Philanthropie
Dossier à l’état d’ébauche
Dossier à l’état d’ébauche
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » en privé, sans le crier sur les toits, car si tu en tires gloire, tu amputes ton amour de sa gratuité et tu l’appauvris ainsi. Telle est la charité chrétienne. La philanthropie, qui s’est développée dans son sillage, souvent en s’opposant à elle, est plutôt l’amour public et laïc du lointain, si l’on entend par ce mot les membres anonymes de l’humanité. On a dit que la charité se limite à remédier aux effets immédiats de la pauvreté chez tel ou tel individu, tandis que la philanthropie s’attaque aux causes de la pauvreté, de préférence en apportant un soutien durable à des institutions de bienfaisance.
On devine les tensions qui marquèrent l’histoire de ces deux façons de donner, surtout quand on sait que la franc maçonnerie et le protestantisme ont été des terreaux fertiles pour la philanthropie. Chateaubriand a bien posé le problème : « Tout acte de philanthropie auquel nous nous livrons; tout système que nous rêvons dans l'intérêt de l'humanité, n'est que l'idée chrétienne retournée, changée de nom et trop souvent défigurée: c'est toujours le verbe qui se fait chair!1 ». Dans Les employés, paru en 1837, Balzac prête à l'un de ses personnages des sentiments humanitaires qu'il s'empresse de ridiculiser. « Aussi rêvait-il la Jeune Allemagne et la Jeune Italie. Son cœur s'enflait de ce stupide amour collectif qu'il faut nommer l'humanitarisme, fils aîné de défunte Philanthropie, et qui est à la divine Charité catholique ce que le Système est à l'Art, le Raisonnement substitué à l'Œuvre. »
Quant aux réserves que peut inspirer la charité, la chanson La dame patronnesse de Jacques Brel les résume bien :
« Pour faire une bonne dame patronnesse
Il faut être bonne mais sans faiblesse
Ainsi j´ai dû rayer de ma liste
Une pauvresse qui fréquentait un socialiste. »
Et un point à l´envers et un point à l´endroit
Un point pour saint Joseph, un point pour saint Thomas.
Telles sont les tensions entre les deux générosités. La philanthropie est à la fois du côté de la raison et de l’utopie, une utopie égalitariste. La charité prend acte de l’inégalité et elle lutte contre elle par l’amour du prochain et la fidélité à son endroit. Le noble digne de ce nom, s’il ne rêvait pas d’élever jusqu’à lui ses serviteurs, allait à la guerre pour les protéger et assurait leur subsistance jusqu’à leur mort. Le bourgeois aura, non des serviteurs, mais des employés, dont il pourra, parce qu’ils sont en droit ses égaux, réduire le salaire impunément et à la limite les mettre au chômage, quitte à devenir ensuite philanthrope pour limiter la montée des inégalités qu’il provoque ainsi. D’un côté, chaleur dans l’inégalité, de l’autre froideur dans l’égalité, avec la même part d’injustice.
Ajoutons pour compléter le tableau que la philanthropie et l’humanitarisme ont fait bon ménage avec le pacifisme. Comment en effet se résigner à la guerre quand on aime plus l’humanité que son compatriote? Signe incontestable de bonne volonté, le pacifisme peut aussi précipiter et aggraver les guerres qu’il veut éviter, comme ce fut le cas en Europe pour la guerre de 1939-45.
La meilleure politique serait celle qui cumule les avantages de chaque forme de générosité. Est-il permis d’espérer que l’une et l’autre pourront s’unir dans un effort commun de biophilie pour réparer les injustices qu’elles ont toutes deux commises à l’endroit des vivants autres que les humains?
***
La question cruciale est ailleurs. Dans le cas de la protection de l’environnement comme dans toutes les autres formes de bienfaisance, il est facile de fixer des objectifs, il est plus difficile de trouver la source d’énergie spirituelle qui permettra de les atteindre. Cette question, on ne la pose même pas ou quand certains auteurs la posent, telle Simone Weil dans La pesanteur et la grâce, on néglige cette partie de leur œuvre.
En cas de famine, comme dans les situations ordinaires, la pesanteur pousse les êtres humains, à se servir les premiers, sans tenir compte de ce qu’il restera pour les autres aujourd’hui et surtout dans l’avenir. Pour surmonter ce naturel, souvent légitimé par une conception subjective des droits de l’homme, il faut des mobiles élevés, réellement inspirants et par suite si improbables qu’on les qualifie de surnaturels. On pense ici à ce religieux qui, dans un camp de concentration a donné sa vie pour sauver celle d’un père de famille.
De tels mobiles ne sont pas nécessairement liés à la religion. Ils n’en sont pas moins surnaturels, improbables partout où ils se manifestent. D’où viennent-ils? La réponse que nous donnons ici à cette question ne convaincra pas tout le monde parce qu’elle suppose la foi en Dieu. Ellle soulève cette question : l’homme étant soumis à la pesanteur comme il l’est ne peut faire le bien correspondant aux objectifs qu’il se fixe lui-même qu’en se renouvelant de l’intérieur avec l’aide de Dieu ou qu’en se contrôlant de l’extérieur au moyen de sa science et de ses techniques. La charité est du coté de la première branche de l’alternative, la philanthropie du côté de la seconde.
Pour expliquer la genèse des mobiles surnaturels, Simone Weil a recours à la métaphore de la photosynthèse. De même que par la photosynthèse les plantes transforment l’énergie, l’irradiation du soleil visible, en nourriture pour les êtres vivants et pour les hommes en particulier, de même, par une photosynthèse spirituelle, l’être humain transforme les rayons du soleil invisible en œuvres imprégnées de lumière. Grâce à la photosynthèse, les plantes captent l'énergie solaire et l'enferment dans des molécules à base de carbone, lesquelles libèrent ensuite leur énergie à l'intérieur des vivants supérieurs, dont l'homme. De façon analogue, des êtres exceptionnels, simples témoins de l’amour, artistes ou penseurs, captent les rayons du soleil spirituel et les enferment soit en eux-mêmes, soit dans des œuvres ou des pensées qui constituent les nourritures spirituelles dont les êtres humains ont besoin autant que des nourritures matérielles.
Simone Weil pousse la métaphore plus loin. « Ce n'est pas seulement la source d'énergie solaire qui est inaccessible à l'homme, mais aussi le pouvoir qui transforme cette énergie en nourriture. La science moderne regarde la substance végétale qu'on nomme chlorophylle comme étant le siège de ce pouvoir; l'antiquité disait sève au lieu de chlorophylle, ce qui revient au même. Comme le soleil est image de Dieu, de même la sève végétale qui capte l'énergie solaire, qui fait monter les plantes et les arbres tout droit contre la pesanteur, qui s'offre à nous pour être broyée et détruite en nous pour entretenir notre vie, cette sève est une image du Fils, du Médiateur. » (Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu)
1 Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, t. 4, 1848, p. 596