Enjeux
La toponymie, à notre époque, est devenue en plusieurs coins du monde un champ de bataille idéologique. Très souvent, cela se traduit par ce que nous qualifierons de volonté d'«épuration toponymique». Pour les «épurateurs toponymiques», il faut au premier chef nettoyer la toponymie, la décontaminer, et ce afin de supprimer du champ de la mémoire tout ce qui pourrait aller à l'encontre de la définition qu'ils donnent aujourd'hui du Bien. Ce qui apparaît troublant dans leur démarche, c'est leur désir, non pas d'enrichir la toponymie par de nouveaux noms qui reflèteraient davantage nos valeurs actuelles (ce qui est tout à fait légitime), mais bien celle d'effacer le passé en faisant disparaître ce qui dérange. Qu'on fasse une place plus grande à des personnages historiques méconnus, qui, par exemple, ont fait avancer la cause du progrès social et des droits de la personne, n'est certes pas un mal. Mais qu'on fasse disparaître les traces des personnages qui ont marqué l'histoire de nos sociétés et ont souvent été honorés en leur temps, sous prétexte qu'ils sont rétrogrades, réactionnaires ou dépassés, est une toute autre chose.
«Dans un (...) essai consacré à l'art du roman (
Les testaments trahis), Milan Kundera a donné un nom à cette force accusatrice et moralisatrice, dont Kafka fit la caricature dans
Le procès. C'est ce qu'il a appelé l'esprit de procès, soit cette manie vengeresse qui s'est emparée de plusieurs esprits, pour qui le passé doit rendre des comptes au présent, et chaque homme, même mort, prouver son innocence. Aux dires de Kundera, l'esprit de procès qui agite l'Europe depuis plus de soixante-dix ans ne prend pas, à proprement parler, la forme d'une procédure juridique. Il s'agit plutôt d'un procès moral, que l'auteur intente dans l'absolu. (...) Comme l'a souligné Kundera, "le procès est absolu en ceci encore qu'il ne reste pas dans les limites de l'accusé", la culpabilité de l'individu entraînant celle de la société qui l'a bercé. "L'esprit de procès ne reconnaît aucune prescriptibilité; le passé lointain est aussi vivant qu'un événement d'aujourd'hui; et même une fois mort, tu n'échapperas pas: il y a des mouchards au cimetière." Il ajoute: "Car on intente un procès non pas pour rendre justice mais pour anéantir l'accusé [...]. Même quand on intente un procès à des morts c'est afin de pouvoir les mettre une seconde fois à mort: en brûlant leurs livres; en écartant leurs noms des manuels scolaires; en démolissant leurs monuments; en débaptisant les rues qui ont porté leur nom."» (Marc Chevrier et Stéphane Stapinsky,
L'esprit de procès,
L'Agora)