Honte

Alcibiade louant Socrate :

« [...] En entendant Périclès et nos autres grands orateurs, je les ai trouvés éloquents ; mais ils ne m’ont fait éprouver rien de semblable. Mon âme n’était point troublée, elle ne s’idignait point contre elle-même de son esclavage. Mais en écoutant ce Marsyas, la vie que je mène m’a souvent paru insupportable. Tu ne contesteras pas, Socrate, la vérité de ce que je dis là ; et je sens que, dans ce moment même, si je me mettais à prêter l’oreille à tes discours, je n’y résisterais pas, ils produiraient sur moi la même impression. C’est un homme qui me force de convenir que, manquant moi-même de bien des choses, je néglige mes propres affaires pour m’occuper de celles des Athéniens. Je suis donc obligé de m’éloigner de lui en me bouchant les oreilles comme pour échapper aux sirènes (Homère, Odyssée, liv. XII, v. 47.) ; sinon, je resterais jusqu’à la fin de mes jours assis à côté de lui. Cet homme réveille en moi un sentiment dont on ne me croirait guère susceptible, c’est celui de la honte : oui, Socrate seul me fait rougir : car j’ai la conscience de ne pouvoir rien opposer à ses conseils ; et pourtant, après l’avoir quitté, je ne me sens pas la force de renoncer à la faveur populaire. Je le fuis donc et je l’évite ; mais, quand je le revois, je rougis à ses yeux d’avoir démenti mes paroles par ma conduite, et souvent j’aimerais mieux, je crois, qu’il n’existât pas : et cependant, si cela arrivait, je sais bien que je serais plus malheureux encore ; de sorte que je ne sais comment faire avec cet homme-là. »

PLATON, Le Banquet, in Oeuvres complètes de Platon. Publiées sous la direction d' Émile Saisset. Tome cinquième. Dialogues dogmatiques. Traduction Dacier & Grou, révisée et augmentée de notes par A. Saisset. Paris, Charpentier, 1892, pp. 412-413.

Essentiel

« De ressentir l'effraction d'une clairvoyance supérieure est déjà une humiliation trop vive, mais la honte atteint son point de perfection quand la lucidité d'autrui nous découvre en plein notre propre avilissement. »

GEORGES BERNANOS, L'imposture, Paris, Plon, 1927, p. 12.

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