Souffrance

Essentiel

La souffrance, de Camus à Simone Weil

par Jacques Dufresne

«Oui, il y a beaucoup d’hommes en France avec qui je sens une fraternité profonde. Je citerai simplement deux noms, car ils sont significatifs pour moi. L’un est une personne morte : je veux parler de Simone Weil. Et il arrive que l’on se sente aussi près d’un esprit disparu que d’un esprit vivant» [1]Albert Camus

L’autre personne était le poète René Char. On sait que Camus a publié plusieurs livres de Simone Weil chez Gallimard, dont L’enracinement.

Pandémie oblige ! Ce dossier était resté à l’état embryonnaire depuis le lancement de ce site en 1998. Ce n’est pas un hasard. Nous étions sans doute plus marqués que nous ne le pensions par l’esprit de notre temps, pour qui la souffrance est, comme la mort, un obstacle au bonheur, obstacle qu’il faut éliminer sans même chercher à lui donner un sens, comme tous les humains l’avaient fait avant nous. Avant nous, c’est-à-dire avant la longue période de prospérité, de progrès qui, dans la plus grande partie de l’Occident tout au moins, a commencé en 1945. Période aussi de paix, si on la compare à la première moitié du XXème siècle. Les années de la grande euphorie, diront peut-être les historiens.

Aplatir la courbe

Aplatir la courbe! C’est la métaphore qui hante tous les esprits et tous les imaginaires en ce printemps 2020. Il s’agit de la courbe de la pandémie certes, mais l’Image s’applique aussi à l’oscillation entre les hauts et les bas de la vie individuelle et collective

Sous le pont Mirabeau coule la Seine
            Et nos amours
       Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine.

(Guillaume Apollinaire )

Ce poète avait connu les tranchées. Sa propre vie a été marquée par l’amplitude de ses oscillations entre ses joies et ses peines. Il en a toujours été ainsi pour la plupart des grands créateurs et sans doute aussi pour la plupart des humains. Pendant les soixante-quinze ans de grande euphorie, l’encéphalogramme de la vie s’est aplati, comme Nietzsche l’avait pressenti : «’’ Nous avons inventé le bonheur ‘’, diront les Derniers Hommes en clignant de l'oeil. »

Hélas! On se prend toujours au désir

Qu’on a d’être heureux malgré la saison

(Verlaine)

Comment des êtres humains normaux pourraient-ils résister au désir de s’éterniser au sommet de la courbe de la joie, sans jamais descendre dans celle de la peine. Ce fut et c’est encore le projet de notre époque, avec à l’horizon le paradis sur terre et, en attendant la victoire sur la mort, une longévité croissante. Ce projet est incompatible avec la vie. Elle oscille, avec amplitude, de part et d’autre de la ligne horizontale. Le nouveau modèle a été emprunté au monde de la machine, laquelle ne connaît que des pics, suivis d’arrêts sur la ligne horizontale. Elle fonctionne ou elle est au repos. Elle ne meurt jamais.

Souffrance et vérité

Nous ressemblons à des faucons en dressage : nos yeux sont cillés; pour que nous puissions voir le jour, il faut, opération douloureuse, qu’ils se décillent. Cultiver la souffrance c’est courtiser la mort, mais la refuser c’est fuir la vérité. « La connaissance par la souffrance,» disaient les Grecs. On a presque honte de devoir rappeler une telle évidence : la vérité, sur soi-même en particulier, est douloureuse. Qui ne souffre pas d’être dépourvu de ce qu’il admire chez les autres : richesse, intelligence, beauté, vitalité; refuser cette souffrance, c’est refuser de se connaître soi-même, c’est en outre se réduire par ressentiment à dénigrer ce qui mérite l’admiration. Même la vérité sur la réalité extérieure est menacée par le refus de la souffrance. C’est pourquoi il y a tant d’adeptes du complot, du déni de la science, des fake news. Admettre que la terre est ronde est une opération douloureuse pour celui qui tire son identité affective de l’appartenance à une secte enseignant qu’elle est plate.

Cette vertu de la souffrance est si manifeste que les hommes se sont souvent infligés des supplices pour se rapprocher de la vérité, plutôt que de la laisser venir à eux se selon ses voies. Nous sombrons aujourd’hui dans l’excès contraire quand nous associons démesurément la connaissance au plaisir et au jeu.

La souffrance délivre, mais à condition que nous puissions lui donner un sens lié à la vérité qu’elle dévoile; sinon elle asservit.

Souffrance et beauté

Même lien mystérieux entre la souffrance et la beauté qu’entre la souffrance et la vérité. La souffrance crée un appel de beauté. Albert Camus et Simone Weil ont connu la souffrance et la beauté a répondu à leur appel dans le même lieu et presque au même moment :

«Simone Weil et Camus, écrit Guy Samana, se seraient rencontrés malgré tout. Peut-être en terre de beauté : l’Italie, plus spécialement Florence, Fiesole et leurs environs. Simone Weil fait part de son éblouissement à Jean Posternak :

‘’J’aurai rassemblé à Florence une certaine quantité de jouissances pures en peu de temps. Fiesole (d’où je suis descendue juste pour entendre Mozart…), San Miniato (où je suis retournée deux fois, la plus belle des églises florentines à mon gré), la Vieille sacristie de San Lorenzo, les Donatello, les bas-reliefs du Campanile, les fresques de Giotto à Santa Croce, le Concert de Giorgione, David, l’Aube et la Nuit…’’»

Comme en écho, Camus écrit :

«Les Giotto de Santa Croce. Le sourire intérieur de saint François, amant de la nature et de la vie. Il justifie ceux qui ont le goût du bonheur… Des millions d’yeux ont contemplé ce paysage, et pour moi il est comme le premier sourire du monde.»

«Mai 1937-septembre 1937, les dates ne sont pas indifférentes : sans pouvoir échanger, sans se connaître, ils éprouvent la même année une même émotion, indissolublement esthétique et religieuse : fusion des âmes ? Mieux : au Concert de Giorgione ferait plus directement écho chez Camus Giorgione, peintre des musiciens :

‘’Ses sujets et sa peinture fluide, sans contours, qui se prolonge, qui féminise tout, surtout les hommes. La volupté n’est jamais sèche.’’

Mozart les réunit. La dernière chronique de L’Express est dédiée par Camus à ce génie :

Écoutez les mesures triomphantes qui accompagnent les entrées de Don Juan. Il y a dans le génie cette indépendance irréductible, qui est contagieuse.

Deux êtres en consonance, vibrant à l’unisson.»[2]


Science et prière

La science, qui a rendu possible le projet illusoire de la joie sans la peine, a aussi contribué à purifier nos joies et nos peines. Elle nous interdit d’associer nos sommets et nos abîmes aux humeurs d’un Dieu tantôt bienfaiteur, tantôt vengeur. Le déterminisme auquel elle nous a habitué est analogue à la nécessité des Grecs.

S’il convient encore de prier Dieu ce ne doit pas être pour lui demander une faveur spéciale, ce qu’il ne saurait nous accorder sans fausser le jeu de sa propre création, mais avec l’espoir que sa lumière dissipe nos nuages intérieurs, en traversant la matière dont nous sommes faits ou en descendant vers nous depuis le soleil invisible. Une telle prière est infiniment proche du désir de repousser la limite de l’absurde par des actes bons dont on n’ose pas croire qu’ils procèdent d’une âme créée à l’image d’un Dieu qu’elle espère retrouver.

C’est ce qui permet de comprendre pourquoi Albert Camus, le philosophe de la lucidité et de l’absurde a pu aimer Simone Weil au point de publier plusieurs de ses œuvres et d’écrire à propos de l’Enracinement : « Il me paraît impossible d'imaginer pour l'Europe une reconnaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies.» On peut présumer que Camus avait lu le premier livre de Simone Weil, La pesanteur et la grâce. On y trouve cet éloge du christianisme compatible dans son esprit avec les grandes sources grecques ou orientales :

«Pureté plus grande de la douleur physique (Thibon). De là, dignité plus grande du peuple. Ne pas chercher à ne pas souffrir ni à moins souffrir, mais à ne pas être altéré par la souffrance.

L'extrême grandeur du christianisme vient de ce qu'il ne cherche pas un remède surnaturel contre la souffrance, mais un usage surnaturel de la souffrance.

Il faut s'efforcer autant qu'on peut d'éviter le malheur, afin que le malheur qu'on rencontre soit parfaitement pur et parfaitement amer. »[3]

Par usage surnaturel, il ne faut pas entendre ici une faveur spéciale de Dieu, mais le désir que sa lumière, sa vie rayonne à travers nous, en orientant au passage vers l’amour nos tendances naturelles vers nos intérêts personnels :

«Mécanique humaine. Quiconque souffre cherche à communiquer sa souffrance - soit en maltraitant, soit en provoquant la pitié - afin de la diminuer, et il la diminue vraiment ainsi. Celui qui est tout en bas, que personne ne plaint, qui n'a le pouvoir de maltraiter personne (s'il n'a pas d'enfant ou d'être qui l'aime), sa souffrance reste en lui et l'empoisonne.

Cela est impérieux comme la pesanteur. Comment s'en délivre-t-on ? Comment se délivre-t-on de ce qui est comme la pesanteur ?

Tendance à répandre le mal hors de soi : je l'ai encore ! Les êtres et les choses ne me sont pas assez sacrés. Puissé-je ne rien souiller, quand je serais entièrement transformée en boue. Ne rien souiller même dans ma pensée. Même dans les pires moments, je ne détruirais pas une statue grecque ou une fresque de Giotto, Pourquoi donc autre chose ? Pourquoi par exemple un instant de la vie d'un être humain qui pourrait être un instant heureux.»

On retrouve l’équivalent de cette dernière phrase dans bien des œuvres de Camus, dans ce passage de La peste par exemple : «Et Rieux, au moment de tourner dans la rue de Grand et de Cottard, pensait qu'il était juste que, de temps en temps au moins, la joie vînt récompenser ceux qui se suffisent de l'homme et de son pauvre et terrible Amour.» Et voici une pensée qui m’a toujours semblé être la main que Camus tendait à Simone Weil : «Je m’efforce de ne pas mépriser ce à quoi je n’ai pas accès.» Et Simone Weil pensait sans doute à des hommes comme lui quand elle écrivait : « Entre deux hommes qui n'ont pas l'expérience de Dieu, celui qui le nie en est peut-être le plus près. »[4]

Gustave Thibon

Me viennent à l’esprit ces pensées de Gustave Thibon, cet ami de Simone Weil à qui nous devons la publication de son premier livre, La pesanteur et la grâce.

«Pour que la souffrance puisse produire un arc‑en‑ciel, il faut qu'il reste en nous un rayon de lumière, une étincelle di­vine. Et j'appréhende l'heure funèbre où j'aurais perdu jus­qu'à cette goutte de lumière qui fait chanter les nuages. »[5]

 «L'amour divin est aux autres amours qui procèdent de lui ce qu'est la lumière blanche aux couleurs. Chaque couleur est une fraction   je dirai presque une fracture de l'invisible lumière, et en même temps une crispation, une souffrance, car elle voudrait représenter à elle seule l'unité brisée : qu'on songe, par exemple, aux idolâtries mutilantes qui naissent de l'amour sexuel et maternel ou des passions politiques. Prodigieuse intuition de Goethe : “ Les couleurs sont les souffrances de la lumière. ”»[6]

«Si tu es capable de souffrir sans révolte alors, je t’en prie, jouis sans remord »



[1] Guy Samama. Albert Camus et Simone Weil : le sentiment du tragique, le goût de la beauté, revue Esprit, Août/Septembre 2012

https://esprit.presse.fr/article/guy-samama/albert-camus-et-simone-weil-le-sentiment-du-tragique-le-gout-de-la-beaute-37133#no2

[2] Guy Samana, op.cit.,

[3] Simone Weil, La pesanteur et grâce, édition numérique, Classiques des sciences sociales, p.84

http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/weil_simone.html

[4] Simone Weil, op.cit p.116

[5] Gustave Thibon, L’ignorance étoilée, Éd. Boréal Express, Montréal, 1984.

[6][6] Ibid.,

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