib. II, cap. VIII.
(17) Nicolai de Cusa, Triaologus de Possest.
(18) Ibid.
Pierre Duhem, "Nicolas de Cues et Léonard de Vinci" Études sur Léonard de Vinci. Seconde série. Ceux qu'il a lus et ceux qui l'on lu, Paris, Librairie Scientifique A. Hermann et Fils, 1909, p. 104-111