Essentiel
Ernst Jünger évoque la découverte du
Crésus par Wallace.
«Dès sa première marche à travers la forêt de Batchian, l'une des Moluques, Wallace avait observé un papillon "de taille colossale". Ce papillon de velours sombre, rehaussé de taches blanches et jaunes, s'était posé sur un buisson en fleur, hors de portée de son filet ; avant qu'il ne prît son vol, le regard exercé du naturaliste avait reconnu en lui la femelle d'un ornithoptère inconnu. Sur quoi Wallace organisa l'itinéraire qu'il s'était tracé, comme tout entomophile, aux alentours de son camp, et qu'il avait coutume de parcourir chaque jour, de telle manière qu'il longeait ce buisson. Il parvint effectivement, en janvier 1859, à attraper une femelle, et le lendemain le mâle, l'un des papillons les plus somptueux du monde, aux ailes de velours noir et d'orange couleur de feu, tombait à son tour entre ses mains.
Lorsque je le tirai du filet et que je déployai ses ailes magnifiques, mon coeur se mit à battre violemment, le sang me monta à la tête, et je fus près de m'évanouir, plus que si j'avais vu la mort en face. J'eus la migraine, tout le reste du jour, tant j'étais agité - malaise provoqué par une cause que la plupart des hommes jugeront dérisoire.»
(Ce n'est pas fortuitement que la passion de ce grand voyageur, à qui Darwin doit tant, s'est justement attachée à ces deux genres. Il connaissait, plus encore, il redoutait presque
l'eros qui blesse l'esprit, lorsque la Grande Mère lui révèle un de ses secrets. Cette crainte se manifeste en maint passage de ses notes intimes; notamment celui où il décrit sa rencontre avec l'un des plus beaux parmi les ornithoptères, qu'il appelle «l'orgueil des Tropiques orientaux».)
«Ce ne fut pas seulement la première fois que Wallace vit cette merveille des Tropiques; aucun Occidental disciple de Linné n'avait eu, avant lui, connaissance de sa splendeur. Il lui revint la gloire de la décrire et de la marquer d'un nom :
ornithoptera Croesus, le Crésus.
Le papillon et surtout les grandes espèces aux belles couleurs suscitent un penchant que nous avons presque tous ressenti quelque jour. La manière dont il s'offre à la vue est particulièrement irrésistible : le moment où s'ouvrent les ailes, surtout quand elles portent des yeux, a quelque chose de bouleversant. S'il le fait par battements, l'observateur ressent un bonheur voluptueux ; il est gagné par le rythme de la vie, auquel son coeur, lui aussi, est soumis. Je me souviens d'un morpho à l'allure princière, qui me ravit ainsi, dans un boqueteau proche de Santos : quand les ailes se refermaient, elles luisaient comme du brocart d'or ; ouvertes, comme des miroirs d'argent sur un fond d'azur qui leur a valu le nom de Célestes. La paix régnait et le soleil dardait ses rayons; l'envoûtement devenait de plus en plus fort, comme le regard d'un oeil qui, de battement en battement de paupières, vous plonge dans une hypnose de plus en plus profonde, de plus en plus impérieuse. Avec les délices croît aussi la crainte, le pressentiment d'un péril. La beauté veut nous dépouiller de notre être propre; lorsqu'elle devient trop puissante, elle nous arracherait au temps, pour un peu, comme jadis le moine d'Heisterbach.»
Ernst Jünger,
Chasses subtiles, Christian Bourgeois, Paris 1980, p. 45.
Naître avec le printemps, mourir avec les roses;
Sur l’aile du zéphyr nager dans un ciel pur;
Balancé sur le sein des fleurs à peine écloses,
S’enivrer de parfums, de lumière et d’azur;
Secouant, jeune encor, la poudre de ses ailes,
S’envoler comme un souffle aux voûtes éternelles,
Voilà du papillon le destin enchanté.
Il ressemble au désir, qui jamais ne se pose,
Et sans se satisfaire, effleurant toute chose,
Retourne enfin au ciel chercher la volupté.
Alphonse de Lamartine