Essentiel
"Entre les actes que nous avons prévus, autour des faits que nous déterminons et qui tracent péniblement les grandes lignes de notre existence, se presse et circule la redoutable multitude des hasards aux aguets. L'air que nous respirons, l'espace où nous nous mouvons, le temps que nous traversons, sont peuplés de circonstances qui nous attendent et nous choisissent dans la foule. A observer leurs habitudes, on constate bientôt que ces étranges filles du hasard, qui devraient être aveugles et sourdes comme leur père, n'agissent nullement au hasard. Elles savent ce qu'elles font et se trompent rarement. Avec une certitude inexplicable, elles reconnaissent le passant qui s'avance et devant lequel elles doivent se dresser. Que deux hommes suivent à la même heure le même chemin, il n'y aura ni hésitation ni confusion dans la double troupe invisible apostée par le sort. A l'arrivée de l'un se rangent les vierges blanches, avec les palmes, les amphores et les mille bonheurs imprévus de la route; à l'approche de l'autre, les « Mauvaises Femelles » qu'Eschyle nous a peintes s'élancent hors des taillis, comme si elles avaient à venger sur leur ignorante victime quelque offense inexpiable et antérieure à sa naissance.
Tous nous avons plus ou moins suivi par la vie la destinée de certains êtres auxquels advenaient des bonheurs ou des malheurs que leurs actes n'avaient point préparés, et qui soudain, au tournant d'une rue, semblaient jaillir du sol ou tomber des étoiles, parfaits, gratuits, immérités, inévitables. L'un, qui ne songeait même pas à un emploi dont un rival mieux armé lui barrait l'accès, voit disparaître ce rival à la minute décisive; l'autre, qui comptait sur la protection d'un ami très puissant, voit mourir cet ami au moment même que ce dernier lui tendait la main pour lui venir en aide. Celui-ci, qui n'a ni talent ni beauté et ne sait rien prévoir, arrive chaque matin au palais de la Fortune, de la Gloire ou de l'Amour, à la brève seconde où toutes les portes sont ouvertes; celui-là, qui est plein de mérites et a longuement médité sa démarche légitime, s'y présente à l'heure même où la malchance le ferme pour un demi-siècle. Tel risque vingt fois sa santé dans des prouesses imbéciles et l'en retire intacte, tel autre la hasarde prudemment dans une aventure honorable et la perd sans retour. Des milliers d'inconnus travaillent obscurément à aider le premier sans l'avoir jamais vu ; des milliers d'inconnus entravent l'œuvre du second sans savoir qu'il existe. Et les uns et les autres ignorent ce qu'ils font; séparés par des mers, ils obéissent au même ordre diffus et minutieux ; puis, à l'heure prescrite, les pièces détachées de la mystérieuse machine se rejoignent et s’emboîtent; et voilà deux destinées complètes et dissemblables que le Temps met en branle."
Maurice Maeterlinck,
La chance