Pradines Maurice

  Maurice Pradines est né le 28 mars 1874 à Glovelier en Suisse où son père, ingénieur, était temporairement affecté. Il passa son enfance en Champagne, puis dans le sud, à Montauban, où il se révéla brillant lycéen. Ensuite la biographie de Pradines se moule sur la trajectoire ascendante classique d'un intellectuel universitaire. Étudiant à l'École Normale Supérieure de Paris, il obtint l'agrégation de philosophie en1898. Professeur de lycée, il occupa divers postes de Belfort à Bordeaux. C'est dans cette dernière ville qu'il soutint, en 1909, sa thèse de doctorat sur la Critique des conditions de l'action. En 1912, il accèda à l'université comme chargé de conférences à Aix-en-Provence. Il sera affecté ensuite à Caen, puis à Grenoble, avant d'intégrer l'université de Strasbourg comme professeur de philosophie générale en 1919. Il y restera 18 ans. C'est durant cette période qu'il posa les fondations de sa philosophie en développant une très audacieuse Philosophie de la sensation. En 1938, il est appelé à la Sorbonne et, 3 ans plus tard, âgé de 67 ans, il est mis à la retraite de la fonction publique. Mais une part essentielle de son œuvre est encore devant lui puisqu'il publie d'abord un Esprit de la religion (1940), puis, entre 1943 et 1948, les 3 tomes de son monumental Traité de psychologie générale.  En 1954, il propose au public une synthèse de sa pensée dans L'aventure de l'esprit  dans les espèces. Maurice Pradines mourut en 1958, à 84 ans.

Pensée

  La pensée de Maurice Pradines s'est assez vite retrouvée après sa mort dans l'ombre de l'histoire. Ombre dans le champ philosophique portée par la célébrité de son grand contemporain, Henri Bergson. Ombre dans le champ psychologique portée par la massification de la société de travailleurs-consommateurs promue par les Trente Glorieuses, car son apport original et subtil en ce domaine ne pouvait pas apparaître comme opérationnel pour son accompagnement. Pourtant il peut y avoir un grand intérêt à mettre la lumière sur la pensée de Pradines face aux impasses auxquelles mène le matérialisme assez primaire qui caractérise l'idéologie de la science contemporaine.

  Quoique l'apport de Pradines à la psychologie soit considérable, c'est bien en tant que philosophe qu'il faut l'aborder. Partant, dans sa thèse de doctorat, de la critique d'un idéalisme spiritualiste, alors en vogue au début du XXème siècle, qui opposait l'élévation de la connaissance à la trivialité de l'action, sa démarche fondamentale a été la quête de leur unité dans le phénomène de la vie. Et toute sa psychologie s'est construite dans cette recherche de l'opérationnalité de l'esprit dans le vivant : "La psychologie, suivant Pradines, c'est la philosophie de l'esprit en tant qu'elle est une philosophie de la vie" (Jean Lacroix dans Maurice Pradines ou l'épopée de la raison).

  Or le premier principe d'une telle philosophie est que la vie est action, c'est-à-dire puissance d'engendrer des événements qui transforment la réalité. Le second principe est que c'est l'esprit qui est le pôle agissant du vivant. Mais il ne s'agit pas alors d'un esprit surplombant et impérial qui instrumentaliserait la matière pour réaliser ses buts comme le voulait l'idéalisme classique. Il s'agit d'un esprit "incorporé", autrement dit diffus et  fragmenté dans la nature ; si bien qu'il doit sans cesse tâtonner, trouver des compromis, pour orienter ce corps qui le leste vers les buts qu'il vise.

  C'est à partir de ses résultats que Pradines s'emploie à mettre à jour l'esprit qui fait vivre. C'est ainsi qu'il ne considère pas la sensation comme cette faculté rudimentaire de notre être qui l'articulerait à la réalité matérielle, mais comme une stratégie de l'esprit pour prévenir la douleur en décalant, par une infinité de nuances en lesquelles les objets nous révèlent leurs qualités, le seuil du contact où la chose apparaît menaçante et impose l'éloignement.

  La méthode de Pradines est génétique. Elle s'applique à reconstituer la genèse des comportements vivants en mettant à jour les choix spirituels qui les présupposent – la notion d'esprit est prise ici dans son sens le plus large, coextensif du vivant, puisqu'elle recouvre aussi bien l'automatisme du réflexe que la démarche rationnelle. Pradines adhère à l'idée d'évolution du monde vivant qu'il caractérise comme procèdant essentiellement par mutations. Car l'esprit trouve parfois des solutions nouvelles au problème de vivre qui réagencent profondément les solutions sur lesquelles il se reposait auparavant : "
C'est par un coup d'État de la vie que l'activité perceptive nous paraîtra sortir des formes les plus hautes même de l'activité automatique, puis l'activité pensante, des formes les plus hautes même de l'activité associative. Il n'est pas en notre pouvoir de les ajuster bout-à-bout génétiquement." (Traité de psychologie, I, 67)

  C'est pourquoi Pradines généralise dans le processus d'évolution une loi de genèse réciproque qu'il décrit ainsi dans la préface de son Traité : "Ce qui est ultérieur modifie la constitution de ce qui est antérieur et fixe ainsi dans l'ontogénèse une apparence de consécution et de dérivation trompeuse. Ce que nous prenons pour le germe d'une fonction en est, en réalité, le produit, en raison des modifications apportées par le produit dans son propre germe." La douleur est ainsi la forme exarcerbée que prend la caractère menaçant de la chose après que, par le décalage sensitif, l'esprit ait neutralisé un large domaine du contact avec elle pour la connaître. Il s'ensuit que, lorsque la psychologie reconstruit a priori l'homme à partir d'une liste hiérarchisée de ses facultés, elle ne peut que laisser de nombreux phénomènes de comportement humain inexpliqués. Certes, il a été amplement montré comment l'intelligence humaine se nourrit de la vision. Mais il a bien fallu que cette même intelligence construise cet organe qu'est l'œil par quoi elle s'est élevée à ce stade.

  Si on n'idéalise pas d'emblée l'esprit, si on le considère – comme la vie même – sujet/objet de l'évolution, alors on peut trouver dans l'œuvre de Pradines des moyens théoriques pour surmonter les apories rhédibitoires du dogme régnant de la genèse de l'humain par les voies du hasard et de la nécessité.

Commentaires

Roger Caillois :
« Selon une vue simpliste, Maurice Pradines apparaît comme l'ultime représentant d'une tradition de psychologie scientifique qui devait s'éteindre après la Seconde Guerre mondiale. C'est une erreur grossière qui méconnaît à la fois l'œuvre de Pradines et la nature de la psychologie. Ce livre (Hommage, 1977) contribuera à rétablir la vérité et fera connaître aussi les aspects divers, mais non divergents, d'une œuvre où la psychologie n'est que préliminaire à une philosophie totale. »

Michel Foucault :
« Pradines a, seul de son espèce, réussi à forger de toutes pièces une explication de l'esprit par sa genèse. C'est ce que I'on retrouve tout au long de son œuvre si variée et qui ne se limite pas exclusivement à la simple psychologie mais qui dépasse le psychisme pour atteindre, par l'esthétique, la sociologie, la philosophie, la religion, la morale, toutes les couches de la pensée vivante. »

Roland Guyot (introduction à La fonction perceptive, 1981) :
« L'ostracisme, la mise sous l'éteignoir est aussi à attribuer à une grave erreur, certes pas des anciens, puisque certains, nous l'avons vu, ont considéré la Philosophie de la sensation et le Traité de psychologie comme comptant au nombre des œuvres les plus marquantes de la pensée française de la première moitié de ce siècle. Ce ne sont pas ceux de la vieille école qui se sont trompés puisqu'il en est qui portaient Pradines aux nues. Comme de toute évidence, ces connaisseurs n'ont pas pu jadis être tous victimes de la même illusion, il faut bien que l'erreur dont parle R. Caillois soit imputable à ceux qui n'ont pas vu, dans Pradines, un penseur original indépendant, qui lui ont accolé une étiquette et en ont fait avec légèreté le dernier représentant d'une vieille tradition de psychologie réflexive née de Maine de Biran, donc d'un idéalisme arrivant à bout de course. »

 

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