Islamisme

«La tendance islamiste, chez les musulmans, désigne en général les groupes et mouvements qui, dans plusieurs pays, cherchent à établir, ouvertement ou clandestinement, un gouvernement ou un État islamique. Cet objectif se justifie par le fait qu'un gouvernement islamique appliquerait vraisemblablement certaines, sinon la plupart, des lois et règles de l'islam (la charia) qui ont trait, entre autres, à l'habillement, aux relations entre les sexes, à l'interdiction de l'alcool et des jeux d'argent, aux châtiments propres à des crimes précis et aux restrictions imposées aux opérations bancaires et aux prêts à intérêt. Les citoyens d'un tel État islamique pourraient alors vivre en plein accord avec les exigences de leur foi; il leur serait plus facile de s'épanouir spirituellement et il y aurait moins d'obstacles à leur salut. Les musulmans concernés auraient en outre davantage voix au chapitre dans leurs propres affaires et pourraient plus facilement protéger leurs intérêts dans leurs relations avec les étrangers.

Les musulmans qui demandent le réveil de leur religion et de leur communauté font une large place, d'une part, à la nécessité d'un renouveau spirituel individuel par la réaffirmation des prescriptions morales et éthiques de leur foi et, d'autre part, à la nécessité de revitaliser la communauté en général, la collectivité musulmane dans son contexte physique et politique. Au siècle dernier, d'éminents penseurs et activistes islamistes ont attaché de l'importance à l'axe interne et spirituel du réveil, alors que d'autres préconisaient la prise de mesures ou de lignes de conduite précises pour améliorer la condition sociale et politique des musulmans en général.

Pendant l'âge d'or de l'impérialisme moderne, un des activistes les plus francs a été Jamal al-Din al-Afghani (Asadabadi), un penseur et orateur qui a prêché le panislam et l'anti-impérialisme, principalement dans les territoires musulmans sunnites d'Inde, d'Égypte et de Turquie, comme les moyens les plus efficaces de modifier la situation des musulmans du Moyen-Orient à son époque (il est mort en 1897). D'autres représentants du mouvement et du message islamistes qui ont eu du succès préconisaient la réforme des dimensions internes et externes de la vie des musulmans [...]

Depuis l'abolition, en 1924, du califat ottoman, dernier des gouvernements islamiques multinationaux indigènes, la majorité des musulmans du Moyen-Orient sont gouvernés soit par des chefs tribaux, féodaux ou monarchiques traditionnels, soit par des élites modernisées et, au moins en partie, laïcisées. Selon les islamistes, ces élites et la majorité de ces chefs sont plus attentifs aux intérêts des forces et des pouvoirs extérieurs, pour la plupart non musulmans, et pas assez sensibilisés aux besoins réels de leurs sujets musulmans. Ils doivent donc être remplacés par des personnes qui connaissent mieux le mode de gouvernement islamique et qui sont davantage susceptibles de permettre à la population majoritaire de vivre en conformité plus étroite avec les règles de l'islam.

Objectifs de l'islamisme
Au Moyen-Orient, la plupart des groupes islamistes poursuivent un objectif commun, à savoir la création d'une société vraiment islamique dans laquelle ils pourront vivre sous un régime guidé par les règles de leur foi, telles que les codifie la loi islamique. Pour les extrémistes, la première condition de la réalisation de cet objectif est le renversement par la force des élites actuellement au pouvoir au Moyen-Orient, dont des régimes aussi différents que les monarchies du Maroc, de l'Arabie Saoudite, de l'Émirat du Koweït et des Émirats arabes unis, et les régimes laïcs de l'Algérie, de l'Égypte et de la Tunisie. Pour les islamistes d'Israël et des Territoires occupés, c'est la destruction de l'État israélien. Les idéologies importées tels que le communisme, le socialisme, le libéralisme et le nationalisme sont, et pas tout à fait sans raison, soit considérées comme des échecs là où elles ont été mises à l'essai, soit jugées indésirables là où elles ne l'ont pas été, parce qu'elles préconisent des politiques non islamiques ou semblent autrement incompatibles avec les normes islamiques.

Le mouvement islamiste a pour objectif à plus long terme la constitution d'un bloc d'États dont les gouvernements appliqueront la loi et les pratiques de l'islam. Il espère qu'un tel bloc pourrait, seul ou en s'alliant avec d'autres nations du tiers-monde, changer les règles du système international, surtout dans le domaine commercial, et modifier ainsi l'équilibre actuel des puissances économiques et politiques dans l'ensemble du monde. C'est pourquoi sa vision du monde est menaçante pour l'Occident, selon certains. Les islamistes croient que l'islam peut créer, ou contribuer à créer, un ordre politique équitable à l'échelle tant internationale que nationale. Pour eux, comme pour la plupart des régimes du tiers-monde, les règles et règlements actuels ont été établis par les grandes puissances pour protéger leurs propres intérêts et perpétuer leur prédominance politique et économique.

Deux modèles de base : le courant principal et le courant militant
Il est possible de diviser les musulmans qui s'efforcent d'établir un État ou gouvernement islamique en deux groupes, selon les méthodes qu'ils utilisent pour réaliser leurs buts. Ceux du courant principal de l'islamisme cherchent à réaliser leurs objectifs dans le cadre des règles et règlements en vigueur dans leurs sociétés respectives. Habituellement, ils ne s'opposent pas à un certain degré de pluralisme politique, au fonctionnement au sein du système et à la participation démocratique, et ils reconnaissent les droits et les intérêts de la minorité. Ils sont le plus souvent pragmatiques et n'écartent pas l'existence d'une économie de marché. Le courant principal de l'islamisme comprend les Frères musulmans d'Égypte et de Jordanie, et certaines sections du Front islamique du salut (FIS), en Algérie, avant que celui-ci, privé de sa victoire électorale et déclaré illégal, n'entre dans la clandestinité.

Le deuxième groupe de personnes qui épousent le concept d'un État islamique est composé d'islamistes révolutionnaires, radicaux et militants, prêts à recourir à la violence pour renverser les gouvernements en place. Cette tendance est le mieux illustrée en Égypte, par certains éléments des Organisations islamiques (Jama'at Islamiyya) et par le Jihad islamique (Jihad Islami). La menace que représente l'intégrisme islamique et dont on parle beaucoup actuellement en Occident vient exclusivement de ce groupe d'islamistes, qui rejettent en général l'idée du pluralisme, politique ou autre, dénigrent la démocratie parce que non islamique, et répriment les minorités religieuses, linguistiques et ethniques. Ils considèrent normalement les tactiques terroristes comme un outil légitime, dans l'arsenal dont ils disposent.

La nature de la menace
Aujourd'hui, le mouvement islamique au Moyen-Orient est une menace non pas parce qu'il est islamique ou intégriste, mais parce que certains de ses membres sont militants et enclins à utiliser des tactiques violentes pour atteindre ses buts. Ceux-ci sont l'établissement, dans la plupart des États de la région, de nouveaux gouvernements d'orientation islamique qui appliqueront la loi (la charia) et des pratiques administratives islamiques, puis la formation d'un bloc d'États qui sera en mesure de changer les règles des relations internationales et du commerce extérieur et, donc, de modifier l'équilibre actuel du pouvoir économique et politique partout dans le monde.
En mettant l'islam de l'avant en tant que mode de vie global, à la fois système de valeurs morales et spirituelles et méthode d'administration publique, les islamistes utilisent le potentiel idéologique de leur foi et présentent celle-ci comme une alternative aux idéologies importées de l'Est et de l'Ouest qui ont échoué. «(traduction) Autant que tout autre élément, c'est la détermination des intégristes à éliminer les élites au pouvoir dans le monde musulman qui fait de ce dernier une menace pour les intérêts occidentaux, et non son «intégrisme» littéral ou son orthodoxie liée aux questions de foi.» (Shireen Hunter, SAIS Review, 6:1 (1986), p. 191) Les islamistes pensent que les dirigeants actuels de la majorité des pays de la région doivent être déposés pour l'une ou l'autre des raisons suivantes, ou pour toutes : 1) ces dirigeants n'appliquent pas la charia ou ne l'appliquent pas assez strictement; 2) ils sont cupides, corrompus et enclins à la débauche, ce qui contrevient au sens islamique de la justice sociale; 3) ils sont perçus comme des clients des puissances occidentales, surtout de la superpuissance hégémonique.»

WILLIAM MILLWARD, extraits de "La montée de l’intégrisme islamique" (1ère partie), Commentaire, no 30, avril 1993; (2e partie), Commentaire, no 31, avril 1993 (Service canadien du renseignement de sécurité)

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Islam

D'origine arabique, "Islam" signifie "abandon, soumission à la volonté de Dieu". Étymologiquement, il est apparenté au mot salam qui signifie paix.Religion monothéiste, l'Islam est la religion révélée au prophète Mahomet (c. 570-632) par l'ange Gabriel. Mahomet est le "Dernier messager", de la lignée des prophètes bibliques, ceux de l'Ancien Testament, Adam, Abraham...

Enjeux

Comprendre le tourment actuel du monde arabe
«Le mot islam veut dire soumission, abandon à Dieu, et notre mentalité est prompte à n'y voir que passivité et fatalisme. C'est la preuve par neuf, entend-on dans nos cercles progressistes, de l'état rétrograde de ce monde et de ses rendez-vous manqués avec la modernité depuis son décrochage à la Renaissance. On mentionne pourtant sans sourciller, tant chez les chrétiens que chez les juifs, que Dieu avait demandé à Abraham de lui sacrifier son fils Isaac (Ismaël chez les Arabes) en signe d'abandon total à sa parole, ce que le patriarche s'apprêta à faire jusqu'à ce que Dieu l'arrêtât in extremis. On est également beaucoup plus indulgent à l'égard du bouddhisme lorsqu'il prône un détachement du monde et forcément une attitude passive.

Le mot islam est par ailleurs à rapprocher du mot salam qui signifie paix, une paix dont le Christ parle abondamment dans le Nouveau Testament sans que cela choque outre mesure.

Ce sont ces réalités-là qu'il faut explorer si l'on veut comprendre le tourment actuel du monde arabe et, par ricochet, le mépris envers une grande partie de notre héritage humain. Or, comme le remarquait si simplement le grand orientaliste français Louis Massignon (1883-1962): «Il faut se rapprocher d'une chose non en nous, mais en elle», c'est-à-dire se décentrer mentalement et intellectuellement pour comprendre l'Autre de la façon dont il s'appréhende lui-même. C'est alors que le bouleversant témoignage culturel empreint de folie divine que cette culture a recelé et recèle encore, nous atteint car nous pouvons enfin nous y refléter et nous y reconnaître.

À cette aune, que valent les concepts de démocratie, de liberté et de droits de l'homme face à la sensibilité enflammée — frisant quelquefois la susceptibilité — et l'intelligence aiguë de la beauté ou encore face au sentiment tout aussi extrême de l'hospitalité et de l'honneur, directement issu de l'héritage tribal pré-islamique? On sent bien que c'est le vainqueur qui écrit l'histoire. Pis, il impose le langage dans lequel le vaincu ne peut se justifier ni trouver sa juste place ni, à tout le moins, sauver la face. Car c'est également de cela qu'il s'agit dans le monde arabe : un sentiment d'humiliation exacerbé par le sentiment de l'honneur.

[...]

Revenons à Louis Massignon qui a eu ces paroles prémonitoires : "Il est puéril de préconiser de bas procédés contre des convictions collectives qui sont infiniment plus hautes; ces procédés finissent par se heurter contre des consciences qui résistent et se vengent à la longue de leurs fauteurs." Traitant plus particulièrement du triste sort des Palestiniens, il dira également : "90 000 traînent aussi autour d'Hébron une vie désolée, là même où Dieu trouva un hôte en Abraham [à Mambré] nos racismes méprisants dénient à ces pauvres Arabes, sacrifiés, exilés par la technique coloniale, ce respect sacré de l'hôte, cette hospitalité divine dont l'honneur tribal arabe est le dernier dépositaire à présent." Massignon, ami de Chaïm Weizmann, premier président d'Israël, était pro-sioniste au départ, croyant à la coexistence pacifique des juifs et des Arabes en Terre Sainte; il devait déchanter par la suite et dénoncer les abus du sionisme. Les deux lignées issues d'Abraham s'opposaient à nouveau : celle de Sara, son épouse légitime qui enfanta Isaac, dont se réclame Israël; celle d'Agar, servante du patriarche, qui mit au monde Ismaël, que le Coran reconnaît comme héritier légitime. Agar avait été renvoyée avec son fils par Sara après la naissance d'Isaac.

Les bonnes âmes pensent que le fanatisme islamiste est un mal qui trouve son origine dans les sourates obscurantistes du Coran. Elles pensent que les kamikazes (Massignon évoquait en 1958, longtemps avant qu'ils n'existassent, les hommes-torpille) sont de pauvres hères manipulés par un clergé rétrograde ou des dirigeants corrompus. Elles n'ont pas complètement tort mais leur raisonnement s'arrête là et refuse de considérer ce que Durkheim décrivait sous l'expression «suicide altruiste». On découvre — oh surprise! — que ces fanatiques sont souvent des gens ordinaires, devenus criminels par une déception inouïe, un peu à la façon d'un cynique dont la tendresse excessive a été trompée et blessée par les injustices de la vie. On revient toujours à la question de l'honneur et il est significatif qu'un des axes fondamentaux de la pensée de Massignon est la loyauté, la parole donnée, à l'image des deux Alliances. Au fond, un criminel, car c'en est un, est quelqu'un dont le sentiment de beauté et d'honneur a été détruit par un autre système ou individu, tout aussi criminel que lui. Simone Weil ne serait sans doute pas en désaccord, qui disait: "Toute oppression crée une famine à l'égard du besoin d'honneur, car les traditions de grandeur possédées par les opprimés ne sont pas reconnues, faute de prestige social; et c'est toujours là l'effet de la conquête." Mais notre jugement illustre plutôt la parabole de la femme adultère, lapidée par ceux-là même qui se pensaient sans péché, ou encore celle du pharisien et du publicain, le premier se glorifiant de ses œuvres et de sa pureté alors que le second s'abîmait dans son doute et son sentiment d'insuffisance

On comprend dès lors la fixation du monde arabe (et musulman) sur la revendication palestinienne d'avoir Jérusalem-Est comme capitale, là où se trouve le troisième lieu saint de l'islam, la mosquée al-Aqça ("la très éloignée" où a eu lieu l'ascension extatique du prophète). On comprend aussi la dernière phrase de Massignon sur Hébron, tombeau d'Abraham et quatrième lieu saint. Le symbole a une force inouïe car il sert de moteur, de pôle d'attraction, il résume les aspirations de millions de gens. Un symbole n'appartient pas à l'ordre de la quantité; il est plutôt le point de cristallisation des sentiments du beau, de l'amour, de la douleur, de la dignité. Et l'Occident en a en grande partie perdu la notion, qui a transféré l'importance et la signification des symboles vers les sphères du patrimoine culturel — et encore! — ou des revendications identitaires. Il y a sans aucun doute là un corollaire à la perte de l'exaltation noble, de l'ivresse poétique. Le monde arabe, pour sa part, a renforcé cet attachement aux symboles religieux. Il s'y est même jalousement replié dans les cas les plus extrêmes, tant le sentiment de dépossession est fort. Et ce sentiment, poussé à ses limites, engendre naturellement des comportements-limite d'autant plus absurdes que l'oppresseur impose une thérapeutique d'un ordre radicalement étranger: il n'y a alors plus rien à perdre et le désespoir se mue en absolu et en mirage par un mécanisme que Simone Weil appelait l'imagination combleuse de vide. C'est ainsi qu'il faut comprendre la comparaison insensée entre Saddam Hussein et Saladin, le grand sultan du XIIe siècle : les deux sont nés à Takrit et ont dit non à l'Occident, ce qui a contribué à faire effacer une grande partie des horreurs du premier aux yeux de nombreux admirateurs dont tous les héros ont depuis longtemps été décapités.

Oui, un certain Occident a beaucoup perdu récemment en gagnant la guerre et le conflit qui s'amorce en Irak entre le glaive américain et l'esprit arabe est inégal, pour reprendre l'opposition qu'affectionnait Albert Camus, né lui aussi en terre arabe, en Algérie. Pourtant cette inégalité ne se joue pas entre deux forces disproportionnées mais entre deux plans dont il n'est pas sûr que le premier sorte nécessairement vainqueur.»

JEAN-PHILIPPE TROTTIER, «Les sentiments blessés de l'honneur et de la beauté chez les Arabes», L'Agora, vol. 10 no 1, été 2003

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Josette Lanteigne
À paraître dans le magazine L'Agora, vol 9, no 1, janv.-fév. 2002.

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