Hume David
«La philosophie anglaise a cette grande importance dans l'histoire du développement de l'esprit humain, qu'au moyen de sa méthode empirique elle vérifie non seulement les systèmes édifiés par les philosophes spéculatifs, mais encore les hypothèses inconscientes et non prouvées sur lesquelles s'appuient la conception populaire du monde et les sciences spéciales. C'est ainsi que Locke avait réclamé une explication exacte de la source dont proviennent nos idées en général, et Berkeley avait montré le problème renfermé dans l'idée d'espace et dans l'idée du monde matériel quand on prend cette explication au sérieux. Cet examen critique de la connaissance atteint son apogée dans l'École anglaise du XVIIe siècle avec la philosophie de David Hume. Il procède à un examen des deux notions qui forment la base de toute la philosophie antérieure, et que Locke et Berkeley n'avaient pas encore sérieusement attaquées: à savoir un examen de la notion de substance et de la notion de causalité, les deux notions qui étaient le ciment de jonction de tous les systèmes spéculatifs, scientifiques et populaires. Sur le principe de causalité ou de raison suffisante s'appuyaient le grand système de l'harmonie de Leibniz, la mécanique universelle de Newton et la conception populaire d'un monde soumis à de certaines lois. Tous partaient de la rationalité de l'existence, supposaient plus ou moins sciemment que l'existence renferme un élément correspondant à notre raison. C'est cette hypothèse que Hume examine. Et il est le premier à avoir fait sérieusement un examen de ce genre et à être descendu jusque dans les profondeurs d'où jaillissent les forces qui, autant que nous sachions, assurent l'union du monde intérieur et du monde extérieur, profondeurs éloignées des régions où se meuvent les philosophes spéculatifs, les savants spécialistes et le bon sens. Hume a lui-même éprouvé et exprimé en termes caractéristiques l'étrange état d'isolement et d'abattement dans lequel se trouve le penseur qui poursuit avec persévérance le problème de la connaissance jusqu'à ces profondeurs, ainsi que l'antinomie qui existe entre la conception strictement théorique et la conception instinctive, pratique et populaire du monde. Seule la passion intellectuelle sans cesse renaissante, unie à l'espoir d'acquérir la gloire, s'il venait à parcourir sans défaillance le chemin jusqu'au bout, lui permit d'achever son œuvre, ainsi qu'il dit lui-même (dans le chapitre final du premier livre de son œuvre principale).
Le caractère de Hume renfermait un mélange de zèle et d'ambition intellectuelle unis à la bienveillance, à la bonhomie et à l'indulgence pour les faiblesses et les préjugés, mais il avait aussi un certain amour de la commodité qui ne souffrait pas d'être dérangé par la polémique dans le soin des intérêts littéraires. Il naquit le 26 avril 1711; c'était le fils cadet d'un propriétaire demeurant à Ninewells, dans l'Écosse méridionale. Il dit dans son autobiographie: «Je me pris de très bonne heure d'une belle passion pour la littérature, qui a été la passion dominante de ma vie, et pour moi une source abondante de jouissances.» Sa famille désirait faire de lui un juriste, mais il éprouvait «une aversion insurmontable pour toute autre chose que la philosophie et l'érudition». Son idéal était une existence libre de tout souci, où il pût satisfaire ses goûts de savant et fréquenter un petit nombre d'amis choisis; mais il voulait en même temps que sa production littéraire mît son nom en honneur. Dès sa prime jeunesse il croyait avoir découvert des pensées nouvelles: une nouvelle «scène de la pensée» s'ouvrit à lui. Une attaque d'hypochondrie (décrite,par lui-même dans une lettre reproduite dans l'ouvrage de BURTON Life and correspondance of David Hume. Edinburgh 846, I, p. 30 et suiv.) interrompit quelque temps ses méditations. Il est à présumer qu'il sentit aussitôt l'étrange antinomie entre le monde de la réflexion et le monde de la vie pratique journalière qu'il décrivit plus tard dans son œuvre principale. Il résolut d'abandonner les études et d'être négociant. La vie pratique ne put toutefois le captiver. Il élut domicile en France dans la solitude pour écrire son livre capital: «Traité de la nature humaine, essai pour appliquer la méthode empirique au domaine spirituel.» (Treatise on Human Nature, etc.) Il parut à Londres de 1739 à 1740, et se compose de trois parties, dont la première traite de la connaissance, la deuxième des sentiments et la troisième du fondement de la morale. Il fait progresser considérablement l'examen de ces diverses questions, et de nos jours il occupe encore le premier rang parmi les ouvrages classiques de philosophie. Mais en attendant il n'avait pas de succès. «Il échappa, dit Hume, mort-né à la presse et n'eut même pas l'honneur d'exciter les murmures des fanatiques.» L'ambition littéraire de Hume, qui l'induisit à déclarer mort-née l'excellente production de son esprit, eut un effet funeste. Il chercha à acquérir la gloire que celle-ci ne lui avait pas rapportée au moyen d'une série de petits essais (Essays) soit philosophiques, soit économiques et politiques; pendant un certain temps il abandonna complètement la philosophie pour l'histoire; il alla même jusqu'à renier absolument le travail si considérable de sa jeunesse, en déclarant pour ne pas être décrié par les théologiens qui le critiquaient (et par conséquent ils s'étaient mis à «murmurer)» — qu'il pouvait seulement reconnaître l'exposé de sa doctrine philosophique qu'il donnait dans les Essais. Beaucoup de ces petits ouvrages sont excellents, ils ne pouvaient néanmoins prendre dans la discussion philosophique la grande importance qu'aurait pu acquérir son œuvre principale, s'il eût employé la gloire littéraire qu'il obtint par la suite à insuffler la vie à l'enfant mort-né», et s'il ne l'eût pas désavoué pour ne pas s'attirer de désagréments.
En ce qui concerne spécialement le problème de la connaissance, la philosophie de Hume influa sur le développement ultérieur de la pensée, notamment par l'exposé abrégé et atténué qu'il en fit dans son ouvrage Inquiry concerning human understanding(1749). L'exposé radical du Treatise qui tranche le lien qui unit proprement nos pensées et d'une façon générale les éléments de notre être, fut au contraire longtemps oublié. — On peut voir par les Letters of David Hume to William Strahan (Oxford 1888, p. 289 et suiv.), que le motif qui poussa Hume à désavouer son ouvrage de jeunesse est bien celui que nous indiquons ici. Il ne saurait être question, ainsi qu'on l'a cru parfois, que Hume ait modifié réellement ses idées dans les points principaux. Psychologiquement, on s'explique cependant que l'état de tension intellectuelle dans lequel Hume a écrit son ouvrage de jeunesse n'ait pu durer. Après avoir pensé aves les savants, et mieux qu'eux, il éprouva le besoin de converser avec les illettrés. Lorsqu'il eut donné dans ses Essays un exposé populaire de ses idées philosophiques et économiques, il se jeta sur l'histoire. «Vous le savez, écrit-il à un ami, il n'y a pas de place d'honneur sur le Parnasse anglais qui puisse être regardée avec plus de raison comme vacante que celle de l'histoire.» La situation de conservateur à la bibliothèque des avocats d'Edimbourg qu'il avait acquise — après une violente résistance des orthodoxes, — lui fournit une bonne occasion de faire des études savantes. Son histoire d'Angleterre le rendit encore plus populaire que ses Essays. Comme historien, il a le mérite d'avoir été le premier qui ait cherché à faire de l'histoire autre chose et plus qu'un récit de guerres, et à tenir compte de l'état social, des mœurs, de la littérature et des arts. La publication de son ouvrage commença deux ans avant l'apparition du célèbre Essai sur les mœurs de Voltaire. Alors qu'il était libéral dans ses vues philosophiques, il partait pour juger les personnages de l'histoire, d'idées royalistes et tories. — Cependant il ne négligeait pas entièrement la philosophie. Pendant ses dernières années il s'occupa notamment de la philosophie de la religion. C'est ce qu'attestent sa Natural History of religion (1757) et ses Dialogues on Natural Religion, ouvrage qu'il garda par devers lui pour des raisons de prudence, et qui de ce fait ne parut que quelques années après sa mort.
Hume n'était pas seulement philosophe et historien. Il éprouvait le besoin de se mêler à la vie pratique. Il entreprit, en qualité de secrétaire d'ambassade, un grand voyage en Hollande, en Allemagne, en Autriche et en Italie (1748). Par la suite, il échangea son poste de bibliothécaire à Edimbourg pour le poste de secrétaire de lord Hertford, qui, après le traité de Paris de 1763, alla en France comme ambassadeur d'Angleterre. Hume était déjà célèbre alors et il fut accueilli avec éclat à la Cour et dans les cercles littéraires. Il était à la mode, comme plus tard Franklin, peut-être pour son maintien simple et peu élégant. De retour en Angleterre après un séjour de trois ans en France, il emmena Jean-Jacques Rousseau avec lui pour procurer un asile à celui qui était banni de la Suisse et de la France. Rousseau récompensa la belle conduite de Hume envers lui par une défiance insensée, et après une rupture éclatante, Rousseau repartit pour la France où l'orage s'était apaisé. — Après avoir occupé pendant une année les fonctions de sous-secrétaire d'État pour l'Écosse, Hume fixa sa résidence à Edimbourg et mena dès lors en compagnie d'amis d'élite une vie calme, consacrée à la science jusqu'à sa mort (25 août 1776). Il mourut après une assez longue maladie, qui ne put cependant lui enlever sa sérénité et son enjouement.»
HARALD HÖFFDING, "Histoire de la philosophie moderne", tome I, Paris, Félix Alcan éditeur, 1906.