Politesse

Kant mourant recevait la visite de son médecin; comme il faisait l'effort de se lever pour le saluer et que ce dernier tentait de l'en dissuader, le philosophe lui dit ces paroles qui ont inspiré l'article suivant: «Le sens de l'humanité ne m'a pas encore abandonné. »

«Personne ne choisit son pays ni son père: tout le monde peut acquérir des qualités et des moeurs.»
Érasme

«La plupart des jeunes gens croient être naturels, lorsqu'ils ne sont que mal polis et grossiers.»

La Rochefoucauld


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Des philosophes, des scientifiques se sont intéressés à toutes les formes de manifestations humaines, y compris celle que Kant appelle «le sens de l'humanité,» qui est certainement la définition la plus profonde de la politesse. Nous la dissocions d'office de l'étiquette prévalant dans les milieux diplomatiques «dont le dialogue est écrit d'avance», pour reprendre le mot de Chamfort, et qui est à la vivante courtoisie comme une plante fossilisée par rapport à une fougère.

La politesse est la soeur jumelle de la civilité, leurs racines grecque et latine désignant la cité, le lieu par excellence de la vie en société rendue possible par les convenances et les bonnes manières qui se sont développées au cours des siècles. (H.L.)

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Essentiel

Ce n'est donc ni en imitant le hurlement des loups, ni en tapant sur des casseroles, ni même en poussant le cri primal que nous manifestons le mieux notre humanité. Pour Buytendijk, comme on le voit dans son admirable livre de psychologie comparée L'homme et l'animal, l'homme n'est pas un animal dans lequel serait tout à coup apparue l'intelligence. «Nous avons, écrit-il, écarté la conception de l'homme, animal maîtrisé par l'esprit, l'âme, et cherché a accréditer la thèse selon laquelle tout comportement humain toute perception et tout mouvement, possèdent des caractéristiques proprement humaines.» Et il poursuit: «Toute vie de groupe chez l'homme est, en un certain sens, sociale, c'est-à dire qu'elle se place dans un système normatif [...] Le dynamisme des sociétés humaines (et donc les impulsions) est un dynamisme spirituel. C'est pour cela que les impulsions primaires et vitales ont plus d'une signification. Il existe une nature humaine corporelle qui possède une signification dans chaque communauté et dans chaque société. Mais l'angoisse de l'homme, la faim de l'homme, son instinct sexuel, son instinct combatif... tout ce qui est la «nature» dans l'homme porte aussi en soi une promesse de civilisation». Mais comme beaucoup de manifestations humaines, la politesse peut être mécanisée. «Quand l'esprit ne détermine pas le corps, le corps détermine l'esprit», disait un philosophe français contemporain Bernard Charbonneau. L'envers du défoulement c'est le systeme rigide de codes à quoi peut être réduite la civilité. Alors l'esprit ne détermine plus le corps; il rend les rapports avec autrui mécaniques. Nous avons tous fait l'expérience de milieux sociaux ou se pratique cette forme de politesse. Mais pour notre bonheur il existe aussi des gens, et cela n'a rien a voir avec la classe sociale à laquelle ils appartiennent, qui transgressent le règles de politesse par un mouvement du cœur qui va bien au-delà : qui est un geste d'amour ou d'amitié frais comme une brise d'été. (H.L.)

Enjeux

Les bonnes manières sont nécessaires, notre révolte à leur égard est une façon négative d'en reconnaître l'importance. C'est Alain qui dans ses Propos sur le bonheur a sans doute le plus réfléchi sur la nécessité des mœurs amènes. «Les coutumes de politesse, écrit-il, sont bien puissantes sur nos pensées; et ce n'est pas un petit secours contre l'humeur et même contre le mal d'estomac si l'on mime la douceur, la bienveillance et la joie; ces mouvements, qui sont courbettes et sourires, ont cela de bon qu'ils rendent impossibles les mouvements opposés, de fureur, de défiance, de tristesse.»

Mimer la bienveillance! Faut-il donc être hypocrite pour être bon? Renversons plutôt la question: ne faut-il pas avoir en soi un noyau de bonté pour pouvoir la mimer? Voilà une attitude, et une philosophie, allant à l'encontre du puissant préjugé actuel en faveur de l'expression de soi, fut-elle au détriment des autres! Nous avons tous assez entendu (ou vécu!) des affrontements entre des membres d'une même famille pour qu'il ne soit pas nécessaire d'insister sur cette invasive affirmation de ses humeurs. Les séries télévisées en sont farcies : le médium ne se contente pas de renvoyer un message de «fureur, de défiance, de tristesse» à la société; il l'accrédite, et en l'accréditant dévalue le modèle inverse de bienveillance, l'un des fondements de la politesse.

Les recherches des éthologistes ont mis en évidence le fait que les codes qui ont peu à peu au fil des ans régi les rapports entre les humains, et qu'on à tendance à l'heure actuelle à considérer comme des formalités répressives inutiles ou néfastes, ont des fondements biologiques. Les animaux ont des inhibitions qui relèvent de leurs instincts. Les instincts sociaux, que Lorenz range parmi les instincts secondaires, sont des comportements tout aussi innés que les instincts primaires tels que ceux de la nutrition ou de la reproduction. La nature s'impose à elle-même des limites. « Il n'y a, écrit Lorenz, aucune différence de principe entre les multiples formes d'appareils émetteurs de stimuli qui provoquent une réponse active chez tout animal supérieur et ceux qui font entrer en jeu les inhibitions sociales» (Konrad Lorenz, L'Agression). Dans de nombreuses espèces, l'attitude qui provoque l'inhibition chez le congénère agressif consiste à déposer les armes et à se présenter sous son jour le plus faible. La chose est particulièrement manifeste chez le chien sauvage qui freine l'attaque de son adversaire en lui tendant la partie la plus vulnérable de son cou. Dans d'autres espèces, l'attaque, surtout celle d'un représentant de l'autre sexe, est freinée non par un simple geste de soumission, mais par un ensemble complexe de gestes rituels appelés cérémonial d'apaisement.

L'analogie entre d'une part l'attitude de soumission et le cérémonial d'apaisement, et d'autre part les gestes et rites de la politesse est frappante. Lorenz ne manque pas de la souligner. Enlever son chapeau en entrant dans une maison, tendre la main, sourire, n'est-ce pas là se désarmer soi-même et désarmer en l'autre l'ennemi possible?
La connaissance du comportement animal nous révélerait-elle sur notre nature propre des vérités autres que la langue de bois du défoulement? «L'homme est par nature un être de culture». Ce mot de Gehlen est fréquemment cité par Lorenz. La culture aurait donc pour fonction de remplir le vide créé par la réduction des instincts, la meilleure culture humaine étant celle qui prend le relais de instincts le plus adéquatement.

Vues dans cette perspective, les règles élémentaires de politesse sont un bel exemple de relais bien pris. Déjà, Alain, avant les découvertes de Lorenz, avait vu la nécessité d'inhiber l'expression des mouvements affectif négatifs: «Ce qui n'est que mouvement d'humeur n'est même pas senti, des qu'on peut le montrer; c'est pourquoi, autant que l'on aime, la politesse est plus vraie que l'humeur [...] Tout naïvement chacun dit d'un être grognon ou hargneux qu'il connaît bien: 'C'est son caractère'. Mais je ne crois pas trop aux caractères. Car, selon l'expérience, ce qui est régulièrement comprimé perd de son importance au point d'être négligeable. [...] Une femme qui a du monde et qui interrompt sa colère pour recevoir une visite imprévue, cela ne me fait point dire: «Quelle hypocrisie!» mais: «Quel remède parfait contre la colère!»

Les gestes rituels des animaux deviennent chez les humains les codes de politesse. À la Renaissance, Érasme s'est amusé à rédiger un manuel de politesse: La civilité puérile, à l'usage des écoliers. Ce livre a eu une telle importance que les règles qui y sont présentées, d'ailleurs avec humour et légèreté, sont encore celles qui, à quelques nuances près, président de nos jours à la vie en société, ou devraient présider... La civilité puérile a été copiée par de nombreux auteurs et enseigné à travers les âges jusqu'à tout récemment.

«La gaieté, suggère Erasme, est de mise à table, mais non l'effronterie. Ne t'assoies pas sans t'être lavé les mains; nettoie avec soin tes ongles [...] Aie soin de lâcher auparavant ton urine, à l'écart, et, si besoin est, de te soulager le ventre. Si par hasard tu te trouves trop serré, il est à propos de relâcher ta ceinture, ce qui serait peu convenable une fois assis.»

Quoi! Ne pas obéir à ses besoins naturels quand et où l'on veut! Il n'y a qu'à observer le malaise subtil des convives lorsque quelqu'un quitte la table précipitamment, pour adhérer, ne serait-ce que par souci d'esthétisme et de sociabilité, à ces conseils en apparence triviaux d'Érasme! «En essuyant tes mains, poursuit-il, chasse aussi de ton esprit toute idée chagrine; dans un repas, il ne faut ni paraître triste ni attrister personne». Qu'ajouter à cela, sinon que les humeurs d'une personne peuvent en effet avoir le pouvoir de rendre indigeste le meilleur des repas!

Nous connaissons tous des gens qui endossent les codes de bienséance comme un vêtement qu'ils quittent des qu'ils sont dans leur environnement affectif. Alain a décrit ce comportement: «Comme on vit mal avec ceux que l'on connaît trop. On gémit sur soi-même sans retenue, et l'on grossit par là de petites misères; eux de même. On se plaint aisément de leurs actes, de leurs paroles, de leurs sentiments; on laisse éclater les passions; on se permet des colères pour de faibles motifs; on est trop sur de l'attention, de l'affection et du pardon; on s'est trop bien fait connaître pour se montrer en beau. Cette franchise de tous les moments n'est pas véridique; elle grossit tout; de là une aigreur de ton et une vivacité de gestes qui étonnent dans les familles les plus unies. La politesse et les cérémonies sont plus utiles qu'on ne croit.»

Une franchise non véridique! Une définition qu'on pourrait appliquer au défoulement! Il y a une telle valeur attachée à l'affirmation de soi, le plus souvent confondue avec l'expression des instincts primaires, qu'on a tendance à réagir à l'égard des autres comme à des empêcheurs d'user de ses droits! Tenir la porte à une personne âgée? J'ai autant droit au passage qu'elle! Offrir le pain aux autres convives avant de se servir soi-même? Mon ventre d'abord! On pourrait multiplier les exemples.

De même que le fait d'adopter une attitude extérieure nous dispose à la concentration lorsqu'un travail exigeant nous presse — on s'enferme alors dans le silence, dans le calme, on dispose son corps de façon à l'oublier pour que l'esprit fasse sa besogne sereinement, etc. — de même d'autres attitudes corporelles, la main qu'on tend, la tasse de café qu'on sert, la parole vive qu'on réfrène dans un groupe de discussion créent un climat tel que l'autre se sent accueilli. Il se défait sans même le savoir des préventions qu'il pouvait avoir contre nous en vertu même du fait qu'ont été inhibées celles que nous aurions pu avoir contre lui. Cela est vérifiable de la façon suivante : lorsque nous avons de bonnes raisons de nous séparer d'une personne, le souvenir de ses gestes courtois à notre égard inhibe les sentiments négatifs qu'elle nous inspire!

Cette inhibition des tendances agressives, qui font partie de nos instincts comme la nutrition, la reproduction et la fuite est d'une importance que nous sous-estimons jusqu'au moment où une manifestation ou une parole de menace nous ébranlent. Cette inhibition doit être distinguée du refoulement qui laisse l'instinct tout entier dans une revanche possible; (les effets pervers de «qui veut faire l'ange fait la bête» sont bien connus!). Tout au contraire, quand l'inhibition est vraie, elle canalise nos instincts dans des formes de culture et de civilisation qui permettent à la sociabilité de s'épanouir, aux êtres humains de s'entendre. (H.L.)

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