Mycorhizes

Les mycorhizes ou l’évolution par la coopération, par André J. Fortin

Cet entretien a d'abord paru dans le numéro de mars 2014 de la revue Découvrir. Il fait écho à des propos de René Dubos remontant à 1975.

Découvrir : Professeur Fortin, il est difficile de vous dissocier de cet objet d’étude que sont les mycorhizes. Un domaine de moins en moins sous-terrain, et qui pourrait se trouver à l’aube d’une nouvelle révolution verte… Rien de moins. Lançons donc notre entretien sur ce réseau invisible peuplant pourtant naturellement et abondamment le sous-sol depuis des centaines de millions d’années. Que sont donc les mycorhizes?

André J. Fortin
: Mycorhize vient du grec myco, champignon, et rhiza, racine. C’est une association. Une alliance, en fait, entre un organisme photosynthétique, soit une belle plante verte tirant profit des bienfaits de la lumière, et un champignon filamenteux, bénéficiant pour sa part des forces obscures du sol. La presque totalité des plantes vertes terrestres prospèrent grâce à cette symbiose mycorhizienne. Une vieille relation datant de plus de 400 millions d’années. Un véritable moteur d’évolution. On retient essentiellement la notion de compétition, quand il est question d’évolution, mais on n’a jamais suffisamment insisté sur la coopération. On nous parle toujours de ces « maudits » lions qui courent après les gazelles!

Découvrir
: C’est vrai que « loi du plus fort » colle à la peau du concept d'évolution. De votre côté, vous vous êtes beaucoup intéressé aux dynamiques de symbiose, là où les deux protagonistes ressortent gagnants.

André J. Fortin
: Et de ce fait, c’est un peu réductionniste de m’associer exclusivement aux mycorhizes, ma vision dépassant de beaucoup ce phénomène et rejoignant même le monde animal, universellement associé au microbiome.

Laissez-moi vous raconter ma perception de l’évolution de la vie végétale. Il y a plus de 450 millions d’années, au moment où la planète est couverte d’eau, la vie n’est qu’aquatique. Bactéries, poissons osseux, mais aussi champignons, algues. Hors de l'eau, l’action volcanique a depuis longtemps provoqué l’émergence d’un relief rocheux couvert d’une poussière de cendres. « Terre! », pouvaient s’exclamer les habitants des mers.

Ce ne sont pas les poissons à pattes qui s'y risquent les premiers, le sol n’est pas prêt pour eux. Mais on peut imaginer une algue, unicellulaire, s’installant sur le rocher maritime. Tant qu’il y a des embruns transportant humidité, sels minéraux et phosphore, elle survit. Mais un peu plus haut, un peu plus loin, c’est la sécheresse. Notre algue meurt. Elle ne peut tirer l’eau présente dans les infimes anfractuosités de la roche, ni dissoudre les minéraux nécessaires. Aux côtés de l'algue, un champignon. S’il la parasite et l’élimine, c’est la fin. Un cul-de-sac évolutif. La seule solution, c’est l’association. On n’a pas d’autre hypothèse expliquant l’arrivée de la vie sur le continent. Ainsi, certaines algues et certains champignons d’origine marine, après avoir épuisé tous les recours de la compétition et du parasitisme, ont trouvé dans la symbiose une remarquable solution de survie. Ce mariage sera si fructueux qu’il en naîtra une toute nouvelle forme de vie, flore inaugurale des milieux terrestres : les lichens. La sélection naturelle favorise cette fois les plus aptes à s’associer.

Le succès de cette association sera fulgurant, les lichens représentant la seule forme de vie végétale terrestre pendant plusieurs centaines de millions d’années. Ils participeront à la fragmentation des roches, conduisant à la formation du sable, puis à la formation de sols rudimentaires, ce mélange d’éléments organiques et inorganiques. On en compte aujourd’hui plus de 15 000 espèces. Puis se produit, vers 400 millions d’années, une autre symbiose plante-champignons, les mycorhizes arbusculaires, dont les racines fossiles nous montrent les mêmes structures cellulaires que celles de plantes d’aujourd’hui, tels le maïs ou l'érable à sucre.

Découvrir
: «Arbusculaires »?

André J. Fortin : Ce terme renvoie à la forme, semblable à un petit arbre, que le champignon adopte quand il s’implante dans les cellules des racines de son hôte. Plus de 80 % des plantes dites vasculaires – pourvues de vaisseaux dans lesquels la sève circule – profitent de cette symbiose : les fougères, toutes les plantes à fleurs, plusieurs conifères et la grande majorité des plantes « agricoles ».
Ma perception du monde vivant en est donc une d’interaction, de relations. La vision darwinienne a porté sur l’évolution des espèces; aujourd’hui, il faut parler de l’évolution des systèmes vivants.


Découvrir
: Comment vous est venu cet intérêt pour l’univers végétal?

André J. Fortin
: J’ai été sensibilisé très jeune au monde des champignons. D’abord par ma tante Suzanne, née en France. Célibataire, elle s’y rendait régulièrement, après la guerre, visiter ses cousins, cousines, et ensemble, ils chassaient les champignons. De retour ici, voulant aller écumer les champignons dans les bois du Québec, elle m’avait « adopté » comme compagnon. J’avais alors à peine 10 ans. À 12 ans, je pouvais manger certains champignons sauvages en toute confiance, j’avais déjà l’œil. Puis en 1951, René Pomerleau fonda le Cercle des mycologues amateurs. J’avais alors 14 ans. Au départ, le réputé botaniste ne voulait pas d’enfant dans ce groupe, mais je soupçonne la tante Suzanne de l’avoir soudoyé! Quand il implanta le laboratoire de recherche forestière du Service canadien des forêts, je fus son premier étudiant d’été.

Découvrir
: Et les mycorhizes?

André J. Fortin : Au Département de biologie de l’Université Laval, il y avait une modeste bibliothèque spécialisée en biologie. Sur une petite chaise s’empilaient des documents. « Si vous en voulez, prenez-en », m’invita un jour la préposée, devinant ma curiosité. Je ressortis avec un feuillet issu de la revue Nature. Un article de Barbara Moss. La première publication démontrant la fonction des mycorhizes sur des boutures de pommier. Cela m’a allumé!

Plus tard, j’ai pris connaissance du travail du Français Bernard Boulard sur l’écologie microbienne du sol, où il était question de mycorhizes. J'ai aussi lu trois fois, apprenant l’anglais au passage, The Biology of Mycorrhiza, l'ouvrage de Jack Harley de l’Université d’Oxford, publié en 1959. Là, je fus définitivement « piqué ».

Parvenu aux études supérieures, je suis allé travailler avec Paul Allen de l’Université du Wisconsin, un chercheur américain qui s’intéressait aux champignons pathogènes du blé – aucun professeur nord-américain ne travaillait sur les mycorhizes. C’était un biochimiste biochimisant qui ramenait tout à l’échelle moléculaire. Pour moi, cela n’était pas suffisant. Avant de les « écraser », je voulais aussi voir les structures macro. M. Pomerleau m’ayant dirigé vers les mycorhizes des arbres, j’ai fait ma maîtrise sur ce sujet. Paul Allen m’a encouragé à produire des ectomycorhizes sur des racines en « plats de culture » en absence de lumière. Ceci jouera un rôle majeur dans notre découverte de 1988 touchant la production industrielle de mycorhizes arbusculaires destinée à l’agriculture.

Chez les ectomycorhizes, le mycélium se développe autour des racines secondaires, les radicelles; il pénètre dans la racine principale, mais jamais dans les cellules des radicelles, contrairement aux mycorhizes de type arbusculaire – d’où le préfixe ecto. Dans le cas des mycorhizes arbusculaires, auxquelles on pourrait appliquer le préfixe endo, le processus de pénétration est absolument formidable. Le champignon se présente à la surface de la racine où trouvent les cellules épidermiques, dont les noyaux sont vers l'intérieur. C’est un peu comme si le champignon cognait à la porte de la cellule! Le noyau se déplace alors vers la surface, il ouvre de grands bras, un réticulum endoplasmique se forme, un tube de précolonisation apparaît…, et là, le champignon peut entrer « sur invitation »! Une stratégie vieille de 400 millions d’années, que l’on observe chez la majorité des plantes modernes. C’est ça, la biologie des plantes : regarder avant d'écraser.

Découvrir
: On a vraiment là une démonstration de la dynamique symbiotique.

André J.Fortin:
La presque totalité des plantes vertes terrestres prospèrent grâce à la symbiose mycorhizienne. Plus de 400 millions d’années de relation fidèle avec les champignons. Un véritable moteur d’évolution.

Découvrir
: Professeur Fortin, il est difficile de vous dissocier de cet objet d’étude que sont les mycorhizes. Un domaine de moins en moins sous-terrain, et qui pourrait se trouver à l’aube d’une nouvelle révolution verte… Rien de moins. Lançons donc notre entretien sur ce réseau invisible peuplant pourtant naturellement et abondamment le sous-sol depuis des centaines de millions d’années. Que sont donc les mycorhizes?

André J. Fortin : Mycorhize vient du grec myco, champignon, et rhiza, racine. C’est une association. Une alliance, en fait, entre un organisme photosynthétique, soit une belle plante verte tirant profit des bienfaits de la lumière, et un champignon filamenteux, bénéficiant pour sa part des forces obscures du sol. La presque totalité des plantes vertes terrestres prospèrent grâce à cette symbiose mycorhizienne. Une vieille relation datant de plus de 400 millions d’années. Un véritable moteur d’évolution. On retient essentiellement la notion de compétition, quand il est question d’évolution, mais on n’a jamais suffisamment insisté sur la coopération. On nous parle toujours de ces « maudits » lions qui courent après les gazelles!

Découvrir : C’est vrai que « loi du plus fort » colle à la peau du concept d'évolution. De votre côté, vous vous êtes beaucoup intéressé aux dynamiques de symbiose, là où les deux protagonistes ressortent gagnants.

André J. Fortin
: Et de ce fait, c’est un peu réductionniste de m’associer exclusivement aux mycorhizes, ma vision dépassant de beaucoup ce phénomène et rejoignant même le monde animal, universellement associé au microbiome.

Laissez-moi vous raconter ma perception de l’évolution de la vie végétale. Il y a plus de 450 millions d’années, au moment où la planète est couverte d’eau, la vie n’est qu’aquatique. Bactéries, poissons osseux, mais aussi champignons, algues. Hors de l'eau, l’action volcanique a depuis longtemps provoqué l’émergence d’un relief rocheux couvert d’une poussière de cendres. « Terre! », pouvaient s’exclamer les habitants des mers.

Ce ne sont pas les poissons à pattes qui s'y risquent les premiers, le sol n’est pas prêt pour eux. Mais on peut imaginer une algue, unicellulaire, s’installant sur le rocher maritime. Tant qu’il y a des embruns transportant humidité, sels minéraux et phosphore, elle survit. Mais un peu plus haut, un peu plus loin, c’est la sécheresse. Notre algue meurt. Elle ne peut tirer l’eau présente dans les infimes anfractuosités de la roche, ni dissoudre les minéraux nécessaires. Aux côtés de l'algue, un champignon. S’il la parasite et l’élimine, c’est la fin. Un cul-de-sac évolutif. La seule solution, c’est l’association. On n’a pas d’autre hypothèse expliquant l’arrivée de la vie sur le continent. Ainsi, certaines algues et certains champignons d’origine marine, après avoir épuisé tous les recours de la compétition et du parasitisme, ont trouvé dans la symbiose une remarquable solution de survie. Ce mariage sera si fructueux qu’il en naîtra une toute nouvelle forme de vie, flore inaugurale des milieux terrestres : les lichens. La sélection naturelle favorise cette fois les plus aptes à s’associer.

Le succès de cette association sera fulgurant, les lichens représentant la seule forme de vie végétale terrestre pendant plusieurs centaines de millions d’années. Ils participeront à la fragmentation des roches, conduisant à la formation du sable, puis à la formation de sols rudimentaires, ce mélange d’éléments organiques et inorganiques. On en compte aujourd’hui plus de 15 000 espèces. Puis se produit, vers 400 millions d’années, une autre symbiose plante-champignons, les mycorhizes arbusculaires, dont les racines fossiles nous montrent les mêmes structures cellulaires que celles de plantes d’aujourd’hui, tels le maïs ou l'érable à sucre.

Découvrir : «Arbusculaires »?

André J. Fortin : Ce terme renvoie à la forme, semblable à un petit arbre, que le champignon adopte quand il s’implante dans les cellules des racines de son hôte. Plus de 80 % des plantes dites vasculaires – pourvues de vaisseaux dans lesquels la sève circule – profitent de cette symbiose : les fougères, toutes les plantes à fleurs, plusieurs conifères et la grande majorité des plantes « agricoles ».

Ma perception du monde vivant en est donc une d’interaction, de relations. La vision darwinienne a porté sur l’évolution des espèces; aujourd’hui, il faut parler de l’évolution des systèmes vivants.

Découvrir
: Comment vous est venu cet intérêt pour l’univers végétal?

André J. Fortin : J’ai été sensibilisé très jeune au monde des champignons. D’abord par ma tante Suzanne, née en France. Célibataire, elle s’y rendait régulièrement, après la guerre, visiter ses cousins, cousines, et ensemble, ils chassaient les champignons. De retour ici, voulant aller écumer les champignons dans les bois du Québec, elle m’avait « adopté » comme compagnon. J’avais alors à peine 10 ans. À 12 ans, je pouvais manger certains champignons sauvages en toute confiance, j’avais déjà l’œil. Puis en 1951, René Pomerleau fonda le Cercle des mycologues amateurs. J’avais alors 14 ans. Au départ, le réputé botaniste ne voulait pas d’enfant dans ce groupe, mais je soupçonne la tante Suzanne de l’avoir soudoyé! Quand il implanta le laboratoire de recherche forestière du Service canadien des forêts, je fus son premier étudiant d’été.

Découvrir
: Et les mycorhizes?

André J. Fortin
: Au Département de biologie de l’Université Laval, il y avait une modeste bibliothèque spécialisée en biologie. Sur une petite chaise s’empilaient des documents. « Si vous en voulez, prenez-en », m’invita un jour la préposée, devinant ma curiosité. Je ressortis avec un feuillet issu de la revue Nature. Un article de Barbara Moss. La première publication démontrant la fonction des mycorhizes sur des boutures de pommier. Cela m’a allumé!

Plus tard, j’ai pris connaissance du travail du Français Bernard Boulard sur l’écologie microbienne du sol, où il était question de mycorhizes. J'ai aussi lu trois fois, apprenant l’anglais au passage, The Biology of Mycorrhiza, l'ouvrage de Jack Harley de l’Université d’Oxford, publié en 1959. Là, je fus définitivement « piqué ».

Parvenu aux études supérieures, je suis allé travailler avec Paul Allen de l’Université du Wisconsin, un chercheur américain qui s’intéressait aux champignons pathogènes du blé – aucun professeur nord-américain ne travaillait sur les mycorhizes. C’était un biochimiste biochimisant qui ramenait tout à l’échelle moléculaire. Pour moi, cela n’était pas suffisant. Avant de les « écraser », je voulais aussi voir les structures macro. M. Pomerleau m’ayant dirigé vers les mycorhizes des arbres, j’ai fait ma maîtrise sur ce sujet. Paul Allen m’a encouragé à produire des ectomycorhizes sur des racines en « plats de culture » en absence de lumière. Ceci jouera un rôle majeur dans notre découverte de 1988 touchant la production industrielle de mycorhizes arbusculaires destinée à l’agriculture.

Chez les ectomycorhizes, le mycélium se développe autour des racines secondaires, les radicelles; il pénètre dans la racine principale, mais jamais dans les cellules des radicelles, contrairement aux mycorhizes de type arbusculaire – d’où le préfixe ecto. Dans le cas des mycorhizes arbusculaires, auxquelles on pourrait appliquer le préfixe endo, le processus de pénétration est absolument formidable. Le champignon se présente à la surface de la racine où trouvent les cellules épidermiques, dont les noyaux sont vers l'intérieur. C’est un peu comme si le champignon cognait à la porte de la cellule! Le noyau se déplace alors vers la surface, il ouvre de grands bras, un réticulum endoplasmique se forme, un tube de précolonisation apparaît…, et là, le champignon peut entrer « sur invitation »! Une stratégie vieille de 400 millions d’années, que l’on observe chez la majorité des plantes modernes. C’est ça, la biologie des plantes : regarder avant d'écraser.

Découvrir : On a vraiment là une démonstration de la dynamique symbiotique.

André J. Fortin : En effet. De retour à l’Université Laval, à la Faculté de foresterie, ce sujet fut au cœur de mes études de doctorat sur les mécanismes physiologiques de la « conversation », si l’on peut dire, entre la racine et le champignon. Marcel Lortie, alors professeur de foresterie, m’appuya fortement : « Le laboratoire est là, fais ce que tu veux! » Il m’offrit aussi les services d’un technicien à plein temps.». Après mon doctorat, engagé comme professeur, j’ai reçu dès 1966 une subvention des fonds fédéraux, 3200 piastres! Une somme importante pour l’époque.

En 1969, j’ai eu le privilège d’assister, en Illinois, au premier rassemblement mondial des gens s'intéressant aux mycorhizes. Nous étions une vingtaine! À Urbana, une ville avec quatre chemins et, au bout de chacun, des champs de maïs à perte de vue. Et là, j’ai rencontré Barbara Moss, la dame du feuillet de Nature! Dans l’avion de retour, je pris conscience – avec émotion, je dirais – de la profondeur de ce j’avais vu et entendu. De ce constat : le phénomène de la symbiose mycorhizienne est fondamental, universel, au cœur même de la vie végétale, et donc de la totalité des écosystèmes terrestres. Cette vision m’aura suivi toute ma vie.

Découvrir
: Comment en êtes-vous venu à imaginer de possibles applications pour les mycorhizes?

André J. Fortin
: Sous 1 m2 de prairie, il y a 9 m2 de surface racinaire, mais 90 m2 de surface de mycélium. Ces champignons transforment totalement la vie de la plante : amélioration de la nutrition minérale, résistance à la sécheresse, aux parasites, aux insectes, et même modification de la composition des aliments, dont le blé. Pourtant, jusqu’à maintenant, les pratiques agricoles ont été conçues comme si les mycorhizes n’existaient pas. Tout ce beau réseau, on le démolit systématiquement, inconsciemment. Mais ça commence à changer, un demi-siècle plus tard… Comme je le dis parfois : ça fait 50 ans que je pousse, mais là, ça commence à tirer! Du côté de l’agriculture, je dirais que c’est quasiment mission accomplie. Les idées que je voulais promouvoir sont acceptées, leur commercialisation à grande échelle en devenant une preuve tangible.

Découvrir : Pouvez-vous préciser?

André J. Fortin : En 1981, j’ai organisé à l’Université Laval la North American Conference of Mycorrhizae. Nous étions 550 personnes en provenance de 42 pays. Premier événement d’envergure internationale dans ce domaine, cette rencontre a marqué à tout jamais l’essor mondial de ce champ de recherche.

À cette occasion, nous avons présenté nos travaux décrivant l’impact des mycorhizes sur le développement du frêne, cet arbre portant des mycorhizes arbusculaires comme les plantes agricoles : après quatre mois d'observation, les plants de frêne sans mycorhizes étaient hauts de 20 cm et ceux qui en portaient mesuraient… 1,5 m. Depuis, on a beaucoup progressé, aidés par des prix et des médailles, et surtout par un entrepreneur visionnaire, Bernard Bélanger, aujourd’hui propriétaire de PremierTech. Il est le frère d’Alain Bélanger, chimiste organicien à l’Université Laval.

Dès 1982, Bernard Bélanger a vu le potentiel commercial des mycorhizes. Il a engagé un de mes étudiants nouvellement diplômé, Michel Caron, et ils ont bricolé un petit laboratoire dans un vieux chalet. Six ans plus tard, toujours en collaboration avec mes étudiants diplômés, une nouvelle approche de culture était mise au point, une méthode qui allait révolutionner à tout jamais l’étude et l’utilisation des mycorhizes arbusculaires : il était désormais possible de les cultiver dans l’obscurité, et en l’absence d’une plante entière.

J’avais dit à Bernard : « Écoute, on peut penser aux grandes cultures, mais il faut peut-être commencer avec l’horticulture, pour roder la technologie et faire connaître cette approche. Depuis 2008, PremierTech a multiplié les expériences dans les champs en grande culture. Aujourd’hui, cette technologie est à la base du procédé industriel derrière « Myke », une marque d'inoculants mycorhiziens, produite par cette compagnie de Rivière-du-Loup. Et là, c’est vraiment parti! Il faut voir aujourd’hui l’usine de 1800 m2 à La Pocatière. Et ce n’est pas fini. Les agriculteurs achètent des inoculums pour des centaines de milliers, et bientôt des millions d’hectares. Il faut déjà se préparer à multiplier les superficies de production.

Découvrir :
Une belle symbiose entre un entrepreneur et un scientifique. Un projet que ni l’un ni l’autre n’aurait pu faire séparément.

André J. Fortin : Tout à fait. Après toutes ces années de recherches fondamentales, après tous ces rêves où je percevais le potentiel immense, Bernard leur a donné une réalité concrète. « C’est avec M. Fortin qu’on a appris à faire de la recherche, dans notre entreprise », a souligné M. Bélanger lors du lancement de la plaquette Les mycorhizes : la nouvelle révolution verte. Aujourd’hui, il faut toujours travailler avec une racine pour faire pousser ces champignons. Mais je rêve qu’on puisse trouver le moyen de cultiver le champignon comme une levure, sans avoir besoin de racine : présentement, ça coûte 50 $ l’hectare pour inoculer, et ce coût pourrait tomber de moitié si l’on pouvait se passer de la racine. Ce serait la révolution verte mondiale, là, ce serait vraiment vrai!

Découvrir : Si les retombées pratiques de vos recherches en agriculture sont évidentes, qu’en est-il de la foresterie?

André J. Fortin : Si des arbres tels le frêne et l’érable forment des mycorhizes arbusculaires comme les plantes agricoles, la plupart des arbres forestiers forment des ectomycorhizes, avec des champignons non plus microscopiques, mais à chapeau, ceux que l’on trouve dans les parterres forestiers. De fait, les champignons sont habitants fondamentaux de la forêt.
Mes recherches m’ont conduit à développer de nouveaux concepts fondamentaux liés à la fertilité et à la nutrition des arbres forestiers. La démonstration la plus spectaculaire de cette vision se trouve au pied du barrage Daniel-Johnson à Manic V. En 1971, à la fin des travaux, on a recouvert l’ensemble de ce site avec de la roche concassée. Deux ans plus tard, on m’a demandé de développer une méthode pour y refaire la végétation. J’ai alors prescrit la plantation d’aulnes crispés porteurs d’une double symbiose, l’une permettant la fixation de l’azote atmosphérique et l’autre ectomycorhizienne.

Une visite en 2013, trente ans plus tard, révélait la présence sur cette rocaille d’une forêt de peupliers faisant 25 cm de diamètre et 12-15 m de haut. Pas un seul gramme de fertilisant n’ayant été ajouté, on a pu démontrer que les ectomycorhizes de ces arbres ont la capacité de dissoudre les pierres pour aller y chercher tous les éléments fertilisants dont ils ont besoin. On ne déterminera plus jamais la fertilité des sols forestiers de la même manière, et les opérations

André J. Fortin de réfection de la végétation sur les sites de grands travaux, notamment les sites miniers, ont tout avantage à tenir compte de cette découverte.

Découvrir
: Un mot pour conclure?

André J.Fortin
: La symbiose mycorhizienne constitue un phénomène fondamental et universel au cœur de l’évolution et du fonctionnement des plantes et des écosystèmes terrestres. Il n’y a qu’à creuser un peu…

La symbiose mycorhizienne constitue un phénomène fondamental et universel au cœur de l’évolution et du fonctionnement des plantes et des écosystèmes terrestres. Il n’y a qu’à creuser un peu…


Auteurs
André J. Fortin
Université Laval
Baccalauréat en biologie à Université Laval (1962), maîtrise en botanique à l’Université du Wisconsin (1964), doctorat en biologie forestière à l’Université Laval (1966), stage à l’Institut Pasteur de Paris en microbiologie du sol (1967).André J. Fortin a dirigé plus de 50 étudiants diplômés et produit plus de 135 publications scientifiques arbitrées, 2 ouvrages, ainsi que de nombreux rapports et articles de vulgarisation. Il a enseigné à l’Université Laval et à l’Université de Montréal, où il a fondé le Centre de recherche en biologie forestière et l’Institut de recherche en biologie végétale, respectivement. Ses travaux sur les mycorhizes, auxquelles il s’intéresse depuis plus de 55 ans, lui ont valu une reconnaissance internationale. Maintenant retraité, il est toujours actif et a présenté plus de 40 conférences depuis 2008 à la suite de la publication de l’ouvrage semi-vulgarisé intitulé Les mycorhizes : la nouvelle révolution verte.

Propos recueillis et édités par Johanne Lebel, rédactrice en chef: En effet. De retour à l’Université Laval, à la Faculté de foresterie, ce sujet fut au cœur de mes études de doctorat sur les mécanismes physiologiques de la « conversation », si l’on peut dire, entre la racine et le champignon. Marcel Lortie, alors professeur de foresterie, m’appuya fortement : « Le laboratoire est là, fais ce que tu veux! » Il m’offrit aussi les services d’un technicien à plein temps, et toute la « patente ». Après mon doctorat, engagé comme professeur, j’ai reçu dès 1966 une subvention des fonds fédéraux, 3200 piastres! Une somme importante pour l’époque.

En 1969, j’ai eu le privilège d’assister, en Illinois, au premier rassemblement mondial des gens s'intéressant aux mycorhizes. Nous étions une vingtaine!
En 1969, j’ai eu le privilège d’assister, en Illinois, au premier rassemblement mondial des gens s'intéressant aux mycorhizes. Nous étions une vingtaine! À Urbana, une ville avec quatre chemins et, au bout de chacun, des champs de maïs à perte de vue. Et là, j’ai rencontré Barbara Moss, la dame du feuillet de Nature! Dans l’avion de retour, je pris conscience – avec émotion, je dirais – de la profondeur de ce j’avais vu et entendu. De ce constat : le phénomène de la symbiose mycorhizienne est fondamental, universel, au cœur même de la vie végétale, et donc de la totalité des écosystèmes terrestres. Cette vision m’aura suivi toute ma vie.

Découvrir : Comment en êtes-vous venu à imaginer de possibles applications pour les mycorhizes?

André J. Fortin : Sous 1 m2 de prairie, il y a 9 m2 de surface racinaire, mais 90 m2 de surface de mycélium. Ces champignons transforment totalement la vie de la plante : amélioration de la nutrition minérale, résistance à la sécheresse, aux parasites, aux insectes, et même modification de la composition des aliments, dont le blé. Pourtant, jusqu’à maintenant, les pratiques agricoles ont été conçues comme si les mycorhizes n’existaient pas. Tout ce beau réseau, on le démolit systématiquement, inconsciemment. Mais ça commence à changer, un demi-siècle plus tard… Comme je le dis parfois : ça fait 50 ans que je pousse, mais là, ça commence à tirer! Du côté de l’agriculture, je dirais que c’est quasiment mission accomplie. Les idées que je voulais promouvoir sont acceptées, leur commercialisation à grande échelle en devenant une preuve tangible.Découvrir : Pouvez-vous préciser?

André J. Fortin : En 1981, j’ai organisé à l’Université Laval la North American Conference of Mycorrhizae. Nous étions 550 personnes en provenance de 42 pays. Premier événement d’envergure internationale dans ce domaine, cette rencontre a marqué à tout jamais l’essor mondial de ce champ de recherche.

À cette occasion, nous avons présenté nos travaux décrivant l’impact des mycorhizes sur le développement du frêne, cet arbre portant des mycorhizes arbusculaires comme les plantes agricoles : après quatre mois d'observation, les plants de frêne sans mycorhizes étaient hauts de 20 cm et ceux qui en portaient mesuraient… 1,5 m. Depuis, on a beaucoup progressé, aidés par des prix et des médailles, et surtout par un entrepreneur visionnaire, Bernard Bélanger, aujourd’hui propriétaire de PremierTech. Il est le frère d’Alain Bélanger, chimiste organicien à l’Université Laval.

Dès 1982, Bernard Bélanger a vu le potentiel commercial des mycorhizes. Il a engagé un de mes étudiants nouvellement diplômé, Michel Caron, et ils ont bricolé un petit laboratoire dans un vieux chalet. Six ans plus tard, toujours en collaboration avec mes étudiants diplômés, une nouvelle approche de culture était mise au point, une méthode qui allait révolutionner à tout jamais l’étude et l’utilisation des mycorhizes arbusculaires : il était désormais possible de les cultiver dans l’obscurité, et en l’absence d’une plante entière.

Une méthode allait révolutionner à tout jamais l’utilisation des mycorhizes arbusculaires : il était désormais possible de les cultiver dans l’obscurité, et en l’absence d’une plante entière.
J’avais dit à Bernard : « Écoute, on peut penser aux grandes cultures, mais il faut peut-être commencer avec l’horticulture, pour roder la technologie et faire connaître cette approche. Depuis 2008, PremierTech a multiplié les expériences dans les champs en grande culture. Aujourd’hui, cette technologie est à la base du procédé industriel derrière « Myke », une marque d'inoculants mycorhiziens, produite par cette compagnie de Rivière-du-Loup. Et là, c’est vraiment parti! Il faut voir aujourd’hui l’usine de 1800 m2 à La Pocatière. Et ce n’est pas fini. Les agriculteurs achètent des inoculums pour des centaines de milliers, et bientôt des millions d’hectares. Il faut déjà se préparer à multiplier les superficies de production.

Découvrir : Une belle symbiose entre un entrepreneur et un scientifique. Un projet que ni l’un ni l’autre n’aurait pu faire séparément.

André J. Fortin : Tout à fait. Après toutes ces années de recherches fondamentales, après tous ces rêves où je percevais le potentiel immense, Bernard leur a donné une réalité concrète. « C’est avec M. Fortin qu’on a appris à faire de la recherche, dans notre entreprise », a souligné M. Bélanger lors du lancement de la plaquette Les mycorhizes : la nouvelle révolution verte. Aujourd’hui, il faut toujours travailler avec une racine pour faire pousser ces champignons. Mais je rêve qu’on puisse trouver le moyen de cultiver le champignon comme une levure, sans avoir besoin de racine : présentement, ça coûte 50 $ l’hectare pour inoculer, et ce coût pourrait tomber de moitié si l’on pouvait se passer de la racine. Ce serait la révolution verte mondiale, là, ce serait vraiment vrai!

Découvrir : Si les retombées pratiques de vos recherches en agriculture sont évidentes, qu’en est-il de la foresterie?

André J. Fortin : Si des arbres tels le frêne et l’érable forment des mycorhizes arbusculaires comme les plantes agricoles, la plupart des arbres forestiers forment des ectomycorhizes, avec des champignons non plus microscopiques, mais à chapeau, ceux que l’on trouve dans les parterres forestiers. De fait, les champignons sont habitants fondamentaux de la forêts.

Mes recherches m’ont conduit à développer de nouveaux concepts fondamentaux liés à la fertilité et à la nutrition des arbres forestiers. La démonstration la plus spectaculaire de cette vision se trouve au pied du barrage Daniel-Johnson à Manic V. En 1971, à la fin des travaux, on a recouvert l’ensemble de ce site avec de la roche concassée. Deux ans plus tard, on m’a demandé de développer une méthode pour y refaire la végétation. J’ai alors prescrit la plantation d’aulnes crispés porteurs d’une double symbiose, l’une permettant la fixation de l’azote atmosphérique et l’autre ectomycorhizienne.


Une visite en 2013, trente ans plus tard, révélait la présence sur cette rocaille d’une forêt de peupliers faisant 25 cm de diamètre et 12-15 m de haut. Pas un seul gramme de fertilisant n’ayant été ajouté, on a pu démontrer que les ectomycorhizes de ces arbres ont la capacité de dissoudre les pierres pour aller y chercher tous les éléments fertilisants dont ils ont besoin. On ne déterminera plus jamais la fertilité des sols forestiers de la même manière, et les opérations de réfection de la végétation sur les sites de grands travaux, notamment les sites miniers, ont tout avantage à tenir compte de cette découverte.
Découvrir : Un mot pour conclure?

André J. Fortin : La symbiose mycorhizienne constitue un phénomène fondamental et universel au cœur de l’évolution et du fonctionnement des plantes et des écosystèmes terrestres. Il n’y a qu’à creuser un peu…

La symbiose mycorhizienne constitue un phénomène fondamental et universel au cœur de l’évolution et du fonctionnement des plantes et des écosystèmes terrestres. Il n’y a qu’à creuser un peu…

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André J. Fortin
Université Laval
Baccalauréat en biologie à Université Laval (1962), maîtrise en botanique à l’Université du Wisconsin (1964), doctorat en biologie forestière à l’Université Laval (1966), stage à l’Institut Pasteur de Paris en microbiologie du sol (1967).André J. Fortin a dirigé plus de 50 étudiants diplômés et produit plus de 135 publications scientifiques arbitrées, 2 ouvrages, ainsi que de nombreux rapports et articles de vulgarisation. Il a enseigné à l’Université Laval et à l’Université de Montréal, où il a fondé le Centre de recherche en biologie forestière et l’Institut de recherche en biologie végétale, respectivement. Ses travaux sur les mycorhizes, auxquelles il s’intéresse depuis plus de 55 ans, lui ont valu une reconnaissance internationale. Maintenant retraité, il est toujours actif et a présenté plus de 40 conférences depuis 2008 à la suite de la publication de l’ouvrage semi-vulgarisé intitulé Les mycorhizes : la nouvelle révolution verte.

Propos recueillis et édités par Johanne Lebel, rédactrice en chef

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