Jeûne médiatique
Ascèse appropriée à une humanité où, en raison de l'omniprésence des médias, tout est vécu en représentation en marge de ce réel dont on se rapproche par le témoignage direct des sens.
Un livre est une bouteille à la mer. Une idée dans un livre, fût-elle nouvelle et originale, est un grain de sable dans la mer. J'ai moi-même lancé une idée de ce genre, celle du jeûne médiatique, dans un livre paru en 1999 sous le titre Après l'homme, le cyborg? Je ne m'étais guère soucié de son sort jusqu'au jour où l'obligation de déménager le serveur de L'Agora, nous a contraints à imposer un jeûne médiatique partiel à des milliers d'Internautes. J'ai alors fait une recherche sur le jeûne médiatique pour découvrir des choses fort intéressantes en elles-mêmes ayant en outre l'avantage de donner un aperçu de la façon dont on pourra faire l'histoire des idées à l'ère de l'Internet.
Je n'attache guère d'importance à la paternité d'une telle idée, dont la valeur et la pertinence tiennent au fait qu'elle correspond à un besoin réel. Or, si un tel besoin existe, d'autres le découvriront après moi sans m'avoir lu ou l'auront découvert avant moi sans que je le sache. Les 1200 résultats de ma recherche Google font la preuve que ledit besoin existe effectivement, bien qu'il soit présenté différemment selon le contexte où l'on en fait état.
Parmi les premiers résultats de Google, certains renvoient au livre, d'autres à des commentaires de personnes dont je sais qu'elles l'ont lu. À quelques exceptions près, tous les autres résultats révèlent des usages de l'expression n'ayant qu'une ressemblance lointaine avec l'usage que j'en ai fait.
Dans La mal info, un ouvrage paru en 2006, Denis Muzet préconise le jeûne médiatique comme moyen de prendre ses distances par rapport à l'information, pour pouvoir l'assimiler plutôt que d'être submergé par elle, parfois jusqu'à une angoisse morbide. « La cure de jeûne médiatique, précise-t-il, constitue une vraie opportunité pour se réintéresser, se réinvestir dans une consommation saine et équilibrée tout en recréant le lien entre émetteurs et récepteurs.»
Pour la psychologue Élisabeth Servan-Schreiber, la même cure a un parfum californien: «À San Francisco, les gens sont centrés sur leurs besoins et connectés à leurs émotions. Ils assouplissent leurs corps et leurs relations à coups de pratiques de yoga, de produits organiques, de voitures hybrides et de considérations durables. Ils ont les meilleurs réflexologues chinois, les plus fins boulangers bouddhistes et cette incroyable baie dont la couleur du ciel éclaire le passage de chaque colline. […] Une des idées de la semaine que j'en ai rapporté est celle d'un jeune médiatique. Plus de Google news, de Libération expresso, d'Iphone en connexion permanente et de radio-télé-journaux. L'objectif est de se sentir encore plus vivant. C'est comme de faire du vélo ou de sourire à un inconnu ou à son miroir le matin. Éteindre momentanément le bruit des gens au loin pour se rapprocher de ceux qui sont tout près, dont soi. » Sur le site Doctissimo, on parle du jeûne médiatique sur le même ton, comme d'une technique de relaxation.La Radio-télévision belge tenait un discours semblable sur son site en avril 2009:«Essayez le jeûne médiatique. Eteignez télévisions, ordinateurs et radios et passez une soirée à jouer à un jeu de société», prône le Regeneration Project, rejoignant une nouvelle tendance: l'abstinence technologique.
Un évêque italien, à Modène, a appelé à une privation de SMS durant le carême pour «se désintoxiquer du monde virtuel et se retrouver soi-même».
Un peu partout dans les universités américaines, des étudiants renoncent ainsi à consulter leurs sites de socialisation tels Facebook.
«L'idée est que tout ce qui distrait de la prière et du jeûne devrait être abandonné», explique le théologien de la Duke Divinity School, Paul Griffiths. «La technologie n'est pas un péché en soi, c'est une distraction», affirme-t-il, assurant que l'ascèse cybernétique entre bien dans la tradition de l'Eglise, même si le Vatican a une chaîne sur YouTube et un site internet en huit langues.
Le retour du silence
À l'occasion du carême 2009, le site Famille chrétienne présentait ce témoignage d'une lectrice:
«Frappée par la multiplication et l’envahissement de l’information dans notre quotidien, qui obstruent et font barrage à la vie intérieure, j’ai décidé un jeûne médiatique, en filtrant l’essentiel (titres des journaux, lecture d’un seul hebdo, quasi-suppression de médias bruyants...)
Très vite, j’ai ressenti l’effet libérateur de ce "vœu de pauvreté" : un surprenant gain de temps d’abord, mais surtout, avec le retour du silence, un espace intérieur dégagé pour le dialogue intime avec le Seigneur – c’était le but recherché –, et ce dans la paix et une sérénité retrouvées, et très positives au final dans la profession d’accueil que j’exerce. »
Pour rester humain plutôt que de devenir cyborg
La thèse que je défends dans Après l'homme, le cyborg ? c'est qu'au cours des derniers siècles, l'expérience directe de la réalité, le rapport au monde par les sens ont régressé au profit d'une part du formalisme, caractérisé par les chiffres et d'autre part d'un sensationnalisme des médias. Les médias qui sont par définition des intermédiaire entre nous et la réalité ont tendance à se substituer à la réalité et accélèrent ainsi cette perte des sens que déplorait Ivan Illich. C'est ce qui m'a incité à proposer comme devise pour l'Encyclopédie de l'Agora: Vers le réel par le virtuel. L'usage d'Internet m'apparaissait comme nécessaire, mais je ne pouvais pas me résigner à être de ceux qui éloignent les gens du réel pour les rattacher aux médias. J'ai donc fait le pari de proposer des connaissances et des images qui inciteraient les internautes à s'en éloigner pour se rapprocher du réel grâce à elles.
Réfléchissant ensuite sur la désincarnation qui accompagne la montée du formalisme et la réduction du réel au numérique dans les médias, il m'est apparu clairement que l'ascèse convenant à notre époque ne devrait pas consister à limiter l'importance accordée au sens dans la vie quotidienne, mais au contraire à en rendre l'usage plus authentique, plus nourricier. Tout ce qui protège l'homme contre la mécanisation et l'abstraction m'est apparu salutaire. J'ai compris pourquoi Nietzsche avait fait l'éloge des instincts ce qui m'a amené à proposer que dans la liste des péchés capitaux, on remplace l'impureté par le voyeurisme.
Modération des sens
On pourrait nous objecter que les médias font appel aux sens et que le remède, loin de se trouver dans un retour des sens vers la nature. C'est la position du mouvement Nouvelle acropole: «Les sens nous gouvernent-ils ? Nul doute si l’on s’en tient à la tendance toujours plus sensationnaliste des images et des objets qui nous sont proposés. Mais toutes les traditions ont enseigné une modération des sens. En Orient, l’hindouisme nous apprend à les remettre à leur juste place et à s’en rendre maître. »
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Par delà le bien-être, la recherche du sens est souvent le principal mobile de ceux qui prônent le jeûne médiatique. Dans son message du 1er mai 2007, l'Assemblée des évêques du Québec abordait les choses ainsi: «De tous les changements survenus dans la vie des travailleuses et des travailleurs au cours des dernières décennies, ceux qui sont liés à l'ordinateur sont peut-être les plus importants. Ils touchent l’ensemble des femmes et des hommes qui travaillent, du manutentionnaire à l'actionnaire principal de la compagnie, du mécanicien au chirurgien. [...]
La révolution numérique provoque une crise du sens qui est également une crise des sens. Les outils informatisés dispensent le médecin de toucher ses malades pour poser un diagnostic, les navigateurs et les agriculteurs de recourir à leurs sens pour éviter d’être surpris par la tempête, le pêcheur d’apprivoiser lentement les lieux pour repérer les endroits où la pêche sera bonne. La confiance est mise dans les instruments au risque d’émousser les sens donnés à l’humain pour son développement et sa protection. Dans quelle mesure ces instruments nous éloignent-ils aussi les uns des autres et de nous-mêmes?
Un nouvel art de vivre et une éthique adaptée doivent se conjuguer pour une saine échelle des valeurs où le profit du travail est ajusté au bien des personnes et au bien commun de l’humanité ; ils devraient permettre ainsi de maximiser les aspects positifs de la révolution numérique et de minimiser ses effets négatifs. Le grand risque auquel nous sommes exposés est celui de perdre de vue la sensibilité, la chaleur et la compassion que nous pouvons avoir les uns envers les autres. Cela met aussi en péril notre intérêt pour les valeurs spirituelles et la qualité de la vie sur terre. Notre accomplissement en tant qu’êtres humains suppose que nous restions connectés aux réalités extérieures et intérieures inhérentes à la personne. Les nouvelles technologies deviennent déshumanisantes dans la mesure où elles nous éloignent de ces réalités. Comme elles ont envahi simultanément le monde du travail, du loisir et de la famille, ce sont tous les champs de la vie humaine qui sont interpellés. [... ]
À l’exemple de la France et des États-Unis, serions-nous prêts à instaurer un jeûne médiatique? [5] Une semaine sans télévision ni ordinateur viserait à sortir du spectacle des écrans pour se rapprocher de la réalité. Un tel exercice pourrait ramener l’attention à l’essentiel de ce qu’est la vie : les relations avec les autres, avec soi-même, avec son environnement physique et humain et avec Dieu. »