La vie intellectuelle [Chronique de Jacques Dufresne]

Les talismans intérieurs Vol 1

Jacques Dufresne

J’appelle talismans intérieurs ces souvenirs nourriciers qui ressurgissent en nous, tels des anticorps, au moment opportun,  comme ces vers de Verlaine à l’occasion d’un achat compulsif :
    Hélas ! on se prend toujours au désir
    Qu'on a d'être heureux malgré la saison…

Introduction

La vie intellectuelle est une vie

Sapere : goûter, savoir. La vie intellectuelle est une vie, un voyage lent vers une fin mystérieuse et non une voie rapide vers un objectif précis, ce que Vigny a bien mis en relief dans son allégorie de la voie ferrée :

La distance et le temps sont vaincus…
Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne,
Immobile au seul rang que le départ assigne,
Plongé dans un calcul silencieux et froid.

[…]
Adieu, voyages lents, bruits lointains qu'on écoute,
Le rire du passant, les retards de l'essieu,
Les détours imprévus des pentes variées,
Un ami rencontré, les heures oubliées
L'espoir d'arriver tard dans un sauvage lieu.
 

 Pour s’orienter dans ce voyage lent de la vie intellectuelle, il faut d’abord répondre aux questions suivantes : Comment se fait-il que l’on garde un souvenir fort de telle pensée, de tel poème, de tel tableau, de telle musique? À quel appel ces souvenirs répondent-ils quand ils remontent à la conscience, de quel interdit sont-ils frappés, quand ils restent enfouis dans l’inconscient ? S’agit-il d’associations mécaniques ? Bien des théories semblables se sont brisées contre cette question.

 Culture, nourriture, germination, les vénérables métaphores agricoles dont on se servait pour évoquer la vie intellectuelle sont plus pertinentes que jamais. En conformité avec les présupposés de l’agriculture industrielle, nous croyons que les plantes poussent dans une substance minérale, comme des tiges de plastique dans une usine. Conçue selon ce modèle, l’intelligence fonctionne plutôt que de vivre, d’où le fait que, sans sourciller, on qualifie d’intelligents, des ordinateurs téléphoniques se réduisant à une machine logique aux commandes d’une machine métallique.

 Puis un jour nous apprenons, grâce à l’agriculture biologique, l’existence de cette partie vivante du sol appelé humus. Voilà le mot qui convient pour rendre compte, par analogie, de la résurgence des souvenirs.

Une graine tombe dans l’humus, semée par le vent, par un insecte, un oiseau, un homme. Il en sortira une plante, à son rythme, et quand les circonstances seront favorables. La dormance peut être longue. On a vu des molènes s’élancer vers le soleil quand on eut enlevé les pierres recouvrant le sol d’une église vieille de 500 ans.

Il en résultera, un jardin, une culture où nous verrons pousser les plantes et parfois les fleurs sorties des graines (pensées, poèmes, tableaux, musiques, danses) nous ayant imprégnés, après tant d’autres, au point de rester bien vivantes dans notre mémoire. Je doute que les neurosciences ne puissent jamais rendre compte adéquatement de ces phénomènes qui, appartenant à la vie, sont infiniment complexes. Et quel intérêt une telle analyse aurait-elle puisque l’idée même d’une reproduction des dits phénomènes entre en contradiction avec leur nature qui est d’être uniques.

Puisque l’Intelligence est vivante, le choix des nourritures qui lui sont destinées est crucial, et ce davantage encore quand les aliments disponibles sont de plus en  plus nombreux  et variés comme c’est le cas aujourd’hui.. Choisir, mais selon quels critères ? Question qui donne le vertige, car d’une part le vent souffle en direction de l’avenir, et d’autre part, on est sans indulgence pour les fautes du passé et sans reconnaissance pour ses mérites. C’est pourquoi nous avons besoin de maîtres dont le premier souci aura été de transmettre un héritage, ce qui est souvent le signe auquel on reconnaît les plus authentiques créateurs. Transmettre un héritage en en retenant les meilleurs fruits, ce qui peut sembler cruel pour les nouveaux auteurs en mal de reconnaissance, mais est devenu nécessaire compte tenu du peu d’attention disponible et de la surabondance des fruits offerts sur les nouveaux étalages numériques. « Le théâtre immobile est le seul vraiment beau. Les tragédies de Shakespeare sont de second ordre, sauf Lear. Celles de Racine de troisième ordre, sauf Phèdre. Celles de Corneille de Nème ordre.» Ce jugement de Simone Weil peut sembler trop catégorique, mais il met ses jeunes lecteurs sur la bonne voie. Il est bon de déguster d’abord les plus grands vins car c’est à partir d’eux que s’établit la hiérarchie. Et dans l’ordre intellectuel, les grands vins ne coûtent pas plus cher que les vins médiocres.

Talismans intérieurs

« Il y a des êtres qui ont trop de mémoire pour avoir du génie.» (Nietzsche)

Gustave Thibon, le Nietzsche chrétien, prenait un tel plaisir à citer cette pensée qu’il semblait se l’appliquer à lui-même. Il avait une mémoire à la fois si vaste et si sélective que lorsqu’une idée s’ébauchait dans son esprit il se souvenait souvent d’un auteur, français, latin, provençal, italien, espagnol, allemand ou anglais qui l’avait formulée mieux qu’il ne s’apprêtait à le faire. Sa réflexion prenait alors la forme d’un commentaire de l’auteur retrouvé. «Tout a été dit. » C’était souvent sa réponse à ceux qui l’incitaient à publier un nouveau livre. Ne soyons pas dupe de cette ironique humilité. Thibon savait très bien que le don de reconnaître le génie des autres est aussi le meilleur moyen de libérer le sien dans ce qu'il a de plus pur.

Il connaissait je ne sais combien de vers dans chacune des langues qu'il maîtrisait. Dans plusieurs de ces langues, il était intarissable. À Florence, on peut lire des passages de la Divine Comédie aux endroits précis évoqués par le poète. Thibon aurait été le parfait guide touristique dans cette ville, car il pouvait réciter la suite des vers affichés. L'un des principaux biographes de Victor Hugo, Alain Decaux, a dit de lui qu'il était celui qui connaissait le mieux l'oeuvre de Hugo. Quiconque a tenté de prendre la mémoire de Thibon en défaut à ce sujet donnera raison sans hésiter à Alain Decaux. S'il y a un paradis pour les poètes, il consistera pour l'auteur de La légende des siècles,à demander à Gustave Thibon, qui fut le voisin et l'ami de son arrière petit-fils, le peintre Jean Hugo, de lui réciter son oeuvre poétique.

Vous rêviez d'une anthologie philosophique et poétique des deux derniers millénaires, voire des trois derniers ? Elle existe grâce à la mémoire d'un homme. L'oeuvre de Gustave Thibon est une merveilleuse et inimitable anthologie de ce qui a pu être dit en Occident sur les choses qui importent le plus aux mortels assoiffés d'éternité: l'amour, la souffrance, la mort, Dieu, la beauté, la sagesse, la cité, le sens de la vie, le progrès. Et Thibon n'est pas un collectionneur de citations, c'est un semeur de formules inspirées. Sa Somme n'est pas une addition mais un microcosme où les pensées du maître occupent leur juste place à côté de celles de ses nombreux maîtres, elles-mêmes subtilement hiérarchisées.

«Mythe du confort et de l'assurance. Une destinée sans menaces et sans promesses, un avenir prévu, garanti, quadrillé, châtré de tout risque et de toute chance. Plus d'abîme sous les pieds, plus de ciel sur notre tête. Et l'ennui du calme plat sous un ciel voilé :

Soledad

De barco sin naufragio y sin estrella ”» (Machado).

Sur Thibon :http://agora.qc.ca/documents/gustave_thibon

***

«La beauté séduit la chair pour obtenir la permission de passer jusqu’à l’âme.» ( Simone Weil.»

La poésie est le mode d’expression qui convient le mieux à la connaissance des choses essentielles: l’amour, la mort, Dieu, la joie, le malheur. Chez les Grecs et les Romains de l’antiquité, savoir et sentir étaient indissociables. Solon a eu recours à la poésie pour écrire la constitution athénienne. Lucrèce savant et Lucrèce poète sont un même être. Mais depuis que l’homme a pris ses distances par rapport à la nature, pour la connaître objectivement et la transformer, le sentir a été séparé du savoir et rejeté dans une sphère d’où la vérité est exclue. La pensée a perdu le poids et la couleur des sentiments, les sentiments ont perdu la légèreté et la lumière de la pensée. La grande tradition subsiste cependant et, même au vingtième siècle, les meilleurs poètes, Tagore, Rilke, Lorca, Valéry, Aragon, Marie Noël ont su lier le savoir et le sentir. Simone Weil a pu écrire: «La beauté séduit la chair pour obtenir la permission de passer jusqu’à l’âme.» Le mot beauté ici enferme le mot vérité »

 La poésie conduit le savoir suprême jusqu’à l’âme. Le destin des sentiments est de participer à la lumière et celui des idées de prendre les couleurs de la vie pour nous toucher.

.

***

« Rien dans l’intelligence qui n’ait d’abord passé par les sens.(Aristote et saint Thomas.)

À quoi il faut ajouter : ni sans laisser leur marque dans le corps, de la peau au cerveau, ce que semble confirmer les neurosciences. D’où cette question cruciale : pour atteindre un but, par exemple une plus grande acuité de l’intelligence, voire l’euphorie ou l’extase, faut-il agir directement sur la zone sensible du corps ou miser sur les voies traditionnelles de la culture : attention, méditation, contemplation…C’est la ligne de partage entre le mécanique et le vivant, le posthumain et l’humain, la vitesse 5G ou la patience.

«Patient, patience,
Patience dans l’azur!
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr!» (Valéry)

«La patience obtient tout.» Thérèse d’Avila

***

L’été blond des mauves

Je vis depuis cinquante ans dans ce paysage mi-cultivé, mi-sauvage et, en cet été 2021, je vois pour la première fois les mauves dans toute leur gloire. Mauves roses, mauves blanches. Voilà l’effet. Où sont les causes? Perdues dans la complexité des systèmes vivants. Y a-t-il un lien entre cette gloire des mauves, la canicule de mai et la stérilité de nos pommiers en cette année 2021 ? Faut-il expliquer ce miracle avec l’espoir de le reproduire à volonté et risquer ainsi de le voir sans le voir en en faisant un procédé industriel. Laissons au poète le temps de le célébrer :

Aujourd’hui même, à l’heure où l’été blond s’épand,
Sur les gazons lustrés et les collines fauves,
Chaque pétale est comme une paupière mauve
Que la clarté pénètre et réchauffe en tremblant.
Les moins fiers de pistils, les plus humbles des feuilles
Sont d’un dessin si pur, si ferme et si nerveux
Qu’en eux
Tout précipite et tout accueille
L’hommage clair et amoureux des yeux.

Émile Verhaeren

***

«La culture c’est ce qui permet à nos jugements de rejoindre nos intuitions.» (F.Chauvin)


L’intuition : je suis ému par une fleur de pommier avalée par un jaseur des cèdres.

La culture, vue sous cet angle, c’est l’ensemble des talismans intérieurs : mots, images, sons, odeurs, saveurs.. En l’occurrence, ces deux vers:

«Fleurs qui tombent sitôt qu’un vrai soleil les touche» (Agrippa d’Aubigné)
«Aimer ce que jamais on ne verra deux fois.» (Vigny)

Le jugement : la fragilité d’une chose, comme son caractère unique et éphémère, ajoutent à sa beauté.

***

La jeune esclave de Martial

Ô terre, ne sois pas lourde sur elle, qui fut si légère sur toi !

nec illi,
Terra, gravis fueris: non fuit illa tibi.


Littéralement

Terre, ne sois pas lourde pour elle: elle ne l'a pas été pour toi.

La traduction qui s’est gravée d’elle-même dans ma mémoire est beaucoup plus belle. Je ne trouverai jamais les mots pour dire ce qu’elle me révèle. Gravis, gravité, lourdeur de la terre, tandis que la jeune esclave me semble semble légère, innocente, abandonnée, prête à traverser la terre, pour remonter à sa source, comme cette fleur blanche appelée immortelle. si jeune et si gracieuse. En une phrase, le poète rachète cette injustice par un vœu qu’un Dieu pourrait exaucer.

***

La fille de Victor Hugo

Bien d’autres poètes, dont Victor Hugo, ont ressenti la même injustice, rachetée par la même espérance. Voici quatre des nombreux vers que lui a inspirés la mort précoce de sa fille Claire, symbole à ses yeux de toutes les fleurs qui tombent avant d’être devenues fruits.

Ils ont ce grand dégoût mystérieux de l’âme
pour notre chair coupable et pour notre destin.
Ils ont êtres pensifs qu’un autre azur réclame
Je ne sais quelle soif de mourir le matin.

***

La jeune fiancée de Chénier

Ici deux vers évoquent par leur seule beauté musicale le destin tragique d’une adolescente :

[…]
Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine !
Un vaisseau la portait aux bords de Camarine :
[…]
Hélas ! chez ton amant tu n'es point ramenée,
Tu n'as point revêtu ta robe d'hyménée,
L'or autour de tes bras n'a point serré de noeuds,
Et le bandeau d'hymen n'orna point tes cheveux.

 

 

***

Les mains de Dieu

Dans un moment de grande douleur, récemment à l’hôpital, ces paroles du Christ sont remontées à ma conscience : in manus tuas domine commendo spiritum meum. Je les ai récitées comme un mantra. Un ami, habitué des hôpitaux, devait ensuite attirer mon attention sur le fait que le toucher a été banni des soins. Et voici que la prière des prières tombée jadis en moi, m’en a fait retrouver la chaleur et la douceur divines. »

***

Chateaubriand et les médias sociaux

Une multitude psychologues et de sociologues mènent des recherches sur la fascination des jeunes pour les médias sociaux. J’en ai lu quelques-unes mais je reviens sans cesse à ce paragraphe de Chateaubriand sur le vague des passions 

« Il reste à parler d'un état de l'âme qui, ce nous semble, n'a pas encore été bien observé : c'est celui qui précède le développement des passions, lorsque nos facultés, jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente ; car il arrive alors une chose fort triste : le grand nombre d'exemples qu'on a sous les yeux, la multitude de livres qui traitent de l'homme et de ses sentiments rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l'on n'a plus d'illusions. L'imagination est riche, abondante et merveilleuse ; l'existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite avec un cœur plein un monde vide et sans avoir usé de rien on est désabusé de tout. L'amertume que cet état de l'âme répand sur la vie est incroyable ; le cœur se retourne et se replie en cent manières pour employer des forces qu'il sent lui être inutiles. »

(Génie du christianisme)

***

Un anticorps psychologique de Musset

« Et je pris devant moi pour une nuit profonde
Mon ombre qui passait pleine de vanité »

(Musset)

Densité de la poésie. Voilà un traité de psychologie en deux vers, qui m’ont guéri, adolescent, d’une tristesse consistant à désespérer de ne pouvoir jamais correspondre à une image idéale de moi-même que j’avais projetée arbitrairement devant moi.

La joie c’est l’image du monde nettoyée de nos projections, un rapport avec le réel tel que notre moi ne s’interpose plus entre lui et nous. C’est notre ombre sur les choses qui fait notre tristesse. Ne regardons jamais les fleurs quand nous avons le soleil derrière nous. Notre ombre leur fait perdre leur éclat, mais n’attendons pas que le soleil soit devant nous c’est notre éblouissement alors qui se projettera sur les fleurs. Pour bien voir le monde, nettoyé de notre image, il nous faut attendre que le soleil soit au-dessus de nous.

***

Vertu du vide

« Ces jours qui te semblent vid
Et perdus pour l’univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts.
(Valéry)

On m’a offert un jour un billet de loterie, bon pour un tirage un mois plus tard. J’avoue que chaque jour de ce mois, j’ai pensé à ce tirage, même si je savais que j’avais 2000 fois plus de chances de mourir dans l’année que de gagner le gros lot. Scandale! Un être pensant dont la pensée est ainsi détournée de ses proches et des choses essentielles par une chose aussi vaine! Le pire dans tout cela c’est que je ne pouvais rien contre ce rêve que je considérais pourtant comme une profanation de moi-même. Le mal était dans ma poche. Début d’une réflexion sans fin sur ce qui remplit la pensée dans une société de rêve et de consommation. Nécessité d’un jeûne universel. Envie irrésistible de secouer dans un maelstrom la nappe où tous ces biens de remplissage nous sont offerts. Écrire sur la porte de mes sens : rien n’entre ici sans mon consentement réfléchi. Nous sommes violés en permanence et heureux de l’être.


_________________________

À suivre…

Extrait

C’est pourquoi nous avons besoin de maîtres dont le premier souci aura été de transmettre un héritage, ce qui est souvent le signe auquel on reconnaît les plus authentiques créateurs.^^^^

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