Infini
Voici à propos de l'infini un humble témoignage dont la portée est universelle. Dans le cadre d'un camping sauvage, un adolescent porté à la violence doit, pour surveiller le camp, passer la nuit sur un rocher, au milieu d'une rivière en cascades. Il se sent bien seul, il réfléchit et entre deux longs silences, il dit :« le silence éternel des espaces infinis m'effraie.» Je cite de mémoire, mais je me souviens que le rapprochement entre ses mots et la pensée de Pascal allait de soi. Cet adolescent n'avait jamais lu Pascal, il ne savait même pas qui il était. Avait-il entendu à son insu la pensée de Pascal, s'était-elle gravée dans son inconscient.? On ne saurait en tout cas douter du fait qu'il avait éprouvé le sentiment de l'infini à la manière du penseur des deux infinis.
Je dis à la manière de Pascal pour mettre en relief le fait que cette angoisse devant l'espace est un trait de la modernité. Auparavant, en Occident, l'habitat humain était limité, fermé par la voûte du ciel. Le regard était tourné vers le clocher de l'église symbolisant l'infini d'un autre ordre; bientôt, à l'aide des nouveaux instruments d'optique, vers l'infini quantitatif, tantôt petit, tantôt grand, tantôt vertical, tantôt horizontal. Cette époque où la voûte du ciel se déchire est aussi celle des grandes découvertes géographiques et scientifiques, notamment celle du calcul différentiel et intégral dont Pascal a eu l'intuition. Dans le premier cas on explore physiquement l'infini, on fait reculer les frontières, dans l'autre on l'utilise comme un instrument dans le cadre d'une équation. Ainsi instrumentalisé, l'infini, qui inspirait à Pascal une frayeur sacrée deviendra au XXe siècle ce qui rendra possible la conquête de l'espace par la machine. C'est dans ce contexte que la notion d'insconscient est apparue dans le sillage des petites perceptions de Leibniz... L'inconscient, cette goutte d'eau si petite qu'on la voit sans avoir conscience de la voir!
Monde brisé que le poète John Donne évoqua en ces termes:
Et la philosophie nouvelle sème partout le doute,
Le feu primordial est éteint,
Le Soleil perdu de vue, ainsi que la Terre, et nulle intelligence
N'aide plus l'homme à les trouver.
Les hommes admettent volontiers que notre monde est épuisé
Lorsque dans les planètes et le firmament
Ils cherchent tant de nouveautés, puis s'aperçoivent que
Telle chose est à nouveau brisée en ses atomes.
Tout est en pièces,sans cohérence aucune [...]
Et dans les constellations alors s'élèvent
Des étoiles nouvelles, tandis que les anciennes disparaissent à nos yeux.
L'infini esthétique de Paul Valéry
On pourra lire plus loin deux grands textes de Pascal, mais voici d'abord quelques paragraphes étonnants de Paul Valéry sur l'infini esthétique.
«La plupart de nos perceptions excitent en nous, quand elles excitent quelque chose, ce qu’il faut pour les annuler ou tenter de les annuler. Tantôt par un acte, réflexe ou non, – tantôt par une sorte d’indifférence, acquise ou non, nous les abolissons ou tentons de les abolir. Il existe en nous à leur égard une tendance constante à revenir au plus tôt à l’état où nous étions avant qu’elles se soient imposées ou proposées à nous : il semble que la grande affaire de notre vie soit de remettre au zéro je ne sais quel index de notre sensibilité, et de nous rendre par le plus court un certain maximum de liberté ou de disponibilité de notre sens.
Ces effets de nos modifications perceptibles qui tendent à en finir avec elles sont aussi divers qu’elles-mêmes sont diverses. On peut toutefois les assembler sous un nom commun, et dire : l’ensemble des effets à tendance finie constitue l’ordre des choses pratiques.
Mais il est d’autres effets de nos perceptions qui sont tout opposés à ceux-ci : ils excitent en nous le désir, le besoin, les changements d’état qui tendent à conserver, ou à retrouver, ou à reproduire les perceptions initiales.
Si un homme a faim, cette faim lui fera faire ce qu’il faut pour être au plus tôt annulée ; mais si l’aliment lui est délicieux, ce délice voudra en lui durer, se perpétuer ou renaître. La faim nous presse d’abréger une sensation ; le délice, d’en développer une autre ; et ces deux tendances se feront assez indépendantes pour que l’homme apprenne bientôt à raffiner sur sa nourriture et à manger sans avoir faim.
Ce que j’ai dit de la faim s’étend aisément au besoin de l’amour ; et d’ailleurs à toutes les espèces de sensation, à tous les modes de la sensibilité dans lesquels l’action consciente peut intervenir pour restituer, prolonger ou accroître ce que l’action réflexe toute seule semble faite pour abolir.
La vue, le toucher, l’odorat, l’ouïe, le mouvoir, le parler nous induisent de temps à autre à nous attarder dans les impressions qu’ils nous causent, à les conserver on à les renouveler.
L’ensemble de ces effets à tendance infinie que je viens d’isoler, pourrait constituer l’ordre des choses esthétiques.
Pour justifier ce mot d’infini et lui donner un sens précis, il suffit de rappeler que, dans cet ordre, la satisfaction fait renaître le besoin, la réponse régénère la demande, la présence engendre l’absence, et la possession le désir.»
Les deux infinis et les trois ordres de Pascal
Voici deux textes de Pascal, des plus célèbres, surtout le premier, connu sous le nom des « Deux infinis ». Deux textes qui manifestent au mieux sa pensée de la disproportion.
«Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent. Qu'il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre ; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c'est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.
Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix.
Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ?
Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ses humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome. Qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné ; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ses merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver ?
Qui se considérera de la sorte s'effraiera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.
Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti.
Que fera-t-il donc, sinon d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu'à l'infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ? L'auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne le peut faire.
Manque d'avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s'ils avaient quelque proportion avec elle. C'est une chose étrange qu'ils ont voulu comprendre les principes des choses, et de là arriver jusqu'à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet. Car il est sans doute qu'on ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie, comme la nature. […]
[Les trois ordres]
La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité car elle est surnaturelle.
Tout l'éclat des grandeurs n'a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l'esprit.
La grandeur des gens d'esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair.
La grandeur de la sagesse, qui n'est nulle sinon de Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d'esprit. Ce sont trois ordres différant de genre.
Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire, leur lustre et n'ont nul besoin de grandeurs charnelles, où elles n'ont pas de rapport. Ils sont vus non des yeux, mais des esprits, c'est assez.
Les saints ont leur empire, leur éclat, leur victoire, leur lustre et n'ont nul besoin de grandeurs charnelles ou spirituelles, où elles n'ont nul rapport, car elles n'y ajoutent ni ôtent. Ils sont vus de Dieu et des anges, et non des corps ni des esprits curieux : Dieu leur suffit.
Archimède, sans éclat, serait en même vénération. Il n'a pas donné de batailles pour les yeux, mais il a fourni à tous les esprits ses inventions. Oh ! qu'il a éclaté aux esprits !
Jésus-Christ, sans biens et sans aucune production au dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n'a point donné d'invention, il n'a point régné ; mais il a été humble, patient, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Oh ! qu'il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence, aux yeux du cœur, qui voient la sagesse !
Il eût été inutile à Archimède de faire le prince dans ses livres de géométrie, quoiqu'il le fût.
Il eût été inutile à Notre Seigneur Jésus-Christ, pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi ; mais il y est bien venu dans l'éclat de son ordre !
Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était du même ordre, duquel est la grandeur qu'il venait faire paraître. Qu'on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort, dans l'élection des siens, dans leur abandonnement, dans sa secrète résurrection, et dans le reste, on la verra si grande, qu'on n'aura pas sujet de se scandaliser d'une bassesse qui n'y est pas.
Mais il y en a qui ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles, comme s'il n'y en avait pas de spirituelles ; et d'autres qui n'admirent que les spirituelles, comme s'il n'y en avait pas d'infiniment plus hautes dans la sagesse.
Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connaît tout cela, et soi ; et les corps, rien.
Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d'un ordre infiniment plus élevé.
De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d'un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n'en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible, d'un autre ordre, surnaturel.
Pascal, Pensées, n° 72 et n° 793 dans l'éd. Brunschvig.