Désir
Notes pour une approche phénoménologique du désir
Par Sylvain Gélinas
Août 2014
L’homme regarde les étoiles.
Le ciel étoilé le ravit.
Il l’entoure de tous les côtés de la voûte céleste.
Il lui est présent par ce qu’il voit
et absent par ce qu’il ne voit pas.
Il se présente à son regard
et celui-ci se porte vers lui
comme ouverture à une plénitude.
Il est courant d’étudier le désir sous le double point de vue du sujet qui en fait l’expérience et de l’objet qui exerce un attrait. S’agit-il logiquement d’un sujet désirant un objet qui lui serait présent comme contenu de conscience ou sommes-nous en présence d’un phénomène irréductible? Essayons d’élargir et d’approfondir la portée de cette expérience en nous tournant vers les choses elles- mêmes. Revenons à l’innocence de l’expérience primitive (Spiegelberg, 1965).
Observons un enfant qui se prépare à passer l’Halloween et la hâte avec laquelle il revient de l’école. Il mange rapidement. Avec fébrilité, il met son costume et attend impatiemment la fin du jour. Lorsque les rues et les maisons s’illuminent, il se met en mouvement. Voyons-le passer de demeure en demeure, il présente son panier ou son sac et, sans s’attarder il repart de plus belle. Faisant fi des obstacles, il n’est rien d’autre que projet-qui-passe-l’Halloween jusqu’à ce que les rues s’assombrissent et alors il rentre chez lui. Il est projet de lui-même dans la totalité de son être, exprimant son choix dans une circonstance particulière. Il est être-dans-le-monde. Si l’enfant est bien le sujet du récit, il ne fait pas de doute qu’il s’inscrit dans une situation donnée, celle de l’Halloween avec ses maisons éclairées et la distribution de friandises, événement qu’il anticipe et auquel il répond. Cette situation est objective. Le désir n’est pas ici un phénomène privé ou subjectif qui se livre dans l’introspection. Nous observons le phénomène tel qu’il se présente et le mode qui le vise. Nous pouvons aussi réfléchir sur le désir et la conscience est alors réflexive. Mais la connaissance du désir n’est pas compréhension ni expérience du désir. Celui-ci comme figure se pose sur le monde. Son expérience est directe, immédiate. Le monde, qui comprend aussi bien le cosmos que la nature et l’histoire est le fond sur lequel il s’inscrit et leurs configurations s’organisent en rapports structuraux et solidaires.
Le désir se compare à des phénomènes semblables mais garde sa spécificité. Il partage avec le besoin le fait d’être ressenti comme une faim ou une soif. Cependant, à la différence du besoin, il n’est pas lié à une exigence naturelle ou sociale, à une tension qui trouve satisfaction dans la possession de l’objet. Comme l’appétit, il est mobilisateur mais il n’est pas pour autant inclination. Il n’a pas d’identité propre indépendamment de la situation dans laquelle il se trouve. Il est toujours désir d’un objet tel qu’il se présente dans une situation donnée.
Plus d’une centaine de verbes révèlent la richesse des modes d’apparition du désir (Beauchesne, 2001). Une analyse sommaire permet de les regrouper en cinq ensembles à partir de quelques exemples : engendrer, inspirer, aiguiser, accroître (a) ; ressentir, brûler, dévorer, éprouver (b); être en proie, s’abandonner, acquiescer, obéir (c); refouler, réprimer, étouffer, modérer (d); et afficher, manifester, caresser, formuler (e).
En a, le désir naît d’une rencontre. Cependant il n’est pas lui-même rencontre. Il se pose comme une certaine relation avec autrui et, à travers lui, avec le monde. Il est une modalité particulière de la conscience. En tant que mouvement vers le monde, il est conscience intentionnelle. L’ensemble b représente le désir vécu comme expérience affective mais le désir n’est pas feu ni passion. Le désir est vécu impérativement en c, il est limité et freiné en d et il s’exprime en e. Cependant, il n’est pas discours, ni abandon, ni résistance au sens d’une pulsion qui agit sur le mode de causalité. Le monde présente des objets plus proches ou plus lointains et le désir les vise selon la situation présente ou anticipée.
Tandis que la conscience réflexive entretient un rapport avec sa propre facticité, le désir est un rapport à l’autre, avant toute réflexion. « La réalité humaine est sociale avant d’être raisonnable » (Finkielkraut, 1984). Le désir est sortie de soi dans la rencontre avec celui qui se présente comme un ensemble de qualités et un corps en situation. Il est une tentative de s’approprier l’autre ou de changer ses rapports avec lui mais celui-ci échappe à la possession, comme une énigme sans cesse à déchiffrer. La conduite du désir est d’ordre éthique lorsqu’elle se place à une certaine distance de l’autre dans le respect. Ce que le désir cherchait, il renonce à le trouver car son objet s’échappe et se travestit. Le désir de l’amant « n’est pas une faim qui puisse être rassasiée, mais une approche dont l’objet se dérobe toujours…L’amoureux n’est ni comblé, ni pour autant insatisfait… Le visage aimé manque, et ce manque est la merveille de l’altérité « ibid., p.70). Désirer autrui, c’est être tenu en éveil par lui en tant qu’il est autre.
Désirer l’autre, c’est aussi l’amener à l’être d’une manière neuve et, à travers lui, procéder à une altération du monde. Pour Sartre, la tentative première de se saisir de la subjectivité de l’autre est le désir sexuel. Loin des descriptions psycho-physiologiques qui font du désir un instinct sexuel, il considère cependant que le fait d’exister comme homme ou femme n’est pas une contingence secondaire : « Il apparaît pourtant au premier regard que le désir et son inverse l’horreur sexuelle, sont des structures fondamentales de l’être-pour-autrui » (Sartre, 1943, 1961). Le désir n’est pas volupté, ni objet à contrôler, supprimer ou différer en vue du plaisir. Il saisit le corps d’autrui à partir de sa situation dans le monde. Il pose d’abord le monde, puis le corps à partir du monde et la belle main à partir du corps. « Un corps vivant comme totalité organique en situation avec la conscience à l’horizon : tel est l’objet auquel s’adresse le désir » (ibid., p. 455).
Le désir demeure dans l’horizon du corps désiré, il en est une propriété et la conscience n’est rien d’autre que le sens d’écoulement des objets du monde en tant que cet écoulement fait partie de son monde : « Dans le désir, je me fais chair en présence d’autrui, pour m’approprier la chair d’autrui » (ibid., p 458). Le désir se fait caresse et, façonnant le corps d’autrui, il fait naître sa chair. « Ainsi le désir est-il une invite au désir » (ibid., p.465). Pour apprécier la présence de l’autre, il faut ajuster la sienne propre : « Tout dépassement de mon être-là est en effet dépassement de celui de l’autre » (ibid. p. 464). En présence de l’autre, il y a un monde du désir dans lequel le corps se tient et qui comporte en lui-même son propre sens et sa propre interprétation.
Cependant, le désir ne se réduit pas à une simple visée car si le sujet désire une présence en chair c’est d’abord parce qu’il en possède la capacité. Ce n’est pas uniquement parce que nous sommes dans le monde que nous sommes capables de le viser activement. « C’est au contraire parce que nous sommes originairement désir et donc ouverture à une altérité qu’il peut y avoir pour nous des objets » (Barbaras, 1999). Tandis que le besoin cherche une satisfaction adéquate, le désir s’ouvre sur un manque originaire. L’être qui se présente comme l’imprésentable et sur le mode de l’absence ne peut qu’appeler un désir qui le vise comme manque et que rien ne peut combler. L’accomplissement du désir est vécu sur le mode de l’inachèvement : « Désirer, c’est se faire être comme manque d’un possible-être-soi-buvant-le-verre qui réaliserait, s’il était réalisable, l’assouvissement, où la soif se connaît comme soif dans le temps même où le boire la remplit, où de ce fait même de remplissement, elle perd son caractère de manque tout en se faisant être soif dans et par le remplissement » ( A. Flajoliet : Barbaras, 2005).
Le désir est constitutif du vivant, totalité irréductible. L’intentionnalité aurait ainsi une composante génétique non dans le sens d’une pulsion mais dans celui d’une aspiration à la transcendance. Quand il semble n’être « qu’aspiration vide », le désir est pur accueil du monde. C’est pourquoi il s’annonce comme désir de connaissance et cherche sa réalisation dans une activité d’objectivation (Barbaras, 1999, p. 141). Le vivant s’inscrit dans une totalité d’ordre supérieur et, comme imperfection, doit être considéré du point de vue de la perfection. Car : « …ce qui est plus parfait ne se comprend jamais à partir de ce qui l’est moins… au contraire, ce qui est imparfait se comprend à partir de ce qui est plus parfait. Certes, isoler des parties d’un tout est possible, mais jamais composer le tout à partir des parties » (K. Goldstein : Barbaras, 1999, p. 145).
« Le désir est épreuve de la totalité sur le mode de l’absence; il ne saisit le tout que dans ce qui le limite, et c’est pourquoi toute satisfaction finie est frustration, toute expérience appel d’une autre expérience. Il est rigoureusement le sujet de l’horizon, en tant qu’il n’atteint quelque chose qu’à travers ce qui le dépasse et ouvre en quelque sorte sur l’infini. Le désir est l’épreuve même de la limite » (ibid. p.150). Expérience de la limite et phénomène irréductible, conscience intentionnelle et corps, vivant et chair, le désir serait-il le sens d’être de la chair?
Sylvain Gélinas 21 août 2014
Références
Barbaras, R. (1999). Le désir et la distance : introduction à une phénoménologie de la
perception. (p. 136). Paris, Vrin.
Barbaras, R. et al. (2005). Sartre : désir et liberté. (p. 62). Paris, Presses universitaires de
France.
Beauchesne, J. (2001). Dictionnaire des cooccurrences. (p.106). Montréal, Guérin.
Finkielkraut, A. (1984). La sagesse de l’amour. (p. 27). Paris, Gallimard.
Sartre, J.- P. (1943,1961). L’être et le néant : essai d’ontologie phénoménologique. (p. 452).
Paris, Gallimard.
Spiegelberg, H. (1965, 1994). The Phenomenological Movement : A Historical Introduction.
(p. 682). The Hague. Martinus Nijhoff.