Essentiel
On remarque souvent que le sens traditionnel de la Fête s'est perdu dans nos sociétés modernes; les Fêtes religieuses et patriotiques sont écartées du
calendrier, quand elles ne sont pas réduites à autant de jours fériés et chômés.
Paradoxalement, la multiplication des Festivals et festivités de toute sorte envahit l'ensemble de ces mêmes sociétés et contribue souvent à rééquilibrer les fiscalités des villes et des villages qui organisent et exploitent les Fêtes dites populaires. On pourrait remarquer que plusieurs de ces manifestations de masse se réduisent trop souvent à des spectacles d'artistes professionnels devant des foules de badauds dont la participation se limite à la consommation des produits vendus sur place.
Où est passé l'essentiel de la Fête, dont le sens reposait avant tout sur l'évocation par la mémoire de faits passés ayant contribué à définir la collectivité d'appartenance? Fête-t-on encore quand on a oublié ce qu'on fête? Plus que le boire et le manger, la fête doit nourrir la mémoire et la vaillance de ceux qui, à certaines dates fixées par la coutume, s'arrêtent de travailler pour s'amuser. Sans finalité clairement formulée, la fête se dissout rapidement dans la consommation passive d'un plaisir trop court qui ne vaut pas le prix du congé et encore moins la fatigue du lendemain.
Enjeux
Ville en fête! Écho collectif de l’âme en fête! Nous qui avons tous les droits… et tous les choix, avons-nous encore accès à la fête? La fête n’est pas l’objet d’un choix. Elle a sa place, immuable dans le temps comme l’étoile dans l’espace. Elle n’est pas non plus l’objet d’un droit. L’expression droit à la fête enferme une contradiction. Il y a incompatibilité entre le sentiment du droit et le sens de la fête. C’est le bienfait gratuit et perçu comme tel qui met l’âme en fête. Rien ne m’est dû, j’aurais pu mourir cette nuit et voici que je m’éveille et que je m’émerveille devant le soleil du matin. Rien ne m’est dû et pourtant voyez cette récolte… On ne fête pas une récolte que l’on a planifiée et qui de toute façon est assurée par l’État.
Nos fêtes les plus authentiques sont ces moments choisis de l’amitié où un même souci de la perfection traverse les conversations, le repas pris en commun et le lieu où l’on se trouve.
Fête purement, exclusivement humaine? En apparence, mais d’où vient ce souci de la perfection, qui est un triomphe contre l’entropie, contre le désordre du moment? Et la fête serait-elle complète si les convives avaient le sentiment que tout leur est dû? Même nos fêtes les plus naturelles portent la marque du surnaturel, sous la forme d’une perfection gratuite et de l’émerveillement reconnaissant devant cette perfection. Le souci vivant de la perfection est-il, dans le contexte mécaniste actuel, une transgression de l'ordre établi comparable à celui des fêtes traditionnelles, un retour vers l'archétype, à partir du prototype?
Cette fête traditionnelle, caractérisée par son rapport manifeste à la transcendance, est en voie de disparition. Mais alors que certains, tel Jean Proulx, estiment qu'elle se dilue dans le quotidien, d'autres soutiennent que le quotidien s'inscrit dans une hyperfestivité envahissante. Trente ans séparent les deux analyses. Le passage à l'hyperfête se serait-il opéré pendant cette période?
Au début de la décennie 1970, Jean Proulx écrit, citant J. Dumazedier puis H. Lefebvre:
«"La fête se dilue dans la vie quotidienne". L'homme d'aujourd'hui semble envahi par le mouvement insignifiant de la quotidienneté. Il ne vit plus que des débris de la fête. Au lieu de la plénitude de la fête, il rencontre souvent le vide de l'ennui. La nostalgie du style accompagne celle de fête. Car le style (comme la fête) peut réunir et organiser (forme) les éléments du quotidien (matière) et leur donner un sens. Le style et la fête apparaissent ainsi comme le langage propre à l'homme: "Notre vie quotidienne se caractérise par la nostalgie du style, par son absence et sa poursuite obstinée. Elle n'a pas de style. Il y a dégénérescence simultanée du style et de la fête dans la société où le quotidien s'établit.
Le style conférait un sens aux moindres objets, aux actes, aux gestes: un sens sensible et non pas abstrait, saisi directement dans un symbolisme."» (Jean Proulx,
Le jeu, le rite, la fête, Revue
Critère, no 3, janvier 1971)
Trente ans plus tard, Philippe Murray écrit:
«Hyperfestive (…) peut être appelée cette civilisation, parce que la festivisation globalisée semble le travail même de notre époque et sa plus grande nouveauté. Cette festivisation intensive n’a plus que de lointains rapports avec le festif d’autrefois, et même avec la déjà vieille "civilisation des loisirs". Le festif "classique" et localisé (les kermesses de jadis, le carnaval, etc.), comme le festif domestique assuré plus récemment par la télévision, sont désormais noyés dans le festif total, ou hyperfestif, dont l’activité infatigable modifie et transforme sans cesse les comportements et l’environnement. Dans le monde hyperfestif, la fête n’est plus en opposition, ou en contradiction, avec la vie quotidienne; elle devient le quotidien même, tout le quotidien et rien que le quotidien. Elle ne peut plus en être distinguée (et tout le travail des vivants, à partir de là, consiste à entretenir indéfiniment une illusion de distinction). Les fêtes de plus en plus gigantesques de l’ère hyperfestive, la Gay Pride, la Fête de la musique, la Love Parade de Berlin, ne sont que des symptômes de cette vaste évolution.» (Philippe Muray,
Après l’histoire, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 10-11)
Hyperfestivité, panludisme, pour aboutir à la promesse d'une nouvelle déception:
«Cette époque qui se montre à elle-même son temps comme étant essentiellement le retour précipité de multiples festivités, est également une époque sans fête. Quand ses pseudo fêtes vulgarisées, parodies du dialogue et du don, incitent à un surplus de dépense économique, elles ne ramènent que la déception toujours compensée par la promesse dune déception nouvelle.» (Guy Debord,
Société du spectacle.)