Thoreau Henry David
Lorsqu’il entreprend sa première excursion dans le Maine, au cours de l’été 1846, Thoreau a vingt-neuf ans et se trouve au milieu de son séjour au bord du lac de Walden (qui dura du 4 juillet 1845 au 6 septembre 1847). Inspiré par divers motifs – dont celui d’écrire son premier ouvrage, A Week on the Concord and Merrimack Rivers, publié en 1849 – ce séjour n’était pas un retrait du monde mais une expérience existentielle dont l’une des conditions était de se situer, au moins symboliquement, aux marges de la société. Thoreau, depuis la fin de ses études à l’Université Harvard en 1837, se cherche. Il se pense comme écrivain mais il peine à trouver son public, et surtout il doit trouver les moyens de vivre, la fin de ses activités d’instituteur en 1841 le condamnant à exercer divers métiers – de précepteur des enfants du frère d’Emerson à fabricant de crayons dans l’atelier de son père. Issu d’une famille engagée dans le mouvement abolitionniste, il vit intensément cette période où les Etats-Unis se sont lancés dans une guerre d’expansion contre le Mexique, conséquence des tensions liées à la question de l’esclavage. Vite intégré parmi les activistes de Concord, Thoreau en vint à passer, au cours de ce même été 1846, cinq semaines avant son voyage dans le Maine, l’une des plus célèbres nuits en prison de l’histoire carcérale, avant d’accueillir dans sa cabane de Walden, le 1er août, pour la commémoration de l’émancipation des esclaves aux Antilles, l’assemblée générale des anti-esclavagistes de sa commune.
William Bradford, dans Of Plymouth Plantation (vers 1640) présente ainsi la découverte du Cap Cod par les Pilgrim Fathers : « Que pouvaient-ils voir si ce n’est des solitudes (wilderness) hideuses et désolées, remplies de bêtes sauvages et d’hommes sauvages (…).
Lorsque les Puritains arrivèrent en Amérique du Nord, c’est tout naturellement que, profondément imprégnés de langage biblique, ils assimilèrent leur entreprise à la traversée du désert des Israélites, à une errand into the wilderness qui faisait d’eux des envoyés ou messagers dans la nature sauvage, symbole de la mise à l’épreuve qui devait permettre de recouvrer la pureté de la foi. La nature était ainsi fermement encadrée dans un paradigme providentialiste qui suffisait à lui donner sens. Dans cette perspective, elle apparaissait comme un lieu sauvage que l’homme avait pour mission de domestiquer et de rendre productif, par un processus de réforme ou d’amélioration (improvement) qui ferait de ces "solitudes hurlantes" (howling wilderness) la terre promise qu’était appelé à être le Nouveau Monde. La wilderness se traduit par "désert" ou "solitude" dans un contexte biblique, "nature sauvage" dans un contexte moderne. On lira à ce sujet Roderick Nash, Wilderness and the American Mind, New Haven, Yale University Press, 1982, 3° éd., et en particulier ici le chapitre 5 « Henry David Thoreau : philosopher of the wilderness », pp.133-171.
(Extraits de François Specq, postface à Henry David Thoreau, Les Forêts du Maine, "Habiter la frontière. L’humanisme sauvage de Henry David Thoreau", éditions rue d’Ulm, 2004.)
La perspective inaugurée par les Puritains continue largement de prévaloir à travers tout le XVIIIe siècle, où elle fut relayée par l’agrarianisme issu des Lumières, et jusque dans la période post-révolutionnaire. L’Amérique se définit alors comme une république agrarienne, vouée à poursuivre une œuvre d’amélioration qui apparaissait comme un gage de progrès civique et moral, et où la réalisation d’un paradis pastoral permettait notamment de s’affranchir de toute idée d’infériorité culturelle vis-à-vis de l’Europe. Ainsi James Hector St. John de Crèvecœur, dans ses Letters from an American Farmer, appelle-t-il ses lecteurs à "examiner comment le monde est progressivement colonisé, comment le marécage hideux (howling swamp) est transformé en une plaisante prairie (…) à écouter la mélodie joyeuse, le chant rustique, là où l’on entendait rien auparavant, si ce n’est le hurlement du sauvage, le cri de la chouette ou le sifflement du serpent".
Dans cette perspective, très schématiquement, la wilderness aura été ce qu’il faut rédimer : plus tard, avec le triomphe de l’esthétique romantique et l’émergence de la conscience préservationniste, ce sera ce qui rédime, comme Thoreau l’a si éloquemment défendu dans "Chesuncook". Ce mouvement n’est toutefois peut-être pas aussi nouveau ni aussi radical qu’il pourrait paraître. La théologie puritaine, tout en contribuant à légitimer l’appropriation et la transformation du sol américain, pouvait également justifier la contemplation des œuvres du Créateur, comme le montre Jonathan Edwards, prédicateur enflammé mais aussi apôtre ardent de la beauté du monde naturel et des vertus régénératrices de la nature sauvage. (...)
Hanté par ce qu’il se plaisait à imaginer comme un contact avec la jeunesse éternelle de l’Amérique, Thoreau semble voyager moins dans son siècle que dans celui des Pères pèlerins et des pionniers de l’époque coloniale : "Quand Thoreau voyageait dans le Maine, au Canada, ou sur le cap Cod, et même dans le Minnesota, il remontait le temps et reparcourait els chemins de l’exploration du continent, afin de retrouver ces rives, ces rivières, ces montagnes et ces Indiens qui accueillirent les découvreurs du Nouveau Monde ». (S. Paul, The Shores of America). Peu de voyageurs auront comme lui cheminé avec si peu de bagages matériels et autant de bagage intellectuel. (...)
L’idéal pastoral prend la forme d’une économie de subsistance où travail et loisir se confondent, comme dans l’Eden. Le trait dominant de "Ktaadn" et d’une partie de "Chesuncook" est l’évocation d’un univers où les pionniers semblent mener des vies tout empreintes de la félicité que procure une bienfaisante proximité avec la nature nourricière. Ce qu’évoque Thoreau, c’est le merveilleux de la vie primitive, comme aux premiers temps du monde, à travers une galerie de héros dont la vie, telle celle des bateliers de A Week, lui paraît "noble et poétique". "Ktaadn" nous présente une sorte d’Arcadie sauvage, où l’homme habite des demeures en harmonie avec la nature, goûte une nourriture abondante et savoureuse, et joue de la flûte le soir venu. Dans sa petite maison des bords du lac de Walden, où il commença à écrire ce récit, Thoreau était habité par le désir de faire l’expérience – tant physique que mentale – de son rêve pastoral d’une vie de simplicité et d’harmonie avec la nature et ses rythmes, dont le modèle idéal – la haute Antiquité grecque et sa mythologie – hantait son esprit. Au-delà des traditions, tant antique qu’anglaise, de la pastorale, l’interprétation qu’en donne Thoreau est tout à fait américaine dans son exaltation du pionnier comme archétype du self-reliant man, de l’homme indépendant qui rejoue sans cesse les débuts de l’Amérique, et dont Emerson avait fait un emblème national. »
(Extraits de François Specq, postface à Henry David Thoreau, Les Forêts du Maine, "Habiter la frontière. L’humanisme sauvage de Henry David Thoreau")
Dans Les Forêts du Maine, Henry David thoreau a rassemblé les récits des voyages qu'il fit dans les forêts du nord-est des Etats-Unis en 1846, 1853 et 1857. Ce triptyque singulier, qui s'ouvre par le fameux "Ktaadn", couvre l'espace d'une quinzaine d'années et offre un accès privilégié à la complexité d'une vision du monde. Du jeune romantique ambitieux, à l'observateur attentif aux rugueux détails de la réalité, se dessine l'image d'un homme pour qui la vie au contact des forêts devait constituer une source de régénération personnelle et collective. En le suivant pas à pas, à travers les vastes espaces naturels du Maine, à la rencontre des pionniers et des Indiens, le lecteur est invité à poser à nouveau la question de l'homme dans sa relation avec la nature.
« À cet endroit nous enjambâmes la clôture pour pénétrer dans un champ nouvellement créé, planté de pommes de terre, où les troncs d’arbres continuaient de brûler entre les buttes ; et, arrachant les broussailles, nous découvrîmes des pommes de terre de bonne taille, presque mûres, poussant dru comme les mauvaises herbes, mélangées à des navets. (…) Laissez ceux qui le veulent bien parler de pauvreté et de temps difficiles dans les villes grandes ou petites : l’émigrant capable de payer sa traversée jusqu’à New York ou Boston ne peut-il dépenser cinq dollars de plus pour venir jusqu’ici – j’en ai payé trois, tout compris, pour le voyage de Boston à Bangor, deux cent cinquante milles – et être aussi riche qu’il lui plaira, en ce lieu où la terre ne coûte pratiquement rien et les maisons seulement la peine nécessaire pour les construire, et commencer sa vie comme le fit Adam ? (...)
Mais peut-être que le Maine ne tardera-t-il pas à en être au même point que le Massachusetts aujourd’hui. Son territoire est déjà dans une large mesure aussi dénudé et quelconque qu’une bonne partie de notre voisinage, et ses villages dans l’ensemble ne sont pas aussi bien ombragés que les nôtres. Il semble que nous pensions que la terre doive d’abord subir l’épreuve du pacage des moutons avant d’être habitable par l’homme. (…) Et que dire de toutes ces rangées de saules ébranchés tous les trois ans pour faire du bois de chauffage ou de la poudre – et de tous ces arbres, pins, chênes ou autres, abattus de mémoire d’homme dès lors qu’ils ont atteint une certaine taille ! C’est comme si l’on permettait à quelques spéculateurs d’exporter un à un les nuages du ciel ou les étoiles de la voûte céleste. Nous finirons par en être réduits à ronger la croûte terrestre elle-même pour nous nourrir.
On en vient même à s’attaquer à plus petit gibier encore. Il y a peu, ai-je appris, a été inventée une machine qui hache menu les pieds d’airelle afin de les transformer en combustible ! – des buissons qui, pour leurs seuls fruits, valent mille fois tous les poiriers du pays. (Je pourrai vous donner la liste des trois meilleurs espèces, si ça vous intéresse). Au train où vont les choses, nous serons bientôt obligés de nous laisser au moins pousser la barbe, ne serait-ce que pour cacher la nudité de notre terre et lui donner une petit air sylvestre. Le fermier parle de « nettoyer le terrain », comme si le sol avait meilleure allure nu que couvert, que lorsqu’il porte la vêture dont la nature l’a pourvu – comme si les haies sauvages, qui importent peut-être plus à ses enfants que toute sa ferme, n’étaient que de l’ordure. (…) Les journalistes pensent qu’ils ne sauraient trop encourager de tels « progrès » agronomiques ; c’est un thème sans risque, comme la piété ; mais pour ce qui est de la beauté de l’une de ces « fermes-modèles », j’aimerais encore mieux voir une baratte brevetée qu’un homme fait tourner. Ce ne sont, ordinairement, que des endroits où l’on fait – ou plutôt contrefait - de l’argent. Le pouvoir de faire pousser deux brins d’herbe là où n’en poussait qu’un auparavant n’es en rien surhumain.
Ce fut un toutefois un soulagement de retrouver les paysages de chez nous, doux mais malgré tout variés. Pour ce qui est d’un lieu de vie permanent, il me parut qu’il ne saurait y avoir de comparaison entre eux et la nature sauvage, si nécessaire que soit celle-ci comme ressource et comme arrière-plan, comme matière première de toute notre civilisation. La nature sauvage est d’une simplicité qui confine à la stérilité. (...)
Il n’y a pas que les pins majestueux, mais aussi de fragiles fleurs, telles que les orchidées, considérées communément comme trop délicates pour être cultivées, qui tirent leur nourriture de la tourbe la plus grossière – et nous rappellent que, pour y puiser non seulement force, mais aussi beauté, le poète doit, de temps à autre, suivre le sentier du bûcheron et la piste de l’Indien, afin de boire à quelque nouvelle et vivifiante fontaine des Muses, dans les profondeurs les plus secrètes de la nature sauvage.
Les rois d’Angleterre avaient jadis leurs forêts – qu’ils créaient ou agrandissaient parfois en détruisant des villages – « afin de garder le gibier du roi », pour les plaisirs de la chasse ou la nourriture ; et je crois qu’ils étaient mus par un instinct juste. Pourquoi n’aurions-nous pas, nous qui avons rejeté l’autorité royale, nos réserves nationales, où nul village n’aurait à être détruit, et où l’ours et la panthère, et même une partie de la Race chasseresse, pourraient continuer à exister, et non être « chassés de la surface de la terre par la civilisation » - nos forêts servant ainsi non pas simplement à garder le gibier du roi, mais à préserver par la même occasion le roi lui-même, le seigneur de la création, et destinées non pas aux plaisirs vain de la chasse ou à la nourriture, mais à notre inspiration et à notre propre et véritable récréation ? Ou bien allons-nous, comme des vilains, les extirper complètement et braconner sur nos propres domaines nationaux ? »
(Henry David Thoreau, Les Forêts du Maine, traduction F. Specq, éd. Rue d’Ulm/Presses de l’Ecole normale supérieure, Paris, 2004.)