Austen Jane
«Jane Austen est née en 1775 à Steventon, près de Basingtoke, en Angleterre. Elle était fille d'un ministre anglican; un de ses frères fut de même ministre anglican ; deux autres furent marins et parvinrent au grade d'amiral dans la flotte anglaise. Sa vie s'est passée tout entière à la campagne ou dans des villes de province. Elle n'est qu'occasionnellement venue à Londres. Elle ne s'est pas mariée. On ne lui connaît ni passion, ni engagement d'amour. Elle n'a laissé aucune action à raconter. Elle existe par les romans qu'elle a écrits : Pride and Prejudice, Northanger Abbey, Sense and Sensibility, Mansfield Park, Emma...Le premier, Pride and Prejudice, présenté en 1798, à l'éditeur Crabe fut dédaigneusement refusé. Le second, Northanger Abbey, vendu d'abord à un éditeur de Bath, pour la somme de dix livres sterling, fut ensuite retourné. L'éditeur à la réflexion, s'estima heureux de recouvrer son argent. Enfin les éditeurs Egerton et Murray, à Londres, consentent à publier ses romans, qui paraissent anonymement.
Quand Miss Austen meurt en 1815, à quarante-deux ans, son nom commençait à être connu. Le premier biographe qui s'occupe d'elle, après sa mort, en 1818, va jusqu'à dire que de bons juges pensaient que ses livres pouvaient soutenir la comparaison avec ceux de Miss Edgeworth.et de Miss Burney, les deux femmes de lettres illustres du temps. Cependant la célébrité et la gloire surviennent. Elles se manifestent d'abord par l'admiration d'hommes comme Walter Scott, Macaulay, G. L. Lewes. Sa renommée a depuis toujours grandi et elle occupe maintenant, du consentement de tous, une des premières places dans la littérature anglaise.
Miss Austen s'est développée spontanément, par elle-même. Elle est devenue auteur d'une façon d'abord inconsciente, pour obéir à l'appel de facultés natives. Elle a écrit pour se satisfaire, sans préoccupation première de gloire, de fascination à exercer sur le public, sans s'inquiéter des jugements qui seraient portés sur son œuvre, par des critiques, des confrères ou la multitude.
Il n'est pas d'écrivain et d'artiste de race qui ne se comporte plus ou moins de la sorte et qui n'obéisse à la force cachée en lui. Mais cette manière d'être tend cependant, de nos jours, à être faussée par toutes les fatalités qui pèsent sur la vie, le besoin immédiat du succès, les préoccupations du renom, des récompenses à acquérir, du public à satisfaire, de la critique à désarmer.
La personnalité la plus robuste est ainsi soumise à mille attaques. La grande originalité, la production répondant à la manière d'être intime doivent donc devenir de moins en moins fréquentes. Et on voit en effet, de plus en plus, des œuvres entamées par les influences du dehors, dont l'ensemble manque d'unité, qui ne subsistent que par parties et qui continuent à se produire en s'affaiblissant, alors que l'invention première est épuisée.
Miss Austen, par la singularité de sa survenue à la campagne, dans un milieu étranger à tout souci littéraire, donne, dans sa plénitude, l'exemple d'un art développé tout entier sur lui-même, puisant dans le fond de son auteur ses éléments d'existence. C'est pourquoi elle a eu d'abord si peu de succès, ne s'inquiétant point de s'adapter au goût du moment, et pourquoi elle a ensuite sans cesse grandi et est devenue souveraine. Elle possédait l'existence propre, l'originalité dominatrice; elle a ainsi échappé, ce qui est une condition d'avenir, aux passions fugitives et à l'influence des coteries ou des cénacles.» (Voir la suite).
THÉODORE DURET, "Miss Austen", La Revue Blanche, 1891, Paris