Cuvier Georges

23 / 08 / 1769-13 / 05 / 1832
"Né à Montbéliard, le 23 août 1769, de Jean-Georges Cuvier, officier dans un régiment suisse, et de demoiselle Clémentine-Catherine Chatel. « Plus savant et plus difficile à convaincre, et cependant moins philosophe qu’Aristote, meilleur physicien et auteur plus véridique que Pline, mais écrivain moins élégant et moins nerveux, naturaliste aussi méthodique que Linné, avec un esprit d’un ordre au-dessus du sien, plus exact et d’un génie plus étendu, mais moins élevé, moins majestueux que Buffon, Cuvier fut le premier naturaliste des temps modernes, quoiqu’il comptât parmi ses contemporains Lamarck, Blumenbach, Kielmeyer, Lacépède et de Humboldt. Il fut le premier des écrivains parmi les savants ses confrères, et, de tous les écrivains, le seul qui, à cette mémoire curieuse de connaissances universelles, joignit une parole puissante et toujours écoutée; le seul qui, méprisant également les caresses et le courroux des partis, prêta constamment secours à un pouvoir chancelant, sans presque rien perdre de sa popularité; le seul qui sut embrasser la science de tous en même temps qu’il se créait une science à lui, dans laquelle il n’eut que des disciples et pas un émule. Il illustra par des éloges funèbres ceux de ses collègues qui le précédèrent dans la tombe, après les avoir tour à tour surpassés par ses succès, et il fit de ces notions individuelles autant d’ouvrages mémorables, en y mêlant l’histoire des temps orageux que ces hommes avaient traversés. Il eut des milliers d’élèves, fit interroger en son nom toutes les parties connues du globe, remplit à la fois, durant quinze ans, jusqu’à dix places ou magistratures, composa près de deux cents ouvrages, eut de nombreux admirateurs; mais il n’eut de rivaux que pour les vaincre, de contradicteurs que pour en triompher, et, quant aux ennemis, je ne sache pas qu’il s’en soit montré plus d’un, et celui-là, le dédain silencieux de Cuvier le bannit loin de Paris et abrégea ses jours. Sciences diverses, art du dessin, langues mortes et vivantes, aptitude à tout savoir, à tout exprimer, à tout classer avec bonheur, à tout débrouiller, tout agrandir : voilà Cuvier. Il était savant anatomiste, naturaliste sans pareil, professeur érudit, administrateur habile; son activité était inconcevable, sa science quasi universelle, sa mémoire un prodige. Il dissèque le matin, ensuite il compose, ensuite il professe, et ne quitte la chaire que pour la tribune; puis c’est un rapport ou un mémoire à l’Académie, un discours au Conseil d’État, un arrêté en Sorbonne, une saillie dans le tête à tête, et le soir une facile causerie dans un salon. Que d’hommes, dont une vie de soixante années offrent moins d’activité qu’un pareil emploi de vingt-quatre heures. » Ce portrait est dû à la plume d’Isidore Bourdon, qui connut particulièrement l’illustre naturaliste, qui vécut dans son intimité. Nous emprunterons aussi quelques détails au remarquable article qu’il lui a consacré dans le Dictionnaire de la conversation (1836, t. XVIII, p. 461-497). On ne pouvait puiser à meilleure source.

À quatorze ans, Cuvier avait terminé d’une manière brillante ses études de collège, et son père tenta de diriger son esprit vers l’état militaire; mais son dégoût pour cette carrière, non moins que la faiblesse de sa santé, contraignirent sa famille à abandonner ce projet. Le jeune homme se livra alors avec ardeur à l’étude du droit et de la théologie, qui étaient les principaux moyens de fortune dans la province protestante de Montbéliard, alors sous la souveraineté du duc de Wurtemberg. Un jugement injuste, rendu à son préjudice dans un concours général, l’arrêta subitement dans cette carrière; mais le prince, pour réparer le tort que lui causait une iniquité manifeste, lui donna une bourse dans un établissement de haute instruction à Stuttgart, où Cuvier eut pour condisciple le célèbre Schiller. Pendant quelques années qu’il y passa, il consacra toutes ses facultés à l’étude du droit et de l’histoire naturelle, et, en rentrant dans sa famille, à l’âge de dix-huit ans, il rapporta un Herbier composé par lui-même, et une Iconographie d’un grand nombre d’insectes, dont il fut à la fois l’observateur, le peintre et l’historien. Le peu de fortune de ses parents et les commencements d’une révolution qui troubla tant d’existences, l’engagèrent à accepter en Normandie, chez le comte d’Héricy, une charge de précepteur, dont les loisirs lui permirent de se livrer à son penchant favori pour l’histoire naturelle, et qu’il occupa pendant sept années (1788-1795). L’on a, de cette période, un document très curieux, c’est une Lettre sur l’entomologie, datée du 18 novembre 1790, et que ce jeune admirateur de la nature adressa au fameux Hartmann, préludant ainsi aux magnifiques travaux qui devaient l’illustrer. Cette lettre a été rendue publique un an après la mort de son auteur, et elle a été insérée dans la Revue entomologique de Silbermann (t. 1, 1833, p. 149-210).

Au mois d’avril, Cuvier arrivait à Paris, apportant de sa retraite du château d’Héricy, des travaux fragmentaires qui furent aussitôt publiés, signés soit de lui seul, soit avec Geoffroy, son premier maître et son ami. On ne touche pas sans émotion ces premiers linéaments d’une œuvre immense. Ce sont : une Lettre sur le rhinocéros bicorne, une Description de deux nouvelles espèces d’insectes, l’Asilus mantiformis et le Phalangium dentatum, une note sur l’Organisation des animaux à sang blanc, une autre sur le Larynx inférieur des oiseaux, un Mémoire sur le Tarsier, Didelphus macrotarsus, une Histoire naturelle des Orangs-Outangs, une Nouvelle classification des mammifères (voir le Magasin encyclopédique de Millin, année 1795 – t. I, p. 205, 326; t. II, p. 164, 330, 433; t. III, p. 147, 431). À partir de cette époque, Cuvier fit des pas de géant dans la carrière scientifique et administrative, devenant à l’instant, comme l’a dit un homme d’esprit, l’égal de ses maîtres et le maîtres de ses égaux. Il fut successivement collaborateur du Magasin encyclopédique et de la Décade philosophique, membre de la Commission des arts, professeur à l’École centrale du Panthéon, professeur adjoint au Muséum d’histoire naturelle, membre de l’Institut, professeur au Collège royal, secrétaire perpétuel de l’Institut, maître des requêtes, conseiller d’État, chancelier de l’Université, grand maître des cultes dissidents, pair de France, membre de l’Académie française, de l’Académie des inscriptions, de l’Académie de médecine, baron de l’Empire, grand officier de la Légion d’honneur. C’est à ses soins, et même à ses sacrifices, que la France doit le cabinet d’anatomie comparée du Muséum, collection admirable qui fut la mise en œuvre des méthodes développées dans ses divers ouvrages. Il raconte lui-même qu’il allait chercher dans les mansardes du Muséum les vieux squelettes autrefois réunis par Daubenton, et que Buffon, dans un moment d’humeur, y avait fait entasser avec des fagots.

Le grand mérite de Cuvier a été d’établir dans les êtres organisés cette magnifique loi de subordination et de coexistence, qui devint le nœud de toutes ses découvertes. Rejetant les motifs frivoles et capricieux de classification imposés par Linné, et voulant faire pour la distribution des animaux, ce que Jussieu avait fait pour celle des plantes, il voulut une classification basée sur l’état des organes les plus significatifs. Or, pour se donner le droit de ranger les animaux d’après les organes, il devenait nécessaire d’assigner aux organes eux-mêmes un ordre de suprématie, de les subordonner entre eux. En conséquence, Cuvier assigna le premier rang aux organes qui sont les plus constants dans la chaîne animale, qui en ont d’autres sous leur dépendance, et dont la soustraction serait mortelle et la lésion vivement sentie. La charpente osseuse tint la première place; les animaux furent divisés en vertébrés et invertébrés. Les organes de la circulation vinrent ensuite : l’animal a une circulation sanguine ou il en est privé; il respire par des poumons comme nous, ou par des branchies comme les poissons, par des trachées comme les insectes, ou par la peau comme les polypes. Après cela, vient la reproduction : les animaux sont vivipares et mammifères, ou bien ils sont ovipares; il en est même qui naissent par bourgeons : les gemmipares. Après, viennent les nerfs réunis en un même centre chez les vertébrés, éparpillés chez les molluques, plus simples dans les insectes, nuls dans les polypes. Les organes de la nutrition ont de même une grande importance aux yeux du classificateur : l’animal qui se nourrit de chair n’a ni les dents, ni l’estomac, ni les intestins organisés comme les animaux herbivores; il n’y a pas jusqu’à son crâne et jusqu’à ses pieds qui ne diffèrent assez pour faire reconnaître sa nature et ses besoins. Le vrai carnassier, non seulement a les intestins plus courts et moins complexes que l’herbivore, non seulement il a l’estomac plus étroit et pourvu de parois moins épaisses et plus faibles, mais encore ses mâchoires sont armées de dents propres à dévorer la chair vivante; ses pattes ont des griffes pour la saisir et pour la déchirer; ses reins et ses membres, des muscles puissants pour la poursuivre et pour l’atteindre; il a de même des sens assez parfaits pour l’apercevoir de loin…

Ces lumineuses données, qui font subordonner, chez le même animal, l’état de l’un de ses organes à l’état des autres, conduisirent Cuvier à l’une des plus magnifiques conquêtes de la science moderne. Nous voulons parler de la merveilleuse méthode qui consiste à retrouver, à refaire, en quelque sorte, un animal au complet, rien qu’au moyen d’un os ou même d’un fragment d’os qui lui a appartenu, et de déterminer, par cette seule épave, ses caractères anatomiques, ses habitudes, le rang qu’il doit occuper dans l’échelle des êtres. Cuvier résolut l’énigme des fossiles; il devina que, puisque chaque être organisé forme un système unique dont toutes les parties se correspondent mutuellement; que, puisque chaque animal est un ensemble plein d’harmonie, aucun des organes ne saurait changer sans que les autres changent; et que, par conséquent, on peut juger de tout animal par un de ses organes, et du tout ensemble par une de ses parties. Cuvier possédait des squelettes de tous les quadrupèdes connus jusqu’à lui; il lui fut possible de vérifier de laquelle de ces espèces existantes, tel ossement fossile paraissait le plus se rapprocher, en quoi il en différait. Si des griffes et des dents déchirantes désignent un animal carnassier, un pied à sabot et des dents à couronne plate doivent appartenir à un animal herbivore; plus occupé de soutenir sa lourde marche que de chercher sa pâture, ce dernier animal ne peut avoir ni les mêmes membres que le carnivore, ni les mêmes jointures, ni les mêmes mâchoires, ni des muscles aussi puissants pour mouvoir celles-ci, ni des empreintes aussi profondes pour attacher ses muscles; d’ailleurs, cet animal rumine, et dès lors sa mâchoire doit se mouvoir horizontalement et le condyle dès lors en devra être aplati. Ainsi donc, il suffira de la dent meulière ou du pied fourchu d’un animal à sabots pour conclure que cet animal était herbivore, qu’il ruminait, qu’il avait quatre estomacs, des cornes au front, et nulle dent incisive à la mâchoire supérieure; et, comme tous les organes du même être se trouvent associés d’après des règles constantes et invariables, il suffira d’une seule facette osseuse de sa charpente pour découvrir à quel animal actuel une espèce perdue ressemblait. C’est en raisonnant ainsi, et grâce à beaucoup de patience et de sagacité, que Cuvier sembla ressusciter plus de cent soixante espèces d’animaux perdus; sans presque sortir de son cabinet, il fit ainsi plus de découvertes dans les siècles passés que n’en font de nos jours les voyageurs les plus habiles; et il est arrivé plus d’une fois que l’exhumation inattendue d’un squelette fossile entier ne fit que confirmer l’exactitude de la description qu’il venait de faire de tout l’animal sur le simple examen de quelques fragments de l’un de ses os. Les limites imposées à cette notice ne permettent pas de développer les idées de Cuvier touchant les révolutions qu’a subies notre globe, et sur l’époque de l’apparition de l’homme sur la terre. Son puissant génie, embarrassé dans les mailles de la foi, et arrêté par la volonté de respecter les croyances et de faire concorder la science avec les livres sacrés, n’a pas su franchir les immensités conçues et prouvées par les investigations de ses successeurs. Fidèle à la tradition diluvienne, il enseignait que la surface de la terre avait été victime d’une grande et subite révolution dont la date ne pouvait remonter beaucoup au delà de 5 à 6000 ans; que cette révolution avait enfoncé et fait disparaître les pays qu’habitaient les hommes et les espèces d’animaux aujourd’hui les plus connus; qu’elle avait, au contraire, mis à sec le fond de la dernière mer, et en avait formé les pays habités aujourd’hui. Il soutenait que c’était depuis cette dernière révolution que le petit nombre des individus épargnés par elle s’étaient répandus et propagés sur les terrains nouvellement mis à sec; et que, par conséquent, c’était depuis cette époque seulement, que nos sociétés avaient repris une marche progressive, formé des établissements, élevé des monuments. Il déclarait enfin que jamais on n’a trouvé, que jamais on ne retrouvera d’hommes fossiles. On sait le démenti éclatant que les découvertes modernes ont donné à l’illustre naturaliste.

Georges Cuvier mourut le 13 mai 1832. Pour ceux qui voudraient avoir des détails très précis sur sa vie intime, sur son caractère et sa physionomie, sur ses mœurs, ses opinions, sur la maladie qui l’emporta à l’âge de soixante-trois ans et sur ses derniers moments, nous renvoyons à l’article d’Isidore Bourdon, au Journal des Débats, no du 15 mai 1832, et à l’excellent article qui lui a été consacré dans La France protestante."

Achille Chéreau, article «Cuvier», dans: Dechambre, Amédée, et Jacques Raige-Delorme (dir.), Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales. [Première série]. Tome vingt-quatrième (Cru-Cys). Paris, P. Asselin; G. Masson, 1880, p. 452-456.

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