Essentiel
« Ne dédaignez pas les grammairiens. Ce sont des ouvriers utiles. Ils réparent et raccommodent la langue, incessamment ravagée et effondrée par ces lourdes charrettes de prose et d'éloquence que les journaux, la presse, le barreau et la tribune, les tribunaux et les chambres font partir chaque matin pour les quatre coins de la France, et, il faut le dire aussi, ébranlée quelquefois, mais d'une autre manière, par le passage royal des grands écrivains. Ils pavent la grande route des idées. »
VICTOR HUGO, « Le style » (notes et fragments). Publié sous le titre « Opinions littéraires », dans la
Revue de Paris, année 28, tome 6, 1er novembre 1921, p. 7.
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« La détérioration d'une langue est plus rapide, et la civilisation qu'elle porte plus fragile, lorsqu'on oublie le pédantisme grammatical.
Les civilisations sont des périodes de grammaire normative. »
NICOLÁS GÓMEZ DÁVILA,
Le réactionnaire authentique, Monaco, Éd. du Rocher, 2005, p. 58.
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On peut distinguer la grammaire scolaire de la grammaire philosophique. C'est la première qui est la cause des errements de la métaphysique, selon les philosophes analytiques: pour eux, la métaphysique serait la philosophie faite sur les ailes du langage plutôt que ce qu'elle prétend être, la connaissance des essences ou de la réalité en soi. Tout autres sont les prétentions de la grammaire philosophique, qui voudrait fixer la signification des mots en s'appuyant non seulement sur la linguistique mais également sur la logique profonde, qui fait intervenir des aspects ethnologiques. Ainsi, la grammaire serait universelle, bien que des langues différentes soient pourvues de grammaires différentes, dans la mesure où elle demeure la même pour un mot comme « comprendre » et tous ses équivalents dans les autres langues.
Enjeux
Comparée à l’ensemble des modes d’expression des êtres vivants, la langue apparaît comme la fine fleur de l’évolution, comme le signe le plus achevé de la vie. La vie se distinguant de la matière inanimée par sa complexité, on peut aussi dire de la langue qu’elle est l’expression par excellence de la complexité. Le fait qu’elle soit un phénomène social autant qu’individuel ajoute encore à sa valeur en tant que phénomène vivant. Voilà pourquoi l’appauvrissement d’une langue est une tragédie. Il marque une régression, un effondrement de la vie. Une génération semble ne plus avoir assez de souffle pour gonfler la voile tissée par une longue lignée.
Pourquoi
dont plutôt que
qui, pourquoi un accent circonflexe ici et non pas là? Pourquoi la grive a-t-elle un chant si riche musicalement? Pour avertir ses congénères, une note ne suffirait-elle pas? La vie a des raisons que la raison ignore ou tarde à comprendre. C’est parce que la langue est une œuvre de la vie qu’il faut en respecter les règles, et non parce que ces règles sont imposées par une académie.
Mais la vie se renouvelle. La grive ne chante qu’une fois la même mélodie. Il est donc naturel que d’une génération à l’autre, on modifie les règles et les mots de la langue. Tant qu’ils ne sont pas des simplifications dictées par la fatigue linguistique ou par la domination d’une langue étrangère, tant qu’ils se limitent à faire varier les éléments d’une langue sans en abaisser le niveau de complexité, ces changements sont souhaitables.
La fatigue se justifie elle-même par l’argument utilitariste. La langue, décrète-on alors, n’est qu’un moyen de communication. La grive se limitera désormais à une note et la langue obéira aux impératifs du système technicien : la recherche en toute chose de la méthode absolument la plus efficace. Un seul mot pour désigner toute les joies : super. Adieu à cette allégresse provenant de la dilatation du cœur, à l’exultation, qui manifeste une joie bondissant au dehors, à l’enjouement caractérisé par certaines marques ou effets particuliers de l’allégresse.
Le lien entre l’appauvrissement de la langue et celui de la vie est ici manifeste, comme dans le cas de la disparition des mots relatifs au témoignage des sens. Les instruments de mesure étant aujourd’hui omniprésents, le recours aux sens pour connaître la réalité est de moins en moins nécessaire. Cette inutilité des sens a son écho dans les langues : « Des douzaines de mots recouvrant les nuances de la perception sont tombés en désuétude. En ce qui concerne les fonctions du nez, il s'est trouvé quelqu’un pour dénombrer les victimes : sur les cent cinquante-huit mots allemands indiquant les variations de l’odeur employés par les contemporains de Dürer, trente-deux seulement sont encore utilisés (1). »
C’est toutefois dans la simplification des structures syntaxiques et de l’architecture de la phrase que les effets de la fatigue linguistique sont le plus manifeste. Et ce manque de souffle, cette impuissance cherche compensation dans des néologismes, des superlatifs très souvent, qui, à défaut de pouvoir exprimer une vie qui existe déjà tente de la faire naître artificiellement. D’où cette remarque de François Taillandier à propos du mot convivance, récemment admis par l’Académie française : « Le besoin qu’on peut éprouver de mettre en circulation une notion comme celle-là semble souligner combien fait défaut la chose désignée. J’ai éprouvé la même inquiétude devant le regain de fortune, depuis quelques années, des mots république, citoyen, citoyenneté et autre respect. Nous parlerons de convivance environnés de caméras et d’alarmes, à l’abri de nos digicodes (le mot est-il dans le dictionnaire ?), munis de cartes à puce infalsifiables, en votant des lois antisexisme, antitabagisme, antiracisme, antihomophobie. Homophobie est-il dans le dictionnaire ? Et communautarisme ? Nous parlerons de convivance dans un monde où, de plus en plus, on demande à la loi ou à la police de garantir tout ce que devraient dicter à chacun le bon sens, l’humanité élémentaire, l’amour du prochain, la dignité (2). »
1- Ivan Illich,
La perte des sens, Paris, Fayard, 2004, p. 197.
2- François Taillandier,
L’Humanité, édition du 28 octobre 2004.