Lacroix Benoît

1915
«Benoît Lacroix, homme d'ouverture

Sa vie se déroule en ligne droite, comme celle de bien des religieux de sa génération. Né à Saint-Michel de Bellechasse, le 8 septembre 1915, baptisé Joachim, il entre chez les Dominicains après son cours classique à Sainte-Anne de la Pocatière. Ordonné prêtre le 5 juillet 1941, il sera professeur à l'Institut d'études médiévales de l'Université de Montréal de 1945 à 1980. Pas d'éclat ni de sommet dans cet itinéraire, à moins qu'on veuille faire état des prix et médailles reçues, apanage de notre petite société d'admiration mutuelle.

[...] Si nous ne voulons ni prononcer l'éloge, ni même esquisser une biographie de Benoît Lacroix, à l'occasion de ses 80 ans, que reste-t-il à faire? Peut-être essayer de montrer les différentes facettes de l'activité de cet homme, ses engagements, ses convictions, sur un parcours de 50 ans, depuis 1945, à partir de ses écrits. Écrits, empressons-nous de le dire, que nous n'avons même pas tous lus, car il a publié beaucoup plus que nous ne l'aurions cru ou que la liste de ses écrits, forcément incomplète, ne le laisse entendre. Mais comme c'est avant tout un homme de la parole et du contact, un fervent de la tradition orale -- jamais, m'a-t-il confié, il n'aurait pu devenir trappiste --, nous avons voulu le faire parler. [...] À 79 ans, notre homme est toujours actif: qu'on en juge.

Trois jours dans la vie de Benoît Lacroix

Samedi 15 avril 1995, on ouvre Le Devoir. Éditorial de Benoît Lacroix, O.P. (tantôt il signe O.P., tantôt non, c'est selon). Texte substantiel, qu'on attend, à Noël et à Pâques, depuis une dizaine d'années. «Pâques arc-en-ciel». La manière est bien la sienne: une légende indienne comme point de départ, un clin d'oeil à Hubert Reeves, un attachement profond à la nature, un dicton des paysans de Bellechasse, un détour par la mythologie grecque d'où l'on glisse imperceptiblement vers Noé et la prière juive, la tradition orale des évangiles, pour finir par «le sens fondamental de la fête chrétienne de Pâques». C'est toujours ainsi: un peu plus de fantaisie ou de magie à Noël, un peu plus de sérieux et de spirituel à Pâques, mais toujours, en toile de fond, ce respect du lecteur, de quelque croyance ou incroyance qu'il soit.

Deuxième jour: 16 avril, Pâques. J'ai déjà cité l'entrevue de deux heures que j'ai eue avec lui ce jour-là. Mais l'article du Devoir parlait de jeunes qui célébraient la nuit pascale ce matin-là, «à 4 h 15 et pour trois heures d'affilée». Y était-il? Eh bien oui. Il s'était levé à 3 h 15; mieux encore, à 11 h, il animait la célébration de la communauté Saint-Albert, où il s'est mis à la disposition du responsable comme «vicaire».

Troisième jour, 17 avril. Je sais qu'il part prêcher une retraite à Sherbrooke, chez les Dominicaines des Saints Anges Gardiens [sic!]. Ce soir-là, au Point, grand reportage d'une heure sur Jean-Paul II et la religion au Québec. Un des invités: Benoît Lacroix. On lui fait commenter l'évolution de la morale ici. Quel impertinent! Il évoque la transformation de Vatican II, qui a proclamé la liberté de conscience et la priorité de la conscience sur la loi. Il donne l'exemple de l'avortement. Directement au coeur du problème. Et il termine sur son appréciation personnelle: «Moi, j'ai trouvé ça extraordinaire. Ça a libéré tout le Québec -- puisque c'est le milieu que je connais davantage -- de toutes ses inquiétudes, de ses péchés préfabriqués, décidés à l'avance, fixés par le petit catéchisme: enfin, on pouvait faire les péchés qu'on voulait!» (grand éclat de rire). Non, voilà un homme qui n'est pas à la retraite. Mais je deviens hagiographique... Remontons dans le temps et rencontrons le médiéviste.


Le médiéviste

Après son entrée chez les Dominicains -- vocation sociologique, dira-t-il, où il aspirait à partir en mission -- et le cursus de ses études au château-fort de la rue Empress à Ottawa, Benoît Lacroix est destiné par ses supérieurs à des études de liturgie en Europe. Mais la guerre vient tout interrompre et il ira plutôt au Pontifical Institute of Medieval Studies de Toronto, où il aura la chance d'avoir comme directeur de thèse Étienne Gilson, qui l'orientera vers l'historiographie. Sa thèse porte sur Les Débuts de l'historiographie chrétienne. Un autre maître qui l'a marqué est Henri-Irénée Marrou, qui préfacera son recueil L'Histoire dans l'antiquité (1951), un florilège suivi d'une étude des principaux historiens grecs et latins, Polybe et Lucien surtout. Son ouvrage favori est sans doute Orose et ses idées (1965), le cadeau de ses 50 ans. Orose, prêtre espagnol contemporain de saint Augustin, a écrit une Historia adversus Paganos à la suite de la chute de Rome devant Alaric en 410. Et Lacroix de méditer avec lui sur la fragilité des civilisations... Malgré tout, Orose est encore bien oublié, mais il semble qu'on recommence à l'étudier.

L'Institut d'études médiévales, où Lacroix a fait toute sa carrière et dont il a été directeur de 1963 à 1969, avait lancé en 1947 la tradition des Conférences Albert-le-Grand, inaugurées avec panache par les Gilson, Paul Vignaux, Louis Régis et H.-I. Marrou. En 1966 vint le tour de Benoît Lacroix, qui y synthétisa ses recherches sur L'Historien au moyen âge, qu'il publia cinq ans plus tard non sans avoir fait gonfler le volume jusqu'à... 300 pages, alors que ces conférences en ont habituellement 75! Historiens, annalistes et chroniqueurs s'y succèdent avec délices, de Grégoire de Tours à Orderic Vital et Othon de Freising. Notre historiographe apprécie surtout l'art du récit, du merveilleux chez ces témoins de l'âme populaire: «Comme ils sont instruits des passions élémentaires du peuple!» (p. 272). Il faut voir le riche sous-sol de ses livres, à la manière érudite de la Librairie philosophique J. Vrin: on voit bien que Benoît Lacroix était passé, en 1952-1953, par un stage à l'École des Hautes Études et à l'École des Chartes.

Un savant, un érudit, Benoît Lacroix? Peut-être. Mais avant tout, un passionné d'histoire qui a voulu faire aimer le Moyen Âge et surtout en montrer les survivances au Canada français. Pourquoi aimer le moyen âge? Pendant la Révolution tranquille, nous en sommes-nous assez amusés, ses étudiants, de cette brochure de 15 ¢ (une cenne la page) publiée dans L'Oeuvre des Tracts (n 367) et dont nous étions convaincus qu'elle ne pouvait que chanter les louanges de saint Thomas ou de cet âge de foi! Et pourtant, c'est toujours cette brochure que Lacroix fera inscrire en tête de ses ouvrages, dans la liste «du même auteur». Il est vrai qu'elle avait d'abord paru dans la prestigieuse Revue dominicaine (mars-avril 1949). Surtout, elle contient des idées-force qui ne le quitteront jamais: «Le Canadien français aimera le Moyen Âge, comme il aime son enfance»; «Le moyen âge est en chacun de nous». Pour lui, le catholicisme canadien-français, dans son vécu populaire, est directement issu du Moyen Âge des XIIe et XIIIe siècles, n'ayant subi les soubresauts ni de la Réforme ni de la Révolution française. Et de multiplier les exemples de toute sorte.

L'étude du Moyen Âge a donc marqué Benoît Lacroix de quelques traits indélébiles: une passion pour l'histoire, un attachement au populaire, un goût pour la tradition orale. Et pourtant, ce mordu de l'histoire et de l'oralité va très tôt se tourner vers... la littérature et l'écriture!


La vie des lettres

Ses premiers textes traitant de littérature se trouvent dans La Revue domicaine. On imagine cette revue concentrée dans la doctrine, philosophie, théologie, religion ou spiritualité. Mais elle s'occupait tout autant d'actualité, d'éducation ou de littérature. En décembre 1946, Benoît Lacroix y salue l'annonce de la création, par Lionel Groulx, d'un Institut d'histoire de l'Amérique française. Il se réjouit de voir que l'approche y sera «historique et scientifique» plutôt que «nationaliste». Il y prône deux idées qui lui seront chères: le «retour aux sources» et le rêve de grands travaux d'éditions critiques, sortes de Monumenta Canadensa Historica.

Le jeune Dominicain développe aussi des amitiés parmi les écrivains, notamment tout le groupe de Robert Élie. On sait les remous qu'avait causés chez les catholiques le Refus global de Borduas en 1948. En juillet-août puis en septembre 1949, Élie publie dans La Revue dominicaine deux articles intitulés «Au-delà du refus», qui se veulent «un effort pour dégager le sens profond d'une pensée qui me paraît généreuse» et qui désirent «engager le dialogue». Fort de son statut de religieux, B. Lacroix appuie cette attitude dans le numéro de novembre 1949: «Robert Élie a écrit, à notre avis, un des plus remarquables essais de critique littéraire jamais publié au Canada français» (p. 236).

Chez Benoît Lacroix, l'amitié mène à tout. Ici, l'amitié de Robert Élie, de Jean Le Moyne, le conduira à de Saint-Denys Garneau: avec Jacques Brault, un autre de ses grands amis, il publiera en 1971 une édition critique des Oeuvres de Saint-Denys Garneau, de Regards et Jeux dans l'espace jusqu'au Journal et à la correspondance. Ce qu'il aime dans ce travail, c'est la chasse aux manuscrits, qui durera vingt ans, de même que les relations avec la famille, où le facteur religieux amène la confiance...

Le voilà donc dès le début dans le mouvement littéraire, au milieu de débats et de discussions. C'est alors qu'il plonge et publie une série d'articles qui seront repris en un livre, Vie des lettres et Histoire canadienne (1954), qui veut donner à la littérature canadienne ses lettres de noblesse, en plaidant derechef «pour l'étude de nos enfances littéraires» (p. 64). Histoire comparée, littérature comparée, importance du fait médiéval; une phrase résume l'ouvrage: «Fini le mépris!» (p. 70).

Un dernier mot sur La Revue dominicaine. Lacroix cherche à bien écrire. Il fignole ses textes. N'en citons qu'un: c'est une critique d'art, sur «Les tapisseries de Micheline Beauchemin», en avril 1959 (p. 183). Tout le compte rendu tient en une seule phrase, de douze lignes. Mais chaque mot est pesé: c'est presque un poème!


Lionel Groulx
Le culte de l'édition critique. Nous en a-t-il assez rebattu les oreilles! Avec Giselle Huot, son assistante de toujours, à la mémoire incomparable, qui peut vous étirer une note à la grandeur de l'univers... Après Saint-Denys Garneau, ce fut Lionel Groulx. Non pas par culte ou par dévotion: Lacroix ne partageait guère les idées du prêtre-batailleur et ne l'a pas rencontré avant ses dernières années. Pour lui, Lionel Groulx «fut autant sinon plus un homme de lettres qu'un homme d'action» (Revue dominicaine, oct. 1955, p. 145). Et comme il a toujours son idée de grandes éditions critiques, il pousse à celle de Groulx, qui est pour lui «une référence majeure au Canada français» (P95). La politique et le nationalisme n'intéressent pas Lacroix: «J'ai toujours dit que mon pays, c'est Bellechasse.» Mais Lionel Groulx l'attire, il le voit vers la fin de sa vie: «J'ai rencontré l'homme, très honnête, très ouvert, très bon écrivain et j'ai développé une admiration pour le prêtre homme de lettres». Il deviendra donc un soutien indéfectible, sinon la cheville ouvrière, de l'édition critique de Groulx (journal, correspondance) et publiera sur lui maint article. Ce travail d'édition critique l'emballe: «Je ne connais rien de plus inspirant qu'un projet difficile comme l'édition critique, qui appelle la générosité et la rencontre d'amitié autour d'une même tâche partagée» (entrevue avec Axel Maugey, Relations, mars 1982, p. 73).


Aide à l'édition, appui aux écrivains
La promotion de la littérature canadienne amène Benoît Lacroix à s'associer au travail d'édition. D'abord avec l'équipe des Éditions Fides, autour du père Aimé Martin, de Clément Saint-Germain. Avec Félix-Antoine Savard, Luc Lacourcière, Marcel Trudel, il sera membre du comité de publication de la petite collection «Classiques canadiens», qui connut son heure de gloire entre 1956 et 1972, chaque numéro présentant un personnage. Cheville ouvrière de la collection, Lacroix y publiera un Saint-Denys Garneau (1956) puis un Lionel Groulx (1967). Il sera aussi à la direction d'autres collections, surtout «Vie des lettres canadiennes», aux Presses de l'Université Laval, à partir de 1964, avec Jean Ménard et Luc Lacourcière, qui deviendra «Vie des lettres québécoises», air du temps oblige, en 1974, et qui publie des études littéraires. Dans les années 1970, il encourage la Bibliothèque des lettres québécoises, une entreprise d'éditions critiques lancée aux Presses de l'Université de Montréal, où il laissera bientôt sa place à Laurent Mailhot, auprès de Roméo Arbour et Jean-Louis Major. Cette collection sera à l'origine de la prestigieuse (c'est elle qui le dit) Bibliothèque du Nouveau Monde, dans les années 1980.

À côté de ces engagements plus publics, combien de gestes d'appui plus discrets à différents écrivains, Marie Uguay, par exemple, dont il a été très proche. Il fut du premier noyau de l'Union des écrivains québécois, autour de Bruno Roy, il fut aussi de la première équipe des Amis du Noroît. Ah, le Noroît! Initiative d'un jeune couple, Céline Fortin et René Bonenfant qui, de leur sous-sol de Saint-Lambert, lancent une petite maison d'édition qui veut permettre aux jeunes poètes de publier dans des éditions très belles à voir. «Le Noroît, c'est quelque chose de merveilleux. C'est le pouvoir qu'ont les Québécois de créer quelque chose, à partir de ce qu'ils sont, sans courir d'abord à l'aide extérieure, par une volonté d'être...». Il s'y engage avec son ami Jacques Brault, en qui il voit «l'un des plus grands poètes du Canada français».

Le conteur de Bellechasse
Lacroix a lui aussi beaucoup écrit. C'était d'abord partie de son métier. Marqué par ses maîtres, Marrou notamment, qui cultivait beaucoup la littérature et la musique, c'est ainsi qu'il conçoit son rôle: «L'idéal, c'est un professeur qui est près de ses étudiants, qui prépare ses cours -- il écrivait les siens en entier -- et qui écrit».

Ses contes, qui ont charmé tant de lecteurs, sont pour lui un délassement du travail savant. Impressionné par Le Petit Prince (1943), il écrit lors de son séjour en France -- il s'ennuyait -- Le P'tit Train, qu'il laissera mûrir et qui sera publié, presque à son insu, en 1964. Suivront Les Cloches (1974) et Quelque part en Bellechasse (1981); ces trois contes seront réunis dans Trilogie en Bellechasse (1986).

D'où vient cet attachement à Bellechasse? Il y a d'abord, tout naturellement, l'attachement au lieu de sa naissance, avec l'attachement «viscéral» à la terre. Et puis, «c'est un lieu qui est beau.» Le paysage est beau, la toponymie en témoigne: Beaumont, Beauport, Beaupré, Bellechasse. C'est un lieu auquel il aime amener ses visiteurs européens: il a souvent raconté la rencontre de Marrou avec son père; c'est chez son frère, curé de Saint-Gervais, que se tiendra le premier colloque international des religions populaires; enfin, quand il sera reçu à la Société royale en 1971, à l'initiative de son ami et voisin Luc Lacourcière, c'est aux paysans de Bellechasse et à leur sagesse qu'il voudra rendre hommage.

Nous avons parlé de trois contes. Mais Quelque part en Bellechasse est différent, puisqu'il raconte en quelque sorte l'Évangile, recréé à la manière du terroir: «le cinquième évangile», proclame sa publicité. De telle sorte que, vu sa portée universelle, les Éditions du Cerf le publieront tel quel à Paris en n'adaptant que le titre: Quelque part en Québec (1982). Quelques années plus tard, autre récit du même genre, sur la Vierge cette fois: Marie de Saint-Michel (1986). Ce qui nous amène à un troisième volet, tout aussi important, celui du spirituel.


Le spirituel, le sacré
La spiritualité de Benoît Lacroix est tout un monde, fascinant à explorer. Ce n'est quand même pas du saint Jean de... Lacroix, mais il est ouvert à bien des courants, que nous ne pourrons ici qu'esquisser, au regard de ses écrits. D'abord, Thérèse de Lisieux. Dès 1947 -- c'était le cinquantenaire de son décès -- il publie Sainte Thérèse de Lisieux et l'histoire de son «âme», sous le pseudonyme de Michel de Ladurantaye, du nom des deux paroisses voisines reliées à son enfance. Pseudonyme qu'il utilisera encore, dans La Revue dominicaine, notamment, pour protéger l'image de savant que lui conféraient ses études doctorales à l'Institut Pontifical de Toronto!

Cet attrait pour la carmélite de la «petite voie» l'amènera à s'intéresser tout naturellement aux communautés de religieuses contemplatives, dont le rapproche également son nom de religion, Benoît, qu'il aura fait détourner d'un quelconque pape dominicain vers le père du monachisme occidental. Il porte une affection particulière aux Dominicaines de Berthierville, dont il célèbre le 25e anniversaire dans un article de La Revue dominicaine qu'il intitule «La queste de la joie» (juill.-août 1950). On y apprend qu'«à tous les mois, un professeur de l'Université de Montréal -- c'est lui -- se rend au Monastère pour y donner des leçons d'histoire, de liturgie et de spiritualité» (p. 9). Que de conférences, de retraites ou d'homélies n'a-t-il pas données aux religieuses. Certaines ont été publiées, d'autres reprises dans un recueil, Paroles à des religieuses (1985), dû à l'initiative de Lucille Côté et Madeleine Grammond, deux fidèles collaboratrices, soeurs de Sainte-Anne de surcroît.

Son attrait pour le sacré se manifeste à travers la diversité des cultures. Il l'étudie au Canada français, bien sûr, mais le point de vue comparatiste l'intéresse toujours. C'est ce qui l'attire au Japon, en 1961, à Kyoto, avec le bouddhisme (Le Japon entrevu, 1965); c'est ce qui le passionne au Rwanda, à Butare (Le Rwanda, mille heures au pays des mille collines, 1966); c'est ce qui le fascine chez les Amérindiens, si présents dans Bellechasse (Abénaquis). Le rapport du sacré avec la culture le fascine. On n'est donc pas surpris de le voir mettre l'épaule à la roue pour le lancement d'un Musée des religions à Nicolet en 1983. C'est encore le thème religion-culture qu'il développe pour les évêques du Québec lors de la visite de Jean-Paul II en 1984; c'est aussi, en quelque sorte, la toile de fond de son entreprise sur la religion populaire au Canada français, qu'il mène tambour battant de 1967 à 1985.


La religion populaire
Nous ne reprendrons pas l'histoire de ce supposé Centre d'études des religions populaires (C.E.R.P.), puisqu'il l'a lui-même racontée à maintes reprises (par exemple, dans Religion populaire au Québec, 1985, ou dans Status Quaestionis, 1994). Ce centre n'était en fait qu'une salle aménagée au monastère des Dominicains, Côte Sainte-Catherine, à Montréal; il a été démantelé en 1994, les livres et cassettes étant remis au Centre Lionel-Groulx, tandis que les objets sont partis dans les Bois-Francs chez un couple collectionneur qui songe à ouvrir un petit musée. Quant à l'aventure intellectuelle elle-même, voici comment le principal intéressé la résume aujourd'hui: «Dans ma tête, c'était très clair: dix colloques, dix publications, et ensuite tu fermes les livres. Et c'est arrivé.» C'est ce que Giselle Huot appelle son aspect «pionnier sauvage».

En fait, Lacroix voulait continuer à étudier le Moyen Âge, mais à partir des réflexes du peuple. Il avait été marqué par l'ouvrage pionnier (l'anglais utilise ici le beau mot seminal) d'Étienne Delaruelle, le tome XIV de l'Histoire de l'Église de Fliche et Martin (1964), qui présente, pour la période de 1378 à 1449, une section de près de 300 pages sur «La vie religieuse du peuple chrétien», de la prédication aux dévotions populaires, en passant par le théâtre religieux, les confréries, les reliques, les pèlerinages, les indulgences et autres pratiques populaires. L'intuition le guide: tout ça se trouve au Québec. Et il met en branle ses amis, Pierre Savard, Fernand Dumont, et des jeunes, et tout le monde qu'il pouvait connaître, pour réaliser ses dix colloques qui se promènent d'une université à l'autre, d'un bout à l'autre du Canada français, de Sherbrooke à Chicoutimi, de Moncton à Sudbury. En parallèle, conférences et articles se multiplient et aboutiront à La Religion de mon père (1986). La réflexion se poursuit: un manuscrit de 500 pages, La Foi de ma mère, dort dans ses tiroirs, attendant l'heure de la maturation...

Un homme engagé

Il nous reste un dernier volet à examiner, celui de l'engagement ou de la présence sur la scène publique. Nous en avons déjà dit un mot en parlant de La Revue dominicaine, lieu tout naturel d'écriture pour un membre de cet ordre. En 1962, celle-ci cède la place à Maintenant, dont le directeur sera le père Henri Bradet. Lacroix sera très proche de l'ancien curé de Notre-Dame de Grâce et de la première équipe de Maintenant. Il vivra de près la crise de l'été 1965, quand Bradet sera relevé de ses fonctions par ses supérieurs. Aussi lui demandera-t-on d'écrire la préface d'un ouvrage écrit à sa mémoire par Denyse Boucher Saint-Pierre, Mon ami Bradet (1973). Il évoque les débuts, «les premières mises en page de la revue Maintenant au sous-sol désacralisé du 2715 Chemin Sainte-Catherine». Puis, le changement de vie vécu par Bradet: «Quand il est assigné à Maintenant les interrogateurs changent. Au lieu de ses paroissiens fortunés et accueillants tous rangés par rues et quartiers numérotés, voici la grande forêt québécoise qui s'ouvre au monde. Des jeunes, des moins jeunes, agnostiques, athées, prêtres en difficulté, couples, tous viennent se faire écouter» (p. 11). Voilà bien, on s'en doute, les visiteurs assez réguliers de Lacroix aussi... Et en conclusion, une allusion à son départ forcé et à la portée de son action: «À sa manière qui ne pouvait qu'être la sienne, le directeur-fondateur de Maintenant fut un des Pères douloureux de notre Révolution tranquille» (p. 14).

Lacroix apportera aussi son concours à l'occasion à l'autre revue dominicaine, Communauté chrétienne, revue de pastorale lancée en 1963, celle-là, et qui vivra jusqu'en 1992, alors qu'elle se muera en magazine Présence, sorte d'amalgame des deux précédentes. Lacroix y collabore également, avec photo en mortaise, s'il vous plaît, dans une chronique «spiritualité». Dès le premier numéro (avril 1992), il propose la notion d'«Une spiritualité québécoise». Allez-y voir, ce n'est pas piqué des vers!

Le père Lacroix est donc présent dans toutes les revues dominicaines. Mais ce n'est pas dans sa communauté qu'il est le plus actif. Certes, il a produit pour les frères convers un gros ouvrage, Compagnon de Dieu (1961, 365 p.), mais il a décliné les responsabilités importantes qu'on lui proposait à l'intérieur de l'ordre. C'est qu'il aime bien sa communauté, mais se sent «plus à l'aise avec des laïcs, avec des gens de l'extérieur, avec l'université».


Les femmes et les jeunes
Et là, il se trouve à lui-même deux charismes particuliers: avec les femmes, avec les jeunes. Comme il le dit lui-même: «J'ai une tendance à m'entendre très vite avec les femmes.» Parlant de son confrère Bradet qui, lui, avait «la réputation acquise de ne pas aimer les femmes» (on a de ces spécialités chez les Dominicains!), il vante «l'audace et la profondeur des amitiés sans ambiguïtés» et ajoute, manifestement en connaissance de cause: «ceux qui ont l'expérience des amitiés mixtes clarifiées savent déjà les merveilles qu'elles peuvent atteindre» (préface Bradet, p. 13).

Quant aux jeunes, il leur est depuis toujours entièrement dévoué. Déformation professionnelle d'un professeur d'université viscéralement attaché à ses étudiants. En 1955, avec une douzaine de finissantes de collège, il organise le premier pèlerinage annuel des étudiantes à Saint-Benoît-du-Lac. La tradition orale veut qu'à son départ comme directeur de l'Institut d'études médiévales, il ait laissé les tiroirs de son bureau remplis de toute la paperasse administrative qu'il y mettait dès qu'il la recevait... Son successeur mit des mois à démêler tout ça! Le père Lacroix, lui, s'occupait plutôt des étudiants. À l'école de Socrate, Platon, Aristote, il est convaincu que «le professeur doit donner sa vie aux étudiants». Après sa retraite de l'université, il garde le contact avec les jeunes. Les jeunes: entendez les 18-30 ans, et non les adolescents, qui le désarment. Il est attiré par les jeunes parce qu'il trouve qu'«ils représentent l'avenir». Il leur dédie ses ouvrages, ainsi, son premier: «Aux jeunes historiens d'Amérique» (1951). Que de préfaces il a écrites pour de jeunes chercheurs à leurs premières armes! Un de ses ouvrages leur rend hommage par une série d'interviews-témoignages: Jeunes et Croyants (1991). Pour lui, les jeunes ont «le goût de l'avenir, la témérité des pionniers et la ferveur des commencements» (p. 10).


Radio, télévision, médias
Benoît Lacroix est bien connu par ses apparitions fréquentes à la radio et à la télévision, surtout depuis le début des années 1970. Il a créé Messe sur le monde en 1972 avec Paul Tremblay et Raphaël Pirro. On le demande à la télévision pour les grandes circonstances: le voyage de Jean-Paul II, les funérailles du cardinal Léger. C'est que, dit-il, il sait se taire (!): «J'ai appris beaucoup de la télévision, pour les rapports entre l'image et la parole». Ses principaux atouts, d'après lui toujours: «premièrement, il y a un certain sourire qui passe; deuxièmement, il y a la vérité: je dis tout ce que j'ai à dire; et troisièmement, la clarté.» Il faut dire qu'il a du doigté et du jugement, ce qui fait qu'on recourt souvent à lui pour des missions délicates, mariages difficiles, funérailles d'incroyants. «Le marginal, confie-t-il, me plaît beaucoup, parce que j'y trouve l'espace de liberté dont j'ai besoin pour fonctionner et que j'ai toujours utilisé même dans ma communauté».

Disons que tous les médias l'intéressent, surtout ceux qui commencent. Il appuiera ainsi L'Informateur catholique à ses débuts et, aujourd'hui, Radio Ville-Marie.

Et les Cahiers d'histoire du Québec au XXe siècle?
Comme l'a bien signalé Jean Éthier-Blais dans le dernier numéro, le père Lacroix est à l'origine des Cahiers d'histoire du Québec au XXe siècle, en 1994. Quelle mouche l'a donc piqué? Sans doute son côté pionnier sauvage, sa passion pour l'histoire, en même temps que sa passion pour les jeunes. Surprenons-le d'abord au détour d'une correspondance intime: «De plus, orienté par l'écriture, les conférences «spiritualistes» et la télévision communautaire, j'ai crû [sic] sagement que je pouvais envisager une finale de carrière en fondant les Cahiers (... pas facile) et en épaulant les jeunes historiens doués pour l'écriture. [...] je leur donne beaucoup de temps et d'amitié. Je suis ainsi comblé» (3 avril 1995). De fait, voulant offrir une tribune aux jeunes historiens pour autre chose que des articles hautement spécialisés, il est allé ramasser les fonds nécessaires auprès de quatre ou cinq de ses amis fortunés. Il se tient toujours loin des subventions. Par contre, pour vivre, une revue a besoin d'être rattachée à une institution: le Centre Lionel-Groulx a fourni ce port d'attache. Et vogue la galère: le rédacteur en chef mène la barque et le directeur regarde tout ça d'un oeil bienveillant. Jusqu'où ira-t-on? L'avenir le dira.

***

Il est temps de conclure. Il resterait pourtant beaucoup à dire, de ses amitiés notamment, par exemple avec des couples, les Fournier, les Parent, les Pilon, amitiés qu'il mesure à l'aune de la durée. Près de cinquante ans, dans ces cas-là. Et puis, il faudrait parler de l'Institut québécois de recherche sur la culture, de la Fondation Mireille-Lanctôt, de ses livres récents: j'en vois cinq, là, sur ma table, dont je n'ai dit mot (l'un s'appelle justement Silence...). Laissons la chance à d'autres.

Que conclure, justement? D'abord, je persiste et signe: je n'ai pas voulu présenter Benoît Lacroix comme un grand homme, un esprit profond, un érudit de haute volée, un maître spirituel, même si plusieurs l'estiment tel. Laissons l'ostensoir et l'encensoir à la sacristie: il n'en a guère besoin. D'après moi, c'est plutôt un religieux professeur, homme fidèle et passionné de son époque, qui s'est engagé à la mesure de ses moyens pour une série d'idéaux auxquels il croit. Ce qui me paraît le distinguer, et en même temps constituer l'unité de ses engagements, c'est l'ouverture. Ouverture à tout? Non. Il est resté délibérément à l'écart de la politique où, d'après son sentiment, le prêtre n'a pas d'affaire. Et dès qu'une entreprise devient politique, quel qu'en soit le bord, que ce soit à Maintenant ou à L'Informateur catholique, il débarque. Cet homme de la terre et de la tradition s'est ouvert à la ville et à la modernité. Ouverture face au passé, ouverture aux étudiants, ouverture aux jeunes, ouverture aux femmes -- ça n'allait pas de soi à une certaine époque --, ouverture aux autres religions, ouverture au monde, à l'initiative, à la littérature, à l'art, aux médias, aux marginaux.

Et la clé de cette ouverture, il nous la révèle lui-même, dans une belle entrevue avec Jean-Paul Lefebvre (Les Temps changent, 1988). À la question «Quelle a été la plus grande joie de votre vie?», il répond:
«Ma plus grande joie? Hier, aujourd'hui, toujours: aimer. Non pas une personne en particulier ou en général, mais aimer d'amour toute personne qui frappe à la porte. Aimer: c'est toute ma vie depuis toujours. Le reste ne sera que commentaire et dentelle...» (p. 177).»

Guy Laperrière
Professeur
Département d'histoire
Université de Sherbrooke

Une première version de ce texte a paru dans le numéro 4 des Cahiers d'histoire du Québec au XXe siècle (1995)

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