Essentiel
« Le problème de fond, on le voit, est en réalité le puérilisme si bien décelé et défini par Huizinga, l’auteur de l’étude classique, Homo Ludens, dans les termes suivants : « […] nous appellerons puérilisme l’attitude d’une communauté dont la conduite est plus immature que l’état de ses facultés intellectuelles et critiques ne le permettrait, qui au lieu de faire du garçon un homme, adapte sa conduite à celle de l’âge adolescent ». Cette sorte d’adolescence permanente est marquée par une excessive concentration sur soi-même, un manque de respect pour autrui et pour ses opinions, et un affaissement général du jugement et du sens critique qui inclinent à accorder une grande importance au trivial et à soumettre ce qui est réellement important aux instincts et aux gestes du jeu. (...)
Non pas qu’il faille opter pour une vue simplette des rapports du langage aux choses. C’est le lien entre le langage et la pensée qui est en question, entre la signification (meaning) et l’esprit (mind), si pauvres que soient certes souvent les mots « en regard de la substance résistante, du matériau existentiel, du monde et de notre vie intérieure », comme le dit excellemment encore George Steiner (92). Le problème est que ce qui prend le dessus alors c’est la célébration narcissique du « pouvoir de déconstruction lui-même, le pouvoir prodigieux de la subjectivité » (Charles Taylor), au détriment de tout contenu et de toute pensée, et sans égard à l’humain. Les mots « grandeur », « génie », « sagesse » sont tabous, dans ces pratiques, où l’on affectionne excessivement, en revanche, les mots « pouvoir » et « institutions » (93). Force est de reconnaître que travestir ainsi à nouveau le langage en prison – avec des prétentions d’ordre intellectuel, cette fois –, au lieu de l’immense libération et des splendeurs qu’il offre en réalité, est, au bas mot, un comble d’ineptie et de décadence. »
Thomas De Koninck, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, Presses universitaires de France, "Intervention philosophique", 2000
(92) George Steiner, Réelles présences, p. 140 ; cf. p. 121 sur la « rupture de l’alliance entre mot et monde […] qui définit la modernité elle-même ». Dans Représentation et réalité (trad. Claudine Engel-Tercelin, Paris, Gallimard, 1990), Hilary Putnam retrace l’association du mot à un « concept » (plutôt qu’à une chose), au De Interpretatione (Peri Hermeneias) d’Aristote suivi en cela, avec des variantes, par John Stuart Mill, Bertrand Russell, Gottlob Frege, Rudolf Carnap et « tant d’autres philosophes importants » (p. 48).
(93) Charles Taylor, Sources of the Self, Cambridge University Press, 1989, p. 489 ; David Lehman, Signs of the Times, p. 112 et 147-148.
Essentiel
« Le problème de fond, on le voit, est en réalité le puérilisme si bien décelé et défini par Huizinga, l’auteur de l’étude classique, Homo Ludens, dans les termes suivants : « […] nous appellerons puérilisme l’attitude d’une communauté dont la conduite est plus immature que l’état de ses facultés intellectuelles et critiques ne le permettrait, qui au lieu de faire du garçon un homme, adapte sa conduite à celle de l’âge adolescent ». Cette sorte d’adolescence permanente est marquée par une excessive concentration sur soi-même, un manque de respect pour autrui et pour ses opinions, et un affaissement général du jugement et du sens critique qui inclinent à accorder une grande importance au trivial et à soumettre ce qui est réellement important aux instincts et aux gestes du jeu. (...)
Non pas qu’il faille opter pour une vue simplette des rapports du langage aux choses. C’est le lien entre le langage et la pensée qui est en question, entre la signification (meaning) et l’esprit (mind), si pauvres que soient certes souvent les mots « en regard de la substance résistante, du matériau existentiel, du monde et de notre vie intérieure », comme le dit excellemment encore George Steiner (92). Le problème est que ce qui prend le dessus alors c’est la célébration narcissique du « pouvoir de déconstruction lui-même, le pouvoir prodigieux de la subjectivité » (Charles Taylor), au détriment de tout contenu et de toute pensée, et sans égard à l’humain. Les mots « grandeur », « génie », « sagesse » sont tabous, dans ces pratiques, où l’on affectionne excessivement, en revanche, les mots « pouvoir » et « institutions » (93). Force est de reconnaître que travestir ainsi à nouveau le langage en prison – avec des prétentions d’ordre intellectuel, cette fois –, au lieu de l’immense libération et des splendeurs qu’il offre en réalité, est, au bas mot, un comble d’ineptie et de décadence. »
Thomas De Koninck, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, Presses universitaires de France, "Intervention philosophique", 2000
(92) George Steiner, Réelles présences, p. 140 ; cf. p. 121 sur la « rupture de l’alliance entre mot et monde […] qui définit la modernité elle-même ». Dans Représentation et réalité (trad. Claudine Engel-Tercelin, Paris, Gallimard, 1990), Hilary Putnam retrace l’association du mot à un « concept » (plutôt qu’à une chose), au De Interpretatione (Peri Hermeneias) d’Aristote suivi en cela, avec des variantes, par John Stuart Mill, Bertrand Russell, Gottlob Frege, Rudolf Carnap et « tant d’autres philosophes importants » (p. 48).
(93) Charles Taylor, Sources of the Self, Cambridge University Press, 1989, p. 489 ; David Lehman, Signs of the Times, p. 112 et 147-148.