Avec une majuscule et au pluriel, le terme « Casoars » est la désignation adoptée en 1916 par un groupe de jeunes gens, presque tous étudiants à l’Université Laval de Montréal. Depuis 1913, ils se réunissent d’abord à l’Outremontmartre, rue Champagneur, puis, simultanément, dans un grenier de la rue Notre-Dame Est, au numéro 22, qu’ils ont baptisé L’Arche, et au Bocal de la rue Berri, un peu au sud de la rue Sainte-Catherine[1]*. Il s’agit de Philippe La Ferrière, Victor Barbeau, Ubald Paquin, Roger Maillet et des frères Jean et Édouard Chauvin. Sous l’impulsion d’un éminent aîné, Marcel Dugas, ils vont entrer par la petite porte de l’histoire littéraire en fondant la Tribu des Casoars[2] ou plutôt ce qui, dans un premier temps, portait le nom moins rébarbatif de « société des Casoars ». Dans le journal La Bataille, dirigé par Ubald Paquin, nous lisons, en date du jeudi 2 novembre 1916, un communiqué dont voici les premières lignes :
Une nouvelle société littéraire pour faire concurrence à la Société des gens de lettres de Montréal et remplacer l’ancienne École littéraire vient de se fonder à Montréal sous le nom de la société des « Casoars »[3].
La Société des Gens de Lettres, « spécialement fondée pour l’encouragement de la langue française »[4], est issue de l’École littéraire de Montréal fondée en 1895. Cette dernière, après avoir connu ses heures de gloire avec plusieurs séances publiques — échelonnées du 29 décembre 1898 au 26 mai 1899, qui allaient aboutir en 1900 à la publication de l’ouvrage collectif Les Soirées du Château de Ramezay — finira par suspendre ses activités en juin 1913[5]. Georges-Alphonse Dumont, un des membres fondateurs de ladite École, est devenu le président de la nouvelle Société des Gens de Lettres de Montréal, qui accueille des femmes autant que des hommes et affiche un caractère bourgeois et même mondain.
Accoutrée d’un nom étrange dont personne ne connaît la signification et qui précipite le lecteur curieux vers le dictionnaire, la société littéraire des Casoars se donne des airs énigmatiques et se présente comme un groupe de dissidents, décidé à concurrencer la prétentieuse Société des Gens de Lettres et à remplacer l’École littéraire. Dans le contexte de nationalisation de la littérature et des arts, laquelle va bon train au Canada[-F]rançais, rien que ce nom de Casoars, accolé à un groupe de littérateurs, est, avec sa résonance outrageusement exotique, une provocation. Ayant importé de la très lointaine Nouvelle-Guinée le symbole qui la désigne, la société des Casoars se démarque des regroupements d’écrivains qui adoptent d’ordinaire des appellations plus conventionnelles. Bientôt, elle fera un pas de plus dans cette rupture avec les traditions littéraires en troquant son nom trop civilisé de société pour celui plus primitif de tribu, mieux en accord avec cet oiseau sauvage dont elle se réclame. Oiseau qui ne fait rien de ce que l’on attend d’habitude d’un oiseau, le casoar apparaît à ces jeunes partisans de la table rase comme « le symbole du Rêve et de la Fantaisie[6] ! »
Mais comment se définissent ces originaux oiseaux qui prétendent relever le défit du renouveau littéraire ? Ont-ils un programme ? Le communiqué de La Bataille poursuit en ces termes :
Les principes littéraires que met en honneur la jeune école sont en poésie : le lyrisme verlainien dont M. Marcel Henry s’est constitué le grand prêtre au pays, et en prose le Forméo symbolisme. On assure que des littérateurs bien connus du public montréalais, entre autres celui qui se dérobe sous le pseudonyme « Halluciné » ainsi que Roger Bontemps et Claude Parasol, énonceront les principes de l’école qu’ils veulent former[7].
Un programme symboliste verlainien et des pseudonymes à devinettes : voilà qui est peu orthodoxe et ajoute encore au mystère dont cette Société peu conventionnelle semble vouloir s’envelopper. Ces pseudonymes littéraires hors norme annoncent les surnoms symboliques qu’adopteront bientôt les membres de la Tribu où chacun laissait tomber son nom propre au profit d’une définition imagée de sa personnalité[8]. Marcel Henry est cependant un nom connu dans les milieux littéraires de Montréal : c’est le pseudonyme sous lequel Marcel Dugas a publié son premier livre : Le Théâtre à Montréal. Propos d’un huron canadien, à Paris en 1911, ainsi qu’une série d’articles dans L’Action de Jules Fournier. Arrivé dans la capitale française en 1910 pour y poursuivre ses études en lettres, il avait dû rentrer au pays en septembre 1914, à la suite de la déclaration de guerre. Le 15 février 1915, il avait donné au Ritz-Carlton une conférence sur « Verlaine et le symbolisme » qu’il publia en décembre sous le titre Feux de Bengale à Verlaine glorieux. En juin 1916, il faisait paraître un recueil de poèmes en prose, Psyché au cinéma, qui allait asseoir définitivement son autorité dans les milieux littéraires montréalais. En novembre de cette même année, Dugas semble être le mentor tout indiqué pour donner à la nouvelle société des Casoars l’orientation littéraire avant-gardiste qu’elle réclame[9]. Il en est alors l’aîné, puisqu’il a 33 ans et que l’âge moyen des autres membres de la Société se situe entre vingt et vingt-quatre ans.
Les autres « littérateurs bien connus du public montréalais », mentionnés par le communiqué de La Bataille et regroupés autour de Marcel Dugas, sont tous de réguliers collaborateurs du journal L’Escholier, « gazette du Quartier latin » et organe des étudiants de l’Université Laval [à] Montréal : Halluciné est le pseudonyme d’Édouard Chauvin, 22 ans, auteur de poésies estudiantines, Roger Bontemps désigne son frère Jean, 21 ans, rédacteur en chef de L’Escholier et collaborateur au Nationaliste et au Devoir. Claude Parasol est Roger Maillet, 20 ans, qui signe aussi ses poésies du nom de Baptiste Parasol. Avec d’autres amis et collaborateurs de L’Escholier, tels Victor Barbeau, Albéric Marin, Honoré Parent, Philippe Panneton, Paul Ranger, Ubald Paquin, Philippe La Ferrière et Isaïe Nantais, ainsi que le pianiste Léo-Pol Morin, tous se réunissent soit à L’Arche, leur quartier général, soit — mais moins souvent — au Bocal, pour discuter littérature, peinture et musique, et préparer le lancement de la « jeune école » qu’ils représentent .
C’est ainsi que l’existence et les réalisations de L’Arche et de la Tribu des Casoars seront portées à la connaissance du public montréalais le 27 avril 1917, lors d’une grande conférence donnée par Ubald Paquin à la salle Saint-Sulpice : « Ce qu’est notre quartier latin et ce que sont ses poètes »[10]. Peu après, les 31 mai et 14 juin, auront lieu les 6e et 7e « galas artistiques » de L’Arche, comprenant conférence, récitals de poèmes et musique. Très courus, ils constituent l’apogée des activités de la Tribu des Casoars[11].
La Grande Guerre sévit en Europe depuis bientôt trois ans et plusieurs membres de la Tribu, sans attendre la loi de la conscription qui sera votée en juillet 1917, se sont enrôlés. À l’automne de cette année-là, huit des membres du groupe ont quitté les rangs de la Tribu. Les autres galas artistiques prévus pour la rentrée n’auront pas lieu.
La création d’une revue d’art, la première à voir le jour au Canada français, vient à la rescousse des survivants de la Tribu des Casoars et de L’Arche. La revue, qui s’appelle Le Nigog, a trois directeurs fondateurs : l’architecte Fernand Préfontaine, qui finance l’entreprise, l’homme de lettres Robert de Roquebrune et Léo-Pol Morin, qui ont tous deux fréquenté L’Arche. Tous trois se sont connus à Paris, chez Marcel Dugas, avant la guerre. Durant les douze mois de son existence, Le Nigog, qui ne déteste pas la provocation, relance le débat entre les régionalistes et les exotiques. Il désire mettre la culture canadienne-française à l’heure des dernières innovations parisiennes, ce qui heurte de front les tenants d’une culture à caractère national. Nombre de transfuges et amis de L’Arche apporteront leur collaboration à cette revue d’art[16] : outre Préfontaine, Morin, Roquebrune et Dugas, il y aura Édouard Chauvin, René Chopin, Albert Dreux, Louis Bourgoin, Pierre-J. Dupuy, Adrien Hébert, Léon Lorrain, Édouard Montpetit et Paul Morin. Victor Barbeau, tout comme Dugas et Roquebrune, comptera parmi les conférenciers des « jeudis du Nigog ».
La passionnante aventure de cette « revue d’action d’art » voit approcher sa fin, sitôt signé l’armistice du 11 novembre 1918, qui marque la fin de la guerre. Les directeurs de la revue envisagent dès lors le retour en France. Léo-Pol Morin est le premier à s’embarquer le 12 janvier 1919; Roquebrune le suit en février; Préfontaine part à l’automne, et Marcel Dugas les rejoint en mai 1920. Philippe Panneton, Casoar très proche de l’équipe du Nigog, part en août 1920. Enfin, au printemps de 1922, Victor Barbeau retrouve là-bas tous ses anciens amis.
Au cours de l’année 1919, ceux qui partent croisent ceux qui reviennent. Le départ des anciens de L’Arche et du Nigog coïncide avec le retour des anciens Casoars qui étaient partis se battre. Parmi eux : Roger Maillet, Jean Chauvin, Isaïe Nantais, Albéric Marin. Comment ceux-ci vont-ils réorganiser leur vie et qui retrouveront-ils de leurs camarades de jadis ? La Tribu des Casoars est disloquée. On se réunit encore, mais sans l’entrain ni l’union des cœurs des premiers temps. Trop de noms manquent à l’appel, mais de nouveaux visages sont venus s’ajouter qui créeront des amitiés durables.
Un ressourcement, un renouveau de leur passion pour la littérature, c’est ce que les anciens Casoars de L’Arche tenteront de le trouver au sein de l’École littéraire de Montréal qui sort de sa léthargie. Étonnante concession envers cette vieillotte institution qu’ils avaient jadis combattue. Après la fin de la guerre et la disparition du Nigog, l’École littéraire reprend du service dès janvier 1919. On se réorganise, on convoque les anciens membres, on les invite à en introduire de nouveaux. Les survivants de L’Arche, qui n’a plus de structure, se tournent vers cette routinière institution d’où toute fantaisie est bannie. L’École n’a plus ni manifeste ni programme de rénovation littéraire à son compte, mais elle a au moins un local où ses membres se réunissent, discutent, lisent leurs œuvres, échangent leurs impressions et forment des projets. Ubald Paquin est le premier de la Tribu des Casoars à entrer dans la vénérable institution, le 24 novembre 1920. Neuf mois plus tard, le 31 août 1921, Roger Maillet l’y rejoint, suivi de près par Victor Barbeau, le 26 septembre, et par Isaïe Nantais, le 24 octobre. Le 5 décembre suivant, Jean Nolin, auteur du recueil Les Cailloux, paru il y a deux ans, qu’Édouard Chauvin, Marcel Dugas et Ubald Paquin avaient salué, est admis dans le cénacle.
À l’automne 1924, un nouveau contingent se joint à l’École qui continue à reprendre du poil de la bête : le 7 novembre, Philippe Panneton est admis, et le 13 novembre c’est au tour de Louis Francœur et d’Édouard Chauvin, ainsi que de Roméo Boucher, un sympathisant qui retrouva l’équipe du Nigog à Paris, au début des années 1920. Donc, six des anciens membres de la Tribu des Casoars ainsi que trois sympathisants vont tenter d’apporter à la surannée institution un peu de sang neuf. Peine perdue. En dépit des efforts que déploient certains d’entre eux — Barbeau et Panneton surtout — le fonctionnement de cette routinière assemblée (que les rugissements d’un Claude-Henri Grignon viennent parfois secouer) ne répond que médiocrement à leurs attentes. Aussi, leur appartenance à l’École littéraire prend brusquement fin le 26 février 1925 lorsque, à la suite d’une vive discussion où les abstentionnistes chroniques de l’École sont traités de « poids morts », Louis Francœur, Philippe Panneton, Roméo Boucher, Victor Barbeau et Berthelot Brunet (de la vieille garde) démissionnent en bloc. Édouard Chauvin et Isaïe Nantais n’eurent pas à démissionner puisqu’ils ne s’étaient jamais représentés aux réunions de l’École depuis leur admission. Les absences répétées de Roger Maillet l’ont déjà exclu du Cénacle. Ubald Paquin se tient coi[13].
Après leur sortie fracassante de l’irrécupérable École littéraire de Montréal, les anciens de L’Arche et leurs adeptes cherchent à se redonner des assises, à reformer un groupe homogène, à s’associer en une fratrie dont l’esprit et le mode de fonctionnement leur conviennent. On exhume donc d’un passé très cher le nom de Casoar. À lui seul il rappelle le bon temps du grenier de la rue Notre-Dame et de la bohème estudiantine, alors que l’imagination était au pouvoir, que le monde était à refaire et que tous se voulaient poètes, artistes, journalistes. En dépit d’une production littéraire dispersée dans les périodiques qu’ils ont eu sous leur gouverne : Le Réveil, L’Escholier, La Bataille, à quoi s’ajoute une collaboration non négligeable au Nationaliste, au Devoir, au Nigog et à La Revue moderne[14], nombre d’entre eux ont laissé tomber la plume pour des préoccupations plus prosaïques comme celle de gagner sa vie… N’empêche que le goût de la littérature les tient tous et que l’esprit ludique qui les caractérise ne les a pas désertés. C’est pourquoi ils fondent, à l’automne 1925, le Casoar-Club.
Barbeau, Boucher, Panneton et Francœur, bientôt rejoints par Maillet et Édouard Chauvin, relancent les compagnons et anciens Casoars de L’Arche et, parmi leurs connaissances les plus récentes, enrôlent ceux qui leur paraissent dignes des agapes nouvelles autour desquelles ils projettent de se réunir. C’est ainsi que Jean Chauvin réintègre le groupe et qu’il amène avec lui ses deux amis peintres Edwin Holgate et Robert Pilot, anglophones de naissance mais très intégrés au milieu intellectuel francophone de la métropole. L’amitié de Jean Chauvin pour l’éditeur Louis Carrier n’est certes pas étrangère à la venue de celui-ci dans le Casoar-Club. Roméo Boucher, en tant que médecin, a pu proposer l’admission de son confrère Émile Legrand, ce qui, avec Philippe Panneton et Albéric Marin, chiffre à quatre le nombre de médecins au sein du nouveau groupe. Le journaliste Eustache Letellier de Saint-Just, ami des Casoars depuis son arrivée à Montréal à la fin de 1917, ne se fait pas prier pour se joindre à ce Club où il retrouve avec plaisir ses confrères Louis Francœur, Léopold Houlé, Édouard Chauvin, Jean Nolin et Adjutor Savard. Tous sont comme lui de La Patrie, tandis que Victor Barbeau est à La Presse. Honoré Parent et Paul Ranger, anciens Casoars, et Henri Rainville, leur compagnon d’université, forment la trilogie des avocats du Club. Deux astres solitaires complètent cette pléiade élitiste : le musicien Léo-Pol Morin et l’industriel Arthur Tétrault[15].
Le Casoar-Club compte donc vingt et un membres [...]. Chacun d’eux étant fort occupé à ses propres affaires, les réunions sont mensuelles. Elles ont lieu sous forme de dîner gastronomique, souvent à l’hôtel Queens, dans l’ouest de la ville. Mais les variantes sont les bienvenues au programme et sont même souhaitables car nos Casoars qui, par nature, ont horreur de la routine et du manque d’imagination, ont arrêté que tous les membres seraient tour à tour chargés d’organiser la prochaine réunion, d’en varier le lieu et le menu, et de ménager chaque fois une surprise à ses confrères. Les agapes peuvent donc se déplacer dans des lieux beaucoup moins huppés, comme dans le Vieux-Montréal qui alors portait bien son nom[16].
Le Casoar-Club aura vécu un peu plus de trois ans, si l’on part de la date de démission des membres de l’École littéraire jusqu’à l’achevé d’imprimé de la plaquette, [Les Casoars,**] le 20 octobre 1928, dix jours après Ateliers de Jean Chauvin. Comment a débuté l’aventure des Casoars, nous le savons suffisamment. Mais pourquoi cela a-t-il fini, la chose est moins claire. L’admission de femmes, au sein du groupe, aurait, paraît-il, créé suffisamment de dissidences pour mettre un point final aux réunions[17] . Mais il ne faut pas exclure que les activités professionnelles et familiales toujours plus accaparantes de plusieurs d’entre eux aient rendu difficile leur disponibilité pour les joyeuses soirées entre amis.