Alighieri Dante

1265-1321
Dante. Sa vie et ses œuvres diverses

Première période (1265-1290)

«Il ne faut pas douter qu’il y ait eu des poètes avant Homère» (1). Cette opinion de Cicéron est appuyée sur le témoignage du bon sens et sur l’autorité même d’Homère qui fait chanter dea aèdes dans les festins d’Alcinoüs et dans ceux des prétendants de Pénélope. Dante Alighieri est un Homère sans le mystère de ses origines. Ses devanciers ne nous sont pas seulement connus par les jugements qu’il en porte et que nous avons indiqués. Nous les avons étudiés, d’abord, parce que ces sources premières sont toujours les plus sûres et les plus sincères – on y saisit, avant tout mélange, le goût et l’esprit de la nation – ensuite, parce qu’il importe d’effacer ce préjugé très répandu encore, que Dante a formé la langue italienne. Il faut une nation pour créer une langue parlée; il faut des poètes, des prosateurs, et avec cela des siècles, pour créer une langue littéraire. Dante lui-même nous apprend dans la Vita nuova que les écrivains les plus anciens dans la langue de si remontent à cent cinquante ans.

Mais si un seul homme, quel que soit son génie, ne peut créer une langue, même littéraire, il faut un homme, et suffit de lui seul, pour créer une littérature nationale. Une littérature nationale existe du jour où les idées, les croyances, les passions d’un peuple entier, où l’histoire d’un grand pays revit dans l’âme d’un écrivain, où tout cela forme une image complète, un tableau durable. Ne croyons pas que les successeurs de Dante ne soient en rien nationaux, que l’histoire de la patrie italienne n’ait rien à voir en eux. On l’a pu dire; seulement c’est l’excès maladroit d’un patriotisme qui se mutile lui-même. Non, les croyances, la vie, l’espérance de l’Italie, ne sont pas absentes de tant d’admirables esprits dont nous commençons l’histoire. Mais Dante est le poète national : avant lui pas un esprit un peu vaste; après lui, si les hommes sont grands, les horizons sont étroits. Ici la poésie, là la science; ailleurs le plaisir ou le sérieux de la vie. Dante est universel : il suffit à la vie contemplative et à la vie active; il a charmé l’Italie tant que le goût d’un plaisir de l’esprit accompagné de travail ne l’a pas rebutée; il l’a nourrie et fortifiée particulièrement quand elle a eu besoin d’un aliment solide et proportionné à ses épreuves.

Dante, plus qu’aucun autre poète italien, a été mêlé aux événements de son temps. Sa vie et ses œuvres se tiennent si bien qu’il est impossible de les faire comprendre isolément. Elles composent trois périodes. Boccace, poète, érudit et beau diseur, nous fait connaître la première, celle de la jeunesse et du poétique amour de Béatrice, et, comme c’est lui surtout qui a été lu et qui a mérité de l’être par l’agrément du récit, elle est la plus connue. La seconde, celle de l’homme d’État, nous échapperait presque entièrement sans Léonard Arétin, qui dédaigne la légende amoureuse du poète autant que Boccace y attache d’importance, et qui ne voit rien de plus précieux dans une vie que la part prise au gouvernement de la république. Voilà ce qui rachète la brièveté un peu nue de sa notice, et son dédain pédantesque pour la latinité et pour la philosophie d’Alighieri. La troisième, celle de l’exil définitif et irréparable, nous serait à peu près inconnue sans les témoignages de Dante lui-même.

« Dans le milieu du chemin de notre vie, je me retrouvai par une forêt obscure. » C’est le commencement du poème de Dante; c’est aussi la date de sa naissance qu’il nous donne. Car nous savons par un passage de l’Enfer qu’il place en 1300 son voyage surnaturel, et par un autre du Convito que le « milieu du chemin de notre vie » est l’âge de trente-cinq ans. Il est donc né en 1265, à Florence, « dans le beau bercail où il dormit agneau », où il espéra tout sa vie « retourner poète, et sur les fonts de son baptême, prendre la couronne de laurier ». (2)

Ses aïeux étaient nobles et de la plus vieille souche florentine. Il en met dans les trois parties du monde futur, et prouve ainsi son impartiale sincérité. Dante, ou plutôt Durante Alighieri, né du sang florentin le plus pur, était Guelfe comme ses pères. À la bataille de Monte Aperti (1260), où les Florentins furent vaincus par les Gibelins chassés de leurs murs et par les troupes du roi de Naples Manfred, l’oncle de Dante, Brunetto Alighieri, se fit tuer auprès du carroccio (3) dont la garde lui était confiée, et il y avait de son sang dans cette rouge Arbia que son neveu décrit d’un trait si simple et si vif (4). Ils furent tous Guelfes et même entre les principaux. Deux fois la victoire des Gibelins les fit jeter dans l’exil. Sans être riches, ils avaient une fortune honorable, et lorsque un petit-neveu de Dante vint à Florence, Léonard Arétin, le biographe du poète, lui montra les maisons qui lui avaient appartenu. C’était surtout pour le dépouiller de ces biens que ses ennemis demeurèrent implacables.

On sait par l’un des passages les plus intéressants de l’Enfer, au XVe chant, que Brunetto Latini fut le maître de Dante. « Vous m’enseigniez, lui dit Dante, comment l’homme se rend immortel. » Mais la mort du maître empêcha que les leçons ne fussent un secours bien efficace pour l’écolier. « Si je n’étais mort trop tôt, voyant le ciel si favorable à ton génie, je t’aurais soutenu et secondé à l’œuvre. » Dante apprit beaucoup par lui-même, et nous savons par son témoignage qu’il n’eut pas de maître dans la versification.

Un des faits les plus connus de la vie de Dante est l’amour dont il s’éprit à neuf ans pour la jeune Bice ou Béatrice Portinari, qui avait quelques mois de moins que lui. La très-gracieuse peinture que Boccace a tracée de cet amour entre deux enfants, a fait de Dante un héros de roman d’une invraisemblable précocité. Peut-être Boccace qui cherche trop le roman pour cru entièrement sur parole, a-t-il arrangé cet épisode; mais comment ne pas croire au fond de cette naïve histoire, lorsque Dante lui-même la raconte ainsi dans la Vita nuova : « Elle m’apparut presque au commencement de sa neuvième année, et je la vis quand j’avais à peu près neuf ans révolus. Elle m’apparut en un vêtement de très-noble couleur, simple, honnête, de teinte rouge, sanguigno, en corsage et parée à la manière qui convenait à ses tendres années. À ce moment, je dis en vérité que l’esprit de la vie qui demeure dans la plus secrète du cœur, se mit à trembler si fort, qu’il se manifestait terriblement dans mes pulsations. Et tout en tremblant, il dit : Ecce Deus fortior me, qui veniens dominabitur mihi (5). Aussitôt l’esprit animal qui demeure dans la haute chambre où les esprits sensitifs portent leurs perceptions, commença de s’émerveiller vivement et s’adressant particulièrement à l’esprit de la vue, dit ces paroles : Apparuit jam beatitudo vestra (6). Alors l’esprit de nature, qui réside en cette partie où se fait notre nourriture, se mit à pleurer, et pleurant dit ces paroles : Heu miser! quia frequenter impeditus ero deinceps (7). Depuis lors je dis qu’Amour fut seigneur de mon âme, qui fut aussitôt à sa disposition, et il commença de prendre tant d’assurance et de pouvoir sur moi, par la force que lui donnait mon imagination, qu’il me fallait être entièrement à son plaisir. »

On voit que ces esprits qui rappellent si directement les vers de Guido Cavalcanti et l’école dont faisait partie Dante, sont de la poésie et de la scolastiques mêlées; c’est un souvenir de l’enfance idéalisé par le poète philosophe.

Après avoir lu la Vie nouvelle de Dante, il n’est pas possible de croire avec Filelfe, et avec Biscioni (8), que Béatrice ne soit qu’une allégorie de la science ou de la théologie. Suivant le dernier, les amours et les infidélités du poète sont autant de passions intellectuelles pour diverses sciences; les esprits vitaux, animaux, naturels, dont il parle, sont les combats que nous sentons en nous dans une étude difficile; le salut dont Béatrice récompense le poète, est le progrès dans la science; le père de cette Béatrice théologique – car Dante parle de la mort du père de sa dame – n’est autre que le professeur de théologie qui vient à mourir. Biscioni a pourtant persuadé un critique de notre siècle, Gabriel Rossetti, qui a bâti sur cette idée un système tout politique. Béatrice n’est plus, il est vrai, la théologie, mais la puissance impériale appelée à réformer l’Italie. La Giovanna de Cavalcanti n’était pas autre chose, non plus que la Laure de Pétrarque, ou la Fiammetta de Boccace après elle.

Béatrice la puissance impériale! Dante parle d’un sirvente à la louange des soixante plus belles femmes de Florence, et Béatrice y occupe la neuvième place; il la rencontre dans les rues de Florence. Quand elle répond à son salut, il est tout heureux, et la description de ce bonheur est peut-être la plus charmante page de la Vita nuova.

« Je dis que lorsqu’elle apparaissait de quelque côté, dans l’espérance de l’admirable salut, je ne connaissais plus d’ennemis; et même je me sentais épris d’une flamme de charité qui me faisait pardonner à quiconque m’avait offensé, et qui m’aurait demandé une chose, quelle qu’elle fût, ma seule réponse eût été, Amour, avec un visage tout rempli d’humilité. Et quand elle arrivait à la portée du salut, un esprit d’amour, étouffant tous les autres esprits sensitifs, poussait au dehors les faibles esprits de la vue, et leur disait : « Allez honorer votre dame. » Et lui demeurait à leur place. Et qui aurait voulu connaître Amour, pouvait regarder le tremblement de mes yeux. Et quand elle m’accordait ce noble salut, loin qu’Amour pût voiler et modérer un bonheur au-dessus de mes forces, par l’excès de cette douceur, il devenait tel que mon corps qui lui appartenait tout entier, se mouvait comme un objet lourd et inanimé : il était manifeste qu’en son salut résidait ma béatitude, qui souvent passait et débordait la capacité de mon cœur. » (9)

Enfin Béatrice mourut le 9 juin 1290, ce qui apparemment ne peut être dit ni de la théologie, ni de la puissance impériale; et, lorsque Dante la retrouve au Purgatoire, où le symbole de la théologie et la femme aimée sont mêlés et confondus en une seule personne, que dit Béatrice?

    « Celui-ci fut tel en vertu, dans sa vie première, Vita nuova, que toute disposition saine eût produit en lui d’admirables effets;

    Mais la mauvaise semence et le défaut de culture rendent le terrain d’autant plus mauvais et sauvage qu’il a plus de vigueur.

    Quelque temps je le soutins de mes regards, et lui montrant mes yeux respirant la jeunesse, je le menais avec moi tourné vers le droit chemin.

    Aussitôt que je fus sur le seuil de la seconde vie et que je changeai d’existence, il ne fut plus à moi, mais il se donna à d’autres.

    Quand je fus montée de la chair à l’esprit, quand beauté et vertu se furent accrues en moi, je lui fus moins chère et moins agréable. » (10)

La Vie nouvelle se termine par l’annonce d’une vision plus grande et plus merveilleuse que celles qui sont racontées dans cette œuvre. L’auteur fait entrevoir l’idée de l’apothéose par laquelle Béatrice devient, pour lui du moins, la science divine, la connaissance des choses célestes. Aussi dit-il qu’il se propose de ne plus parler de sa dame qu’il ne puisse le faire d’une manière digne d’elle. Il se consacre à des études qui l’en rendront capable : alors il pourra dire de cette personne des choses qui n’ont jamais été entendues. C’est la transition naturelle à la Divine Comédie.

Pour comprendre Dante et ses ouvrages, il importe de voir en lui autre chose qu’un poète platoniquement amoureux. La première période de sa vie n’est pas seulement celle de l’amour, de la poésie et des arts, mais aussi celle des combats et de la guerre. Nous l’avons dit, Dante était Guelfe. On sait que ces noms de Guelfes et Gibelins vinrent de l’empire, aux destinées duquel l’Italie était attachée par un lien que le Saint-Siège relâchait, mais sans vouloir le briser (11). Cependant rien n’est plus multiple et plus obscur que le sens de ces deux noms funestes qui ont fait le malheur du pays. Il y eut des Guelfes et des Gibelins à Florence à partir du commencement du XIIIe siècle : les noms seuls étaient nouveaux; la chose existait depuis les premiers temps de l’indépendance florentine. Les familles des seigneurs établis dans les châteaux, familles impériales et allemandes d’origine, se trouvant abandonnées à elles-mêmes, par suite de l’affaiblissement de l’empire, avaient brigué l’honneur de se mêler aux citadins obscurs des villes qui croissaient tous les jours en richesse et en force. Ces familles redoutables par leurs habitudes guerrières, puissantes par leurs domaines et par leurs propriétés de campagne, furent dans Florence le premier noyau du parti gibelin. La plus fière de toutes était celle des Uberti. Entre ceux-ci l’audacieux Farinata, se dressant hors de la tombe de ïeu, dans l’Enfer, interpelle Dante avec le dédain de la provocation, et, Gibelin jusque dans son infernal supplice, lui rappelle d’un air triomphant qu’il a exilé par deux fois les parents d’Alighieri. À quoi celui-ci, toujours Guelfe, répond que les siens lui ont rendu la pareille, et si bien que les Gibelins n’y sont pas revenus. Il fallut, pour dompter ces Uberti, raser leurs maisons, et c’est sur l’emplacement de leurs demeures princières, ou plutôt de leurs forteresses, que la république de Florence eut son forum ou sa piazza, devenue plus tard la place de la Seigneurie.

Autour de cette aristocratie d’origine étrangère et militaire vinrent se ranger des familles que les événements jetèrent peu à peu dans le gibelinisme. Primitivement les Guelfes étaient les chefs de la démocratie florentine, soutenant la cause des papes, dont ils invoquaient l’autorité dans le besoin, sachant très-bien leur résister, même les armes à la main, quand les papes n’épousaient pas leurs intérêts. À partir du jour où Naples fut entre les mains d’une dynastie française, celle-ci fut un autre allié puissant pour un parti qui avait de l’or et l’appui des classes populaires, mais qui était plus marchand que soldat. Les Gibelins, plus nobles, plus guerriers, mais moins nombreux, ne voulaient pas renoncer aux avantages du pouvoir. Comme tous les partis vaincus, ils comptèrent sur l’étranger et appelèrent les empereurs d’Allemagne. Ils couvraient cette sorte de trahison d’un prétexte de légitimité : le droit des empereurs à une certaine ombre de souveraineté n’était généralement pas contesté. À la fin du XIIIe siècle, les Guelfes, ayant recours aux princes français, imitèrent les Gibelins; ils employèrent les mêmes moyens sans avoir la même excuse; et c’est à la suite de cet attentat contre la patrie que Dante fut sacrifié. Au fond, les Gibelins se disaient partisans de l’empire pour abattre leurs adversaires : leur esprit n’était pas moins municipal ni moins étroit que celui des Guelfes. La pensée de la monarchie universelle, tradition romaine, a été le rêve d’un très petit nombre d’hommes supérieurs, saint Thomas, Dante et Pétrarque dans l’ordre philosophique, Charles-Quint et Napoléon dans l’ordre politique (12).

Le nombre des familles guelfes ou gibelines de Florence était presque égal; sur deux ou trois cents maisons nobles et puissantes, les Guelfes n’en comptaient à peu près qu’un sixième. Mais le peuple, les popolani, était comme de coutume pour le parti plus national et pour les hommes qui s’éloignaient moins de sa classe et de sa condition sociale. Le nom même de Gibelin était synonyme de trahison et d’aristocratie tyrannique. Dante ne fut donc jamais Gibelin, il n’en accepta jamais le titre, il n’en conserva pas longtemps le drapeau, sous lequel les circonstances le contraignirent de se réfugier. Il fut un Guelfe modéré, patriote, que des Guelfes outrés, des guelfissimes, comme on dirait aujourd’hui, parvinrent à perdre, les uns par haine, les autres par cupidité. À Campaldino, dans la plaine où débouche l’étroite vallée du Casentin, le 11 juin 1289, Dante combattit les Gibelins, qui faisaient une nouvelle tentative pour rentrer, encouragés par les Vêpres siciliennes et par la mort de leur puissant ennemi Charles d’Anjou. Au Ve chant du Purgatoire le poète rappelle indirectement qu’il prit part à cette bataille : il était parmi les feditori, ceux qui étaient chargés de l’attaque; il avait vingt-quatre ans. Cette période de sa vie se termine par la mort de Béatrice, en 1290.

À cette première partie de la vie du poète on ne peut rapporter d’autres ouvrages qu’une partie des canzoni, sonnets et ballades, qui sont environ au nombre de quatre-vingts, et composent son canzoniere. Son premier essai fut un sonnet sur une vision énigmatique rapportée au second paragraphe de la Vie nouvelle. Il avait alors dix-huit ans et proposait son énigme aux fidèles d’amour, comme on disait alors. Grand nombre de poètes répondirent par d’autres sonnets, entre lesquels Dante distingua celui de Guido Cavalcanti qu’il appelle en ce passage « le premier de tous ses amis ». Ces problèmes amoureux étaient fréquents au XIIIe siècle; il y en a dans notre Thibaut de Champagne; on les appelait chez nous des jeux-partis. Les prétendues cours d’amour n’étaient pas autre chose.


Deuxième période (1290-1302)

Léonard Arétin nous fait particulièrement connaître la seconde période de cette existence commencée avec des vers amoureux et finie dans l’angoisse perpétuelle de l’exil, la vie de de Dante homme d’État : des recherches contemporaines dans les archives de Florence ont fait jaillir des lumières nouvelles sur cette partie de la carrière de Dante. Il se marie à l’âge de vingt-sept ans avec Gemma di (fille de) Manetto Donati, peut-être cette dame même qui au chapitre XXXVI de la Vie nouvelle a voulu consoler sa douleur. De cette femme et des sept enfants qu’elle lui donna, il n’a pas dit un mot : c’est un trait commun des poètes italiens de garder, dans leurs œuvres, le silence sur leur vie de famille. En même temps il se livre aux études les plus sérieuses et à celle qui effaçait alors toutes les autres par sa dignité, à la théologie.

Pour être plus qu’un simple étranger ou un hôte dans la république commerciale de Florence, il fallait compter parmi les membres des différents arts ou métiers. Dante s’inscrivit dans la corporation des médecins et droguistes : c’était un des sept arts majeurs; elle comprenait beaucoup d’hommes lettrés que leurs études ne rangeaient pas dans la corporation des juges et notaires; les négociants qui faisaient le commerce de l’Orient et qui trafiquaient des épices, des parfums, des couleurs, et même des pierres précieuses, y étaient affiliés. L’inscription dans l’un des arts, l’acquittement des taxes et des prestations de tout genre, la qualité de Guelfe et l’âge de trente ans, telles étaient les conditions pour exercer un droit politique. La troisième de ces conditions, qui était la plus importante, s’établissait par des moyens analogue à ceux par lesquels, du temps de notre première république, on obtenait le certificat de civisme, un scrutin secret, un registre permanent, appelé lo specchio ou miroir, qui revenait à un droit de veto accordé aux chefs du parti. De 1295 à 1301, Dante passa par les différents conseils de la république, dont les uns, les plus populaires, se tiraient au sort dans une bourse où étaient jetés les noms des notables entre les popolani ou démocrates, dont les autres, plus élevés, étaient formés des chefs ou consuls des métiers, ou des riches et des nobles du parti guelfe. L’an 1300, du 15 juin au 15 août, il fut un des six prieurs. Ces magistrats suprêmes de la commune conservaient leur pouvoir deux mois, durant lesquels la jalouse république ne leur pemettait pas de sortir du palais de la Seigneurie. Ils étaient choisis par leurs prédécesseurs et par douze principaux citoyens; il avait alors trente-cinq ans, l’âge qu’il appelle le milieu du chemin de la vie, et c’était dans l’année même où il suppose qu’il fit son poétique et surnaturel voyage.

Pour l’honneur comme pour l’infortune du poète, les deux mois de sa magistrature virent éclater une querelle qui renouvela dans la république le combat des Gibelins et des Guelfes, celle des Noirs et des Blancs. Pistoie fut la source de cette guerre civile dont la contagion gagna Florence comme une épidémie de la démocratie toscane. « Ah! Pistoie, Pistoie! dit le poète, que tardes-tu à te réduire en cendres, et à cesser d’être, puisque tu surpasses ton fondateur en méchanceté? » (13)

Les familles puissantes s’étant partagées entre les deux factions, les prieurs afin de rendre la paix à la ville ensanglantée par leurs combats exilèrent pour un temps les chefs de l’une et de l’autre. Parmi les blancs éloignés de Florence se trouvait l’ami d’Alighieri, le poète Guido Cavalcanti, qui tomba bientôt malada et obtint la faveur de rentrer dans la ville. Ce fut là le motif qui appela sur Dante la haine des Noirs et surtout de Corso Donati leur chef, homme vindicatif et audacieux. Ils n’attendirent pas longtemps l’occasion de se venger. Charles de Valois, frère de Philippe le Bel, surnommé Charles sans terre, traversait, quelques mois après, la Toscane, se dirigeant vers la Sicile, que la dynastie d’Anjou avait perdue. Il fut circonvenu par les Noirs qui lui persuadèrent, ainsi qu’au pape, que les Blancs n’étaient que des Gibelins dissimulés, ennemis de la papauté et de la France. Les prieurs nouveaux entrés en fonctions, pénétrant leurs desseins, envoyèrent à Boniface VIII une ambassade composée de quatre députés au nombre desquels était l’auteur de la Divine Comédie:
    « Je vois un temps, dit le poète au XXe chant du Purgatoire, où un autre Charles sort de France, pour se faire mieux connaître lui et les siens.

    Il en sort sans armes et ne portant que la lance de Judas, avec laquelle il ouvre les entrailles à Florence.

    Il n’y gagnera pas de terre, mais bien un fardeau de honte et de crime, d’autant plus lourd qu’il en fait d’état. »

Cette ambassade était pour Dante le commencement de l’exil. Durant son absence, Charles de Valois entra dans la ville et prêta main-forte aux Noirs et à Corso Donati qui la mirent à feu et à sang. Dante s’était opposé, dans les conseils, au vote des sommes que les adversaires proposaient d’envoyer au Valois; il avait accepté la fonction de délégué près du pape pour le détourner des projets contraires à sa patrie. Il fut condamné (1302) à une amende de cinq mille florins payables en trois jours, faute de quoi ses biens devaient être pillés, détruits, confisqués (vastentur, destruantur, et vastata et destructa remaneant in Communi) (14). Si l’amende était payée, il devait demeurer en exil hors de la Toscane durant deux ans; après cet intervalle de temps il était exclu pour toujours des charges et bénéfices. Pour toute raison et pour tout considérant de cet arrêt, il est dit qu’il est parvenu aux oreilles du podestà, le chef de la force publique, qu’en la qualité de prieur il s’était rendu coupable de gains illicites, de barateries et d’extorsions diverses. Ainsi des hommes qui se prétendaient des Guelfes plus purs, c’est-à-dire des patriotes plus éprouvés, s’efforçaient de déshonorer un grand citoyen, non contents de le dépouiller et de le forcer à goûter

« Combien est amer le pain d’autrui, et combien il est dur de monter et de descendre l’escalier de l’étranger. »

Le poète se fait annoncer au chant XVIIe du Paradis, en termes éloquents, son exil qui est de deux ans postérieur à la date où il place son voyage dans le monde futur. Dino Compagni raconte que dans ces circontances, plus de six cents citoyens furent jetés en exil et dispersés aux quatre coins du monde. Voici les paroles de ce dernier, témoin oculaire et historien fidèle : « Les Noirs firent de grands maux, exercèrent sur beaucoup de gens leurs violences et brigandages, volèrent les pupilles, dépouillèrent les faibles de leurs biens, les chassèrent de la cité, firent beaucoup de règlements nouveaux et à leur guise. Beaucoup de citoyens furent accusés et contraints d’avouer des conjurations qu’ils n’avaient points faites : ils furent condamnés en une amende de mille florins chacun. Quiconque ne se défendait pas était accusé, condamné par contumace en son avoir et en sa personne. Et au nombre de ceux-ci fut Dante Alighieri qui était en ambassade à Rome… Quiconque obéissait payait, puis se voyait chargé de nouvelles accusations et chassé de Florence sans pitié… Ni conditions, ni grâce, ni clémence, ne furent accordées à personne. » Quarante jours après, prenant l’état de contumace pour un aveu, habitos ex contumacia pro confessis, les Noirs firent condamner quinze de leurs ennemis, parmi lesquels était Dante, à être brûlés vifs, igne comburatur sic quod moriatur, dans le cas où il tomberaient au pouvoir de la république in fortiam Communis pervenerit (15).

Les sept premiers chants de la Divine Comédie, la Vie nouvelle, deux livres du Convito ou Banquet et sans doute quelques canzoni d’un sujet philosophique, du genre de celles qu’il commente dans ce dernier ouvrage, telles sont les œuvres qui appartiennent à cette période. Nous parlerons ci-après de la grande œuvre de la Divine Comédie.

Des commentaires historiques sur quelques poésies forment la Vie nouvelle, œuvre gracieuse et originale, la première en date de toutes celles dont l’amour chaste et pur, sans fiction et réduit à lui-même, forme le sujet. Elle est de 1292. Le Convito pourrait se définir une débauche de philosophie scolastique sur trois de ses canzoni morales : il comprend quatre livres ou traités et devait en renfermer douze autres dont chacun était destiné à être le commentaire d’une canzone. Les idées de la Vie nouvelle et de la Divine Comédie s’y trouvent développées, souvent avec éloquence. Pétrarque écrivit rarement en prose et ne le fit jamais sans embarras; mais la prose italienne n’attendit pas Boccace pour inscrire un premier nom sur la liste de ses maîtres. Cette gloire presque unique était réservée à Dante de donner à son pays la grande prose comme la grande poésie. Les deux livres du Convito qu’il écrivit à cette époque sont de 1297 et 1298.


Troisième période (1302-1321)

L’exil de Dante dura dix-neuf ans, mais il eut plusieurs phases. De 1302 à 1306 le poète suivit la destinée de ses amis politiques; de 1306 à 1313 il en demeura séparé et vécut pour l’étude ou consigna dans ses écrits les vues politiques d’un gibelinisme rationnel qui n’appartient qu’à lui. De 1313 à 1321, ayant perdu tout espoir de rentrer dans sa patrie, il se résigna aux vicissitudes d’un exil éternel. Tant qu’il suivit les drapeaux des Blancs – Guelfes modérés – mêlés aux Gibelins, il parcourut les différentes contrées où le poussa la fortune de ces proscrits de différentes origines. Avec eux il assiégea, pour ainsi dire, Florence et guetta dans les villes gibelines de Toscane, dans le Casentin et dans la Lunigiane, les occasions de forcer les portes de la ville rigoureusement fermées aux exilés, ou plutôt aux citoyens sortis de la commune, aux fuorusciti; car c’était là le véritable nom des proscrits : ils sortaient de leur propre mouvement. Après chaque péripétie des guerres civiles, des centaines de citoyens, parfois suivis de leurs femmes et de leurs enfants, fuyaient en toute hâte les violences, la décapitation, le bûcher. Durant ces premières années, un des séjours temporaires du poète fut Bologne, la ville savante. Il en fut chassé sans doute par un retour des Guelfes purs, alliés des Noirs de Florence : les victoires et les défaites des partis avaient souvent leur retentissement dans plusieurs villes, et les guerres civiles des communes se compliquaient par les alliances et les amitiés avec les autres communes.

Dante fait allusion à la rupture qui eut lieu entre ses amis politiques et lui, au chant XVIIe du Paradis.

    « Et ce qui sera pour toi le plus lourd fardeau, ce sera la compagnie méchante et insensée avec laquelle tu tomberas en cette vallée de douleurs.

    Ingrate, folle, impie, elle se tournera tout entière contre toi; mais peu à peu ce sera elle, et non toi, qui se brisera la tête dans sa chute.

    Le résultat de sa sottise bestiale te justifiera, te fera une gloire d’avoir créé pour toi seul un parti à part. »

Dante abandonna les Blancs, sans doute en 1306, à la suite d’une discorde du parti qui fit tomber entre les mains des Florentins le château de Montaccianico.

Quel est le parti à part que le poète essaya de créer, en quittant les Blancs? Ce ne fut pas dans les rangs de Gibelins purs qu’il en chercha les éléments. Nous l’avons dit, ceux-ci n’avaient guère de principes (16) non plus que les Guelfes : ce n’étaient que des proscrits d’une autre date que les Blancs et qui s’appuyaient du secours de quelques familles seigneuriales ou des empereurs d’Allemagne. Dante se réfugia dans un gibelinisme à lui qu’il a exposé dans son traité De la Monarchie et dans son épopée, mais qui ne passa jamais de la théorie dans la pratique. Il concevait deux empires également divins sur la terre : l’un temporel, celui des empereurs, succeseurs des Césars et des Constantins, suzerains des royautés, des républiques, des villes libres; l’autre spirituel, celui des papes, empire existant côte à côte avec le premier et lui conférant par l’onction le caractère sacré, vicaire perpétuel de Jésus-Christ, mais sans états proprement dits et sans force matérielle que celle de l’empereur mettrait à son service. Il rêvait un dualisme, comme disent les Allemands, la papauté associée à l’empire, comme l’âme est unie au corps. Ce n’est donc pas un adversaire de la papauté : mais il la condamne quand elle se ligue avec les Guelfes contre l’empereur, comme il condamne Guelfes et Gibelins quand ils portent la main sur la papauté. Boniface VIII, grand pape quoique sa mémoire ne soit pas populaire en France, causa la ruine et l’exil du poète. Voici pourtant comme Dante parle, au chant XXe du Purgatoire, du traitement que firent subir au pontife les agents de notre Philippe le Bel:

    « Je vois dans Alagna (Anagni) entre la fleur de lis, et le Christ captif dans la personne de son vicaire; je le vois couvert d’opprobre pour la seconde fois.

    Je vois renouveler le vinaigre et le fiel, et de nouveau il meurt entre des larrons.

    Je vois le nouveau Pilate si dur qu’il n’en est pas assouvi; sans forme de justice, il porte dans le temple ses avides désirs.

    O Seigneur, quand aurai-je la joie de voir la vengeance qui se cache dans tes desseins secrets et apaise pour le moment ta colère? »

Ce n’était pas un pur Gibelin le poète qui a placé au sommet de sa montagne du purgatoire, pour y faire le discernement des âmes des justes, la comtesse Mathilde, l’alliée fidèle de Grégoire VII, la première dont le nom ait exprimé dans l’histoire l’unité nationale italienne (17).

En 1309 Dante se voyant interdire, non seulement le retour dans Florence, mais encore l’espoir d’y revenir par la force, quitta la Toscane et l’Italie même. Il vint à Paris dont l’Université avait alors une immense réputation; il entendit les leçons de Sigier de Brabant, lequel, dit-il au Xe chant du Paradis, « professant dans la rue du Fouarre, mit en syllogismes des vérités odieuses ». Quelles étaient ces vérités odieuses, invidiosi veri? Les commentateurs les plus anciens, parmi lesquels le fils du poète, Pietro di Dante (fils de Dante), donnent Sigier pour un professeur de logique ou de théologie. Faut-il croire avec Lombardi et sans preuves qu’il s’agit d’un enseignement sévère de la morale? Ne serait-ce pas plutôt de la théologie française et tenue à l’écart par les universités d’Italie? Nous voyons qu’un critique du XVIe siècle, Gregorio Giraldi, reproche à Dante sa théologie parisienne, et un autre, Benedetto Fioretti, plus connu sous le pseudonyme d’Udeno Nisieli, renouvelle ce reproche (18).

Des événements nouveaux qui s’annonçaient en Allemagne et en Italie, le rappelèrent de l’autre côté des Alpes. L’empereur Henri VII de Luxembourg venait de descendre des Alpes suisses en Italie (1311). Dante y courut et adressa aux princes et aux peuples d’Italie une lettre dans laquelle il développe quelques-unes des idées du traité De la Monarchie. Henri VII est loué comme un homme sage, juste, loyal et brave par le Guelfe Dino Compagni : dans sa modération, il refusait d’entendre parler d’aucun parti. « Il ne veut voir que des Guelfes, disaient les Gibelins; il ne veut voir que des Gibelins, disaient les Guelfes. » Le pape Clément V placé sous l’étroite dépendance du roi de France favorisait cet empereur. Cependant il n’en fut pas plus heureux. Manquant d’argent comme tous les empereurs, les lenteurs d’un siège, une occasion manquée, des mouvements en Allemagne, suffisaient à rompre ses desseins. Les rois de Naples, Français de naissance et Guelfes d’intérêts, étaient pour l’empereur des adversaires redoutables, et pour les démocraties italiennes d’assurés défenseurs. Cependant le poète avec toute l’impatience d’un exilé adressait des lettres à l’empereur pour gourmander son inaction, aux Florentins pour leur reprocher leur opiniâtreté rebelle. Dans les unes, il priait le prince d’appesantir son bras sur Florence, la vipère ingrate, le renard astucieux, la brebis malade qui infectait le troupeau entier dans sa contagion. Dans les autres, après avoir dit que le pouvoir suprême, en vertu de l’histoire et de la révélation, appartient au roi des Romains – l’empereur n’était pas encore sacré – il menace les Florentins coupables de toute la colère de Henri VII et leur annonce les cruels châtiments qu’ils auront mérités. C’était la destinée des empereurs d’échouer dans l’entreprise de réunir l’Italie à l’empire. Après quelques tentatives douteuses, après s’être avancé jusque sous ces murs de Florence que la capitale de la Toscane vient d’abattre, Henri VII se retira, tomba bientôt malade et mourut à Buonconvento en 1313.

Le résultat de cette mort prématurée fut pour l’Italie la prédominance définitive des Guelfes, et pour le poète la perte de tout espoir. Ayant blessé par ses manifestes éloquents ces Noirs détestés, à l’orgueil desquels il rendait injure pour injure, il fut excepté de la réforme ou amnistie de Bardo d’Aguglione en faveur des Blancs. Ses deux condamnations furent confirmées. Neuf cents autres proscrits partagèrent avec lui le privilège de cette implacable haine. Peu d’événements marquèrent désormais sa vie; plus pauvre que jamais, il traîna son exil en Lombardie, en Toscane, dans la Romagne, partout où il trouvait des Gibelins pour le défendre et des princes ou seigneurs pour l’accueillir. On le trouve successivement à Gubbio chez Boson, et à Fonte Avellana dans un couvent de chartreux dont il décrit la situation aux vers 106-112 du chant XXIe du Paradis; puis à Lucques, chez son ami Uguccione delle Faggiuola, dont les troupes vainquirent à Monte Catini les Florentins (1314). Sans assister peut-être de sa personne à cette victoire, le poète, qui avait cinquante ans, dut prendre part aux conseils et aux espérances des Gibelins. Par un troisième arrêt qui suivit cette défaite de ses ennemis anciens et de ses ennemis nouveaux, il fut condamné à perdre la tête par l’épée, caput a spatulis amputetur ita quod penitus moriatur : permission fut accordée à qui voudrait de l’offenser impunément dans ses biens et dans sa personne, lui et ses complices, afin qu’ils ne pussent se glorifier de leur contumace, ne de eorum contumacia glorientur. Cette fois la condamnation était aussi prononcée contre ses fils. Peu de temps après, les Florentins, vainqueurs et maîtres pour un instant de presque toute la Toscane, publièrent une amnistie presque aussi cruelle que leurs condamnations. C’était un de leurs usages, le jour de saint Jean, de faire grâce à des faux-monnayeurs et autres criminels en les offrant au patron de la ville. Les exilés obtinrent la permission de rentrer dans leur pays, à la condition de payer une certaine somme, et avec une mître en tête et un cierge dans la main, d’aller en procession derrière le char de la monnaie (19), jusqu’au parvis de la cathédrale, pour y faire amende honorable de leurs crimes. Cette cérémonie s’appelait l’oblation.

Dante refusa une grâce accordée à ce prix, et voici des passages d’une lettre que dans cette occasion il écrivit à un religieux de ses parents :

« Est-ce là le glorieux moyen par lequel on rappelle Dante Alighieri dans sa patrie, après l’affliction d’un exil de près de trois lustres? Est-ce là le salaire de son innocence évidente pour tous? Voilà donc le fruit des sueurs et des fatigues studieuses? Loin de l’homme ami familier de la philosophie cette bassesse de se voir enchaîné comme un malfaiteur pour être racheté! Loin de l’homme qui a été le héraut de la justice l’idée de venir, lui l’offensé, vers ses offenseurs, comme vers des bienfaiteurs, payer un tribut! Ce n’est pas là le moyen de retourner dans la patrie, mon père. Si vous ou quelque autre en trouvez un qui ne flétrisse pas la réputation et l’honneur de Dante, je le prendrai sans hésiter. S’il n’y a pas de chemin honorable pour revoir Florence, je n’y rentrerai jamais. Hé quoi? ne pourrai-je, de quelque coin de la terre que ce soit, voir le soleil et les étoiles? Ne pourrai-je, sous toutes les régions du ciel, méditer ce qu’il y a de plus doux au monde, la vérité, sans devenir un homme sans gloire ou plutôt déshonoré aux yeux du peuple et de la cité de Florence? Le pain même, j’en ai la confiance, ne me manquera pas. »

De 1317 jusqu’à sa mort, Dante ne paraît avoir mis le pied ni en Toscane, ni dans l’Ombrie. Il vécut successivement chez Can della Scala, seigneur de Vérone, et chez Guido Novello da Polenta, seigneur de Ravenne, tous deux Gibelins, le premier surtout redouté pour sa puissance, le second attaché au poète par des liens d’amitié et de parenté. Ces dernières années furent sans doute les plus calmes et les plus heureuses de son exil. Voici l’éloge qu’il fait du premier de ces deux protecteurs et de sa famille : il le met dans la bouche de son aïeul Cacciaguida au XVIIe chant du Paradis.

    « - Ton premier refuge et ton premier asile sera la courtoisie du grand Lombard qui sur l’échelle (scala) porte le saint oiseau (20).

    Il te regardera d’un œil si favorable qu’entre donner et demander, celui-là précédera l’autre, quoique d’ordinaire il vienne second.

    Près de lui tu verras celui qui en naissant fut marqué si profondément du rayon de cette étoile du courage (21), que ses œuvres en seront tout éclatantes.

    Les hommes ne s’en sont pas encore avisés, à cause de son âge tendre; depuis neuf ans seulement ces sphères tournent autour de lui.

    Mais avant que le Gascon trompe le noble Henri (22), brilleront des étincelles de sa vertu, qui saura mépriser l’argent et les périls.

    Ses magnificences seront si connues que ses ennemis mêmes ne sauraient en tenir leurs langues muettes.

    Réserve-toi pour lui et pour ses bienfaits; sa main changera le sort de bien des hommes, qui de riches deviendront pauvres ou réciproquement. »

De la maison de Can Grande et sans doute avec son consentement, il passa dans celle de Guido da Polenta à Ravenne, dès les premiers jours de l’année 1320. Il mourut en 1321, au retour d’un voyage qu’il fit à Venise pour représenter son nouveau seigneur près de la république. Jusqu’à la fin il conserva le désir, sinon l’espoir, de rentrer dans sa patrie. Dans le Paradis qu’il termina à Ravenne, au XXVe chant, sa pensée se reporte vers Florence dans ces pathétiques tercets:

    « Si jamais il arrive que le poème sacré auquel ont mis la main le ciel et la terre, si bien qu’il a fait durant tant d’années maigrir mon corps,

    S’il arrive qu’il triomphe de la cruauté qui me ferme la porte du beau bercail où je dormis jeune agneau, détesté des loups qui me font la guerre;

    Avec une autre voix, avec une autre toison, je retournerai poète; et sur les fonts de mon baptême je prendrai la couronne. »

L’ambition du poète et le noble orgueil du citoyen animèrent jusqu’à la fin ce grand esprit, qui résume dans sa personne et dans sa vie les destinées glorieuses et les longues infortunes de sa nation.

Cette troisième et dernière période de la vie de Dante fut la plus féconde. Il acheva le Convito en 1314. On pense que le traité latin sur la monarchie, De Monarchia, fut composé par lui durant le séjour de Henri VII en Italie, afin de seconder et de diriger au besoin les vues de l’empereur. Nous avons vu plus haut les idées politiques de Dante et son gibelinisme particulier. Nous ajoutons seulement ici que le système du De Monarchia a fait compter l’auteur de la Divine Comédie pour le premier des partisans de l’unité italienne. Le mot d’unité fut prononcé par Dante en particulier dans sa lettre aux Florentins, qui est de la même époque; mais il s’agit de l’unité dans la soumission au roi des Romains et dans la monarchie du monde chrétien. Le gibelinisme de Dante était une sorte de panacée politique avec laquelle il voulait guérir la maladie des discordes, opposant aux luttes municipales l’autorité de l’empereur. Le passage de la Divine Comédie où il fait le mieux connaître sa pensée, est celui où il s’écrie, dans le chant VIe du Purgatoire:

    « O Albert Allemand, qui abandonnes cette Italie devenue indomptée et sauvage, et dont tu devrais enfourcher les arçons,

    Qu’un juste jugement tombe du ciel étoilé sur ton sang; qu’il soit rare et solennel, afin que ton successeur en soit effrayé.

    Car vous avez souffert toi et ton père, la cupidité vous retenant au loin, que le jardin de l’empire fût dévasté.

    Viens voir les Montaigus (Montecchi) et les Capulets, les Monaldi et les Filippeschi, homme sans souci; les premiers sont accablés déjà, les seconds tremblent.

    Viens, homme dur, vois l’oppression de tes nobles et guéris leurs blessures : tu verras Santafior et la sûreté dont il jouit.

    Viens voir ta Rome qui pleure, veuve, solitaire, et qui appelle jour et nuit : « Mon César, pourquoi n’es-tu pas avec moi?

    Viens voir comme les citoyens s’aiment, et si nulle pitié ne te touche, viens rougir de ta réputation. » (23)

Par suite de la mort soudaine de Henri VII, l’auteur dédia son livre De la Monarchie à Louis de Bavière. Nous avons parlé dans un chapitre précédent de De Vulgari Eloquio, ou De la Langue vulgaire. Ce livre gibelin dont les Florentins seuls contestent l’authenticité, n’est pas achevé; l’auteur s’efforce d’ôter à Florence le privilège de la langue littéraire, qu’il appelle la langue des cours, aulica.

La Divine Comédie commencée à Florence est l’œuvre admirable, le fruit immortel de l’exil de Dante. L’année 1309 vit la publication de la première cantique (cantica) dédiée à Uguccione della Faggiuola, le premier chef gibelin sous lequel il avait servi lors de l’alliance des Blancs avec les anciens proscrits, et qu’il retrouva plus tard à Lucques. Le Purgatoire fut achevé avant 1317 et dédié Moroello Malaspina, un des seigneurs de la Lunigiane. Enfin, Can Grande de Vérone eut la dédicace du Paradis, dont les premiers chants lui furent adressés avec une lettre où le poète explique la pensée générale de son œuvre, et qui ne fut publié en entier qu’après sa mort.»

Notes
(1) Cicéron, Brutus, chap. XVIII
(2) Paradis, XXV.
(3) Le carroccio était un grand chariot où le drapeau de la commune était hissé.
(4) Lo strazio e ‘l grande scempio
Che fece l’Arbia colorata in rosso (Enfer, X)
(5) « Voici le Dieu plus fort que moi qui vient me prendre sous son empire. »
(6) « La source de votre béatitude est apparue. »
(7) « Hélas! malheureux, je serai souvent incapable d’agir désormais. »
(8) Voy. Préfaces aux ouvrages de Dante en prose italienne.
(9) Il serait trop long de transcrire le touchant passage où le poète a la vision anticipée de la mort de sa dame. Voy. Vie nouvelle, juste au milieu. On ne lira pas sans intérêt ce morceau pathétique dans la traduction que M. Sainte-Beuve en a faite dans ses Consolations, XVIII : À mon ami Antony Deschamps.
(10) Ozanam a bien démêlé la double essence de Béatrice, réelle et idéalisée. Voy. Œuvres, édit. 1855, t. VI, p. 371-387.
(11) On entend par Gibelins les partisans de l’empereur, et par Guelfes ceux du pape.
(12) Voy. Giusti, Scritti vari, p. 221, Firenze, 1863.
(13) Catilina passe dans les romans italiens du moyen âge pour avoir fondé Pistoie, dont le territoire vit le dernier combat et la fin du célèbre conspirateur.
(14) Archives des Réformations
(15) Archivio delle Riformagioni.
(16) On peut voir sur ce point Ozanam, Œuvres complètes, t. VI, édit. de 1855 : seulement cet écrivain voit trop longtemps des féodaux dans les Gibelins, p. 348 et plus haut.
(17) Voy. Tommseo, Dizionario estetico, parte antica, p. 109.
(18) Ejus theologia Parisiensibus attribuitur, Gregor. Girald. Dialog. de poetis. – Udeno Nisieli, Proginnasmi, p. 15. Firenze, 1620.
(19) Cette monnaie, célèbre dans toute l’Europe sous le nom de florin qui lui venait du nom même de la ville, était placée sous l’invocation de saint Jean.
(20) L’échelle est le symbole héraldique de la maison della Scala de Vérone ou des Scaligers; le saint oiseau est l’aigle, Can della Scala étant vicaire impérial à Vérone.
(21) L’astre où sont placées les âmes qui ont brillé par le courage.
(22) Le pape Clément V, qui, après avoir favorisé l’avènement de Henri VII, lui suscita des obstacles en Italie.
(23) Albert d’Autriche, empereur d’Allemagne durant l’année 1300 qui est celle du voyage de Dante dans le monde futur. – Les Montaigus et les Capulets, Montecchi et Cappelletti, familles gibelines de Vérone; Monaldi et Filippeschi, familles du même parti dans Orvieto. – Santafiore, comté du pays de Sienne, fief impérial.

Louis Étienne, Histoire de la littérature italienne depuis ses origines jusqu'à nos jours, Paris, Hachette, 1905, p. 64-86 (texte du domaine public)

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