Peur

«Peur de demeurer inconnu à tes yeux,
peur aussi de te blesser en me révélant.»

C'est ainsi que le poète Wendell Berry associe la peur à l'amour.

Voici le point de vue d'un biologiste sur ces deux émotions:

«La recherche sur la nature des émotions remonte au début du siècle. Mais ce n'est que récemment que la biologie du cerveau a pu donner forme à ces hypothèses en exposant les paramètres de son anatomie et de sa physiologie. En examinant avec soin l'anatomie nécessaire à l'expression de la peur chez les animaux, les chercheurs retracèrent deux circuits parallèles de neurones. Tous deux ont leur origine près de l'oeil, de l'oreille ou du nez aux aguets. Une fois le danger repéré, deux signaux sont transmis de neurones en neurones sur les deux circuits à la fois. Le plus court met en contact les organes sensoriels avec le thalamus et l'amygdale, deux structures du cerveau qui échappent à la conscience. Ce relais est plus rapide que l'autre qui, des sens, met en contact le thalamus, puis le cortex, puis l'amygdale. La mise en jeu du cortex rend possible l'intervention de la conscience. Opérant côte à côte, ces deux circuits nous permettent de ressentir la peur, et d'y réagir, ou de l'ignorer et de nous calmer.

La rapidité du premier circuit permet – fût-elle nécessaire!– la familière réaction de fuite ou d'attaque que l'on connaît, avec son pouls rapide, ses sueurs froides, et son noeud dans l'estomac. Une réaction qui continue jusqu'à ce qu'intervienne le circuit conscient qui confirmera que l'ombre derrière vous est en effet celle d'un ours grizzli, à l'affût d'amuse-gueule, et que votre première idée était la bonne! "Pourquoi diable en doutais-je?", vous dites-vous les jambes à votre cou...

Pour faire quelque rapprochement que ce soit avec les émotions amoureuses, il faut souligner le fait que ces réactions en partie innées, en partie acquises, déposent en nous des sédiments mnémotiques...»

Wilfrid-Noël Raby, Amour et Mnémosyne., L'Agora, vol.4, no.2, 1997



La comparaison avec ce regard d'un philosophe, qui ignorait les récentes hypothèses, est fort instructive:

«J'ai souvent pensé que la peur, qui est la passion nue, et la plus pénible, n'est autre chose que le sentiment d'une irrésolution, si je puis dire, musculaire. L'on se sent sommé d'agir et incapable. [...]»

«La peur est une angoisse du corps contre laquelle on ne sait point toujours lutter par gymnastique. [...] La vraie gymnastique, comme les Grecs l’avaient compris, c’est l’empire de la droite raison sur les mouvements du corps. [...]»

«Comment expliquer qu'un pianiste, qui croit mourir de peur en entrant sur la scène, soit immédiatement guéri dès qu'il joue? On dira qu'il ne pense plus alors à avoir peur, et c'est vrai ; mais j'aime mieux réfléchir plus près de la peur elle-même, et comprendre que l'artiste secoue la peur et la défait par ces souples mouvements des doigts. Car, comme tout se tient en notre machine, les doigts ne peuvent être déliés si la poitrine ne l'est aussi ; la souplesse, comme la raideur, envahit tout ; et, dans ce corps bien gouverné, la peur ne peut plus être.[...]»

«Lorsque Bucéphale, cheval illustre, fut présenté au jeune Alexandre, aucun écuyer ne pouvait se maintenir sur cet animal redoutable. Sur quoi un homme vulgaire aurait dit : “ Voilà un cheval méchant. ”[...] Bucéphale avait terriblement peur de sa propre ombre ; et comme la peur faisait sauter l'ombre aussi, cela n'avait point de fin. Alexandre tourna le nez de Bucéphale vers le soleil, et, le maintenant dans cette direction, il put le rassurer et le fatiguer. Ainsi l'élève d'Aristote savait déjà que nous n'avons aucune puissance sur les passions tant que nous n'en connaissons pas les vraies causes.[...]

Un homme qui a peur invente quelque danger, afin d'expliquer cette peur réelle et amplement constatée.[...]

Quand un homme a peur la colère n’est pas loin ; l'irritation suit l'excitation.[...]»
«Mais la honte d'avoir eu peur, si l'on vous fait honte, se tournera en colère ou en discours. [...]»

«D'abord la peur nous jette souvent dans le malheur que nous attendons.[...]»

«Une peur déchaîne mille peurs. Tout le troupeau court dans chaque mouton.[...]»

Alain, Propos sur le bonheur, Parsi, Gallimard, 1928, pp. 178, 14, 48, 11, 23, 64, 139

Essentiel

«La peur ou la terreur, comme états d'âme durables, sont des poisons presque mortels, que la cause en soit la possibilité du chômage, ou la répression policière, ou la présence d'un conquérant étranger, ou l'attente d'une invasion probable ou tout autre malheur qui semble surpasser les forces humaines.

Les maîtres romains exposaient un fouet dans le vestibule à la vue des esclaves, sachant que ce spectacle mettait les âmes dans l'état de demi-mort indispensable à l'esclavage. D'un autre côté, d'après les Égyptiens le juste doit pouvoir dire après la mort : “ je n'ai causé de peur à personne. ”

Même si la peur permanente constitue seulement un état latent, de manière à n'être que rarement ressentie comme une souffrance, elle est toujours une maladie. C'est une demi-paralysie de l'âme.»

Simone Weil, L'Enracinement

Enjeux

Pour Henry Bordeaux de l'Académie Française, l'égoïste est un être qui a peur de vivre.

Il y a d'abord l'égoïste passif, ni bon ni mauvais, qui se contente d'être pour lui-même.

«Car la peur de vivre, c’est précisément de ne mériter ni blâme ni louange. C’est le souci constant, unique de sa tranquillité. C’est la fuite des responsabilités, des luttes, des risques, de l’effort. C’est d’éviter avec soin le danger, la fatigue, l’exaltation, la passion, l’enthousiasme, le sacrifice, toutes actions violentes et qui troublent et dérangent. C’est de refuser à la vie qui les réclame sa peine et son cœur, sa sueur et son sang. Enfin, c’est de prétendre vivre en limitant la vie, en rognant le destin. C’est l’égoïsme passif qui préfère diminuer son appétit plutôt que d’accommoder lui-même son repas, et se confine dans la mesquinerie d’une existence incolore et fade pourvu qu’il soit assuré de n’y rencontrer ni chocs, ni heurts, ni difficultés, ni obstacles, comme un voyageur qui ne consentirait à voyager qu’en plaine et sur des roues caoutchoutées.[...]» (1)

Et que dire de l'égoïste qui ne craint ni l'effort ni la bataille? Le Don Juan ou un autre bandit de la même espèce, prêt à tout pour parvenir à ses fins, à son plaisir personnel? Égoïste actif; celui-là nous inspire plus d'admiration. Pourtant, il révèle sa propre lâcheté devant la vie. «Il prétend subordonner la vie à son choix, ne l'accepter que sous bénéfice d'inventaire : donc il la craint. Sa devise pourrait être la célèbre définition de Mérimée : "La vie est un tapis vert où l'on ne s'amuse qu'autant que l'on joue gros jeu."»(2)

(1) Henry Bordeaux, préface de La peur de vivre.
(2) Ibid.

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