Morin Edgar

8 juillet 1921

Faire la synthèse de l'ensemble des connaissances. Cette tâche, reposant sur le besoin d'unité de l'esprit humain, allait de soi dans l'antiquité, elle était encore possible à la Renaissance; depuis plus de deux siècles, elle est impossible en raison notamment de la multiplication des savoirs spécialisés. Trop de gens en ont toutefois conclu que ladite tâche, parce qu'elle est impossible, a cessé d'être nécessaire. Edgar Morin n'est pas tombé dans ce piège. Il a compris au contraire que l'éclatement du savoir rend l'effort de synthèse encore plus impérieux. Cela le mit dans l'obligation de tenter l'impossible. Là se trouve l'étincelle initiale et le sens de son œuvre.

Au milieu du XXe siècle, pour remédier au même mal, C.P.Snow, écrivain et physicien anglais, proposa l'idéal de troisième culture, synthèse de la culture scientifique et de la culture littéraire. Son message n'eut guère d'écho sauf peut-être dans les hauts lieux du savoir californien où se forma autour de l'idée de troisième culture le club des digerati. Edgar Morin ira beaucoup plus loin: jusqu'à l'abolition des frontières entre les disciplines. Face aux contraintes artificielles dans la connaissance, il fera preuve d'une liberté rappelant celle de Goethe, lequel s'adonna à la géologie, la botanique, la physique, la littérature. Il est vrai que l'ère de la spécialisation s'ouvrait à peine à ce moment.

Elle atteingnait son sommet quand Edgar Morin est entré en scène. On peut dire de ce cavalier français qu'il partit d'un aussi bon pas que Descartes, mais dans la direction opposée :vers le plus complexe plutôt que vers le plus simple.

Quand on parcourt sa bibliographie complète on a vraiment le sentiment que rien de ce qui est humain ne lui est étranger. L'un de ses premiers livres porte sur la mort, mais il s'est aussi intéressé au sport, aux vedettes de cinéma, à la l'histoire, à la sociologie, cela va de soi, à la physique, à la biologie, à la philosophie des sciences.

Premier exploit, il a échappé au discrédit auquel il s'exposait auprès des hiérarchies universitaires. Le sociologue Edgar Morin a très tôt reconquis pour son propre compte la liberté qui avait été celle du commun des savants jusqu'au XIXe siècle. Il faut savoir gré au Centre national de recherche scientifique, son employeur, de lui avoir permis d'exercer cette liberté.

Second exploit: il transforma si bien son handicap en avantage qu'il brisa les frontières entre les cultures après avoir brisé les frontières entre les disciplines. On l'appelle en espagnol El pensador planetario. Précisons ici que son rayonnement a été plus grand dans la latinité que dans le monde anglo-saxon. C'est la conclusion qu'on peut tirer d'un survol de sa bibliographie et des résultats de recherche sur Google: 297 000 en français, 164 000 en espagnol, 89 000 en portugais 10 000 en allemand.

Troisième exploit: il a su évoquer le sacré, en rappeler l'importance, sans qu'on lui reproche à l'excès de trahir une laïcité équivalant à un droit de cité.

Quatrième exploit: il a survécu à ce qu'on pourrait appeler l'égarement des niveaux de langage. Il voulut à ce point éviter les mots simplificateurs d'une réalité complexe qu'il créa son propre jargon paradigmologique. On le lui pardonna, mais il sut aussi parler à tout le monde comme dans les Sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur. On le lui pardonna également.

Parce qu'on savait qu'au fond il avait raison de vouloir freiner cette machine scientifique et industrielle tirant toute sa force d'un réductionnisme doublé d'un oubli de la complexité.

Les minéraux présents dans le sol favorisent la croissance des plantes. Soit! Ajoutons donc des minéraux! On le fera au point de détruire l'humus, la partie vivante du sol. On nourrira ainsi plus de monde pendant quelques décennies. Mais à quel prix social dans l'immédiat et à quel prix agricole dans l'avenir? Les chimistes qui sont à l'origine de l'agriculture industrielle étaient cartésiens: ils allaient au plus simple et ils intervenaient selon la même logique, chose qui leur était facilitée par le fait que le plus simple était aussi le plus pressé. Les exploiteurs des énergies fossiles:charbon, pétrole, gaz ont suivi l'exemple des chimistes du sol avec les conséquences que l'on commence à vivre. Chassez la complexité et elle revient sur ses mille pattes, pour vous hanter.

Tenir compte du plus complexe comme le veut Morin suppose qu'on ait le sens du plus lointain, dans l'espace et dans le temps. Il a lui-même ce sens. Ses études en histoire et en anthropologie le lui ont donné. Mais comment le communiquer aux empressés que nous sommes tous devenus? L'esprit du temps, qu'il a bien étudié, servira peut-être sa cause: la vitesse est en perte de vitesse en ce moment.

À l'heure de la mondialisation par le capital abstrait et donc inhumain, ponctué de crises financières et écologiques sur fond de corruption, l'humanité a besoin de prophètes, aux accents à la fois orientaux et occidentaux. Edgar Morin est l'un d'eux. Les prophètes ont souvent déclenché, dans le passé récent notamment, des mouvements mythiques, de libération ou de conquête, qui ont eu des effets catastrophiques. Morin n'est pas de cette espèce parce qu'en enseignant la complexité il prépare les esprits au réalisme et au sens de la contradiction, de même qu'au sens de la limite. Il voit venir les effets d'une démesure devenue incontrôlable, il invite ses semblables à prendre les moyens pour éviter le pire. Contre la machine, il défend les paradigmes perdus : la vie et l'humanité.

On sait déjà que son prochain livre s'intitulera La Voie. À la lumière du manifeste qu'il a déjà publié sur ce thème, on peut présumer que ce livre sera une invitation à l'action à l'échelle mondiale.

« LA VOIE »

 

La grande Voie n’a pas de porte. Des milliers de routes y débouchent. Proverbe zen

I. LA CRISE La gigantesque crise planétaire n’est autre que la crise de l’humanité qui n’arrive pas à accéder à l’humanité. Cette poly-crise est provoquée par le développement, qui est encore considéré comme la voie de salut pour l’humanité. Le moteur de ce dernier est techno-économique, il ne connaît que le calcul comme instrument de connaissance et ignore toute activité non monétarisée. Le développement instaure un mode d’organisation de la société et des esprits où la spécialisation compartimente les individus les uns par rapport aux autres et où l’on perd de vue l’ensemble, le global, et la solidarité. Le développement comme solution ignore que les sociétés occidentales sont en crise du fait même de leur développement. Celui-ci a produit un sous-développement intellectuel, psychique et moral. Intellectuel, parce que notre formation disciplinaire, en nous apprenant à séparer les choses, nous a fait perdre l’aptitude à les relier et à penser les problèmes fondamentaux dans leur globalité. Psychique, parce que nous sommes dominés par la logique purement économique et calculatrice de croissance et de développement industriels qui nous pousse à tout considérer en termes quantitatifs et matériels. Moral parce que partout l’égocentrisme prime sur la solidarité. Tout ceci conduit à un mal-être, y compris au sein du bien-être matériel. Nous vivons ainsi dans une société où les solutions que nous voulons apporter sont à l’origine même de nos problèmes. La conscience de la crise du développement n’est que parcellaire et insuffisante aujourd’hui, limitée à la seule problématique écologique. En tous lieux, pays et continents existe une multiplicité d’initiatives (économiques, écologiques, sociales, politiques), porteuses d’avenir, qui surmontent des obstacles, trouvent des solutions à des problèmes vitaux et fondamentaux. Mais elles sont éparses, compartimentées, ignorées les unes des autres et inconnues des partis politiques, des administrations, des médias ou des chefs d’entreprise.

II.LA VOIE NOUVELLE

Toutes ces initiatives méritent d’être connues, reconnues, recensées, rassemblées afin que leur conjonction permette de frayer les grandes voies réformatrices pour former La Voie, dont a besoin l’humanité en crise. Plus profondément encore, la conscience de la nécessité vitale de changer de voie est désormais indissociable de celle de l’état souvent monstrueux et misérable des relations entre individus, groupes et peuples. La question très ancienne de l’amélioration des relations entre êtres humains, qui a suscité tant d’aspirations révolutionnaires et de projets politiques, économiques, sociaux, éthiques, est désormais indissolublement liée à la question vitale du 21ème siècle qui est celle de trouver une Voie nouvelle conduisant à des transformations dans tous les domaines et à une réorganisation généralisé qui serait comme une métamorphose.

 

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Complexité et pensée systémique, quelques noms

Donella Meadows, membre du Club de Rome, co auteure de Limites à la croissance. Lecture: Leverage Points Places to intervene in a system

 Fritjof Capra, site personnel

Physique occidentale, philosophie orientale

"On est conduit à la nouvelle notion d'une totalité continue infirmant l'idée classique de déconstruction du monde en parties existant séparément et indépendamment. Nous avons inversé la notion traditionnelle selon laquelle les "parties élémentaires" du monde en constituent la réalité fondamentale, et les divers systèmes sont seulement des figures et des combinaisons particulières et contingentes de ces parties. Nous dirons plutôt que l'interconnexion quantique de l'univers dans son ensemble est la réalité fondamentale et que les parties fonctionnant de façon relativement interdépendante sont simplement des formes particulières et fortuites à l'intérieur de cet ensemble."

Autres extraits
de Fritjof Capra

 

 

 

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