Catharisme

Par le Bogomilisme ( hérésie bulgare du dixième siècle), le catharisme se rattache directement au manichéisme et au gnosticisme.

Les cathares eux aussi nient que le Dieu de l'Ancien Testament soit identique au vrai Dieu; ils affirment que l'âme est d'origine divine, contrairement au monde qui est d'origine diabolique. En un mot, ils reprennent les principales doctrines que nous avons étudiées mais ils n'apportent aucun élément vraiment nouveau, si ce n'est au niveau des rites et de la ferveur religieuse. Remarquons seulement que leur attitude à l'égard de l'Eglise romaine en général et des sacrements en particulier est beaucoup plus hostile que celle des premiers gnostiques.

Remarquons aussi qu'on retrouve à l'intérieur du catharisme et le dualisme transcendantal des premiers gnostiques et le dualisme métaphysique proprement manichéen.

«Les cathares, à la suite des Bogomiles, avaient deux écoles de pensée ; l'une strictement dualiste ou manichéenne, admettait qu'il y a deux principes ; l'autre, monarchianiste, voyait dans le dieu du mal un ange tombé. À ces deux théories correspondaient naturellement deux notions divergentes de l'eschatologie. Pour le dualiste, le mal devait durer éternellement ; pour le monarchianiste, il serait détruit lorsque le monde matériel prendrait fin...(97)

«La création également donnait lieu à des vues divergentes. Quelques-uns disaient que toute la création matérielle était l'oeuvre du diable; d'autres estimaient que le diable avait fait le monde à l'aide d'éléments matériels préexistants. Cette dernière conception est probablement identique au point de vue le plus courant dans le monarchianisme; certains de ses adeptes allaient même jusqu'à admettre que le diable avait reçu la permission de Dieu pour accomplir son ouvrage.»(98)

Efforçons-nous maintenant de dégager les points communs aux diverses religions dualistes dont nous venons de donner un aperçu.

Ces religions sont toutes des gnoses et leurs doctrines se présentent toutes dans le style propre aux gnoses. Elles enseignent:

1) sur Dieu: le vrai Dieu est étranger au monde, infiniment éloigné, profondément inconnu. Il est tout à fait distinct du Dieu de l'Ancien Testament.

2) sur la création: pas de création ex nihilo. Certains affirment que le Démiurge était ignorant et que, par suite, c'est son oeuvre tout entière qui est à rejeter du côté du mal. D'autres affirment que le Démiurge agissait avec le consentement du Père, mais que par contre son action portait sur une matière déjà en partie organisée.

3) sur le monde: le monde (99) est soigneusement fermé au divin, il est Gouverné par des archontes. Traduit en langage non mythologique, cela peut très bien vouloir dire: le monde a ses lois propres qui sont tout à fait indépendantes de celles de Dieu. On retrouverait donc dans toutes les religions dualistes une croyance au déterminisme.

4) sur l'âme: il y a consubstantialité entre Dieu et les âmes sont des fragments de la substance divine. Étant primitivement prisonniers de la matière, ces fragments sont dans un état d'ignorance . C'est cette ignorance résultant du mélange de l'esprit et de la matière qui est le mal, et non pas la matière elle-même. La matière est seulement cause du mal.

5) sur quelques points particuliers: tendance au docétisme, rejet de la tradition juive, refus des sacrements.

6) sur la liberté: Pour éviter toute confusion, il faut ouvrir ici une longue parenthèse.

Parmi les diverses façons de concevoir la liberté, nous en distinguerons quatre, auxquelles, croyons-nous, toutes les autres se ramènent: le libre arbitre, tel que le conçoit Fénelon en s'inspirant des thèses scolastiques; la liberté de perfection; la liberté comme attribut fondamental de l'esprit; et enfin la liberté comme faculté de choix transcendantal.

Le libre arbitre tel que le conçoit Fénelon est une faculté distincte de l'intelligence mais non pas indépendante d'elle. Cette faculté consiste dans le pouvoir de choisir entre deux biens dont l'un est fini dont l'autre est infini en réalité mais ne nous apparaît pas comme tel en raison des limites de notre connaissance. Lorsque le Bien est clairement connu, ce pouvoir n'existe pas.

«Si on suppose le souverain Bien présent, clairement connu, on ne saurait lui opposer aucun autre bien qui fasse contrepoids. L'infini emporte sans doute la balance contre le fini. La disproportion est in-finie. L'entendement ne peut ni douter, ni hésiter, ni suspendre un seul moment sa décision; la volonté est ravie et entraîner.»(100)

Il n'y a de liberté que lorsqu'il y a ignorance du souverain Bien:

«La liberté consiste dans une espèce d'équilibre entre deux partis... Alors l'obscurité de ce grand objet, et l'éloignement dans lequel on le considère, fait une espèce de compensation avec la petitesse de l'objet fini qui se trouve présent et sensible. Dans cette fausse égalité, l'homme délibère, choisit, et exerce sa liberté entre deux biens infiniment inégaux.»(101)

La liberté de perfection, c'est la conformité avec les lois de son être. C'est (...) c'est-à-dire l'état de celui qui, ayant la connaissance du bien infini, ne songe même pas à le comparer à un bien fini. C'est la liberté de Socrate qui disait que «nul ne fait le mal volontairement». C'est aussi la liberté du sage stoïcien en qui le principe directeur joue le rôle qui lui convient.

La liberté comme attribut fondamental de l'esprit, c'est la définition même de l'esprit, tel qu'on est obligé de le concevoir dans une perspective idéaliste. Cette définition se déduit d'un raisonnement de ce genre: étant donné que d'une part, il n'y a pas d'intuition intellectuelle, et que d'autre part le jugement ou le rapport ne peut pas être considéré comme un simple fait, il faut conclure que la vérité dépend entièrement de l'activité d'une cause libre qui ne peut être que l'esprit.

C'est cette liberté qu'Alain a honorée, après Lagneau, qui s'était efforcé de la définir dans son cours sur l'évidence et la certitude:

«De ce que l'esprit est essentiellement liberté . il résulte donc qu'il n'y a pas de certitude pouvant être faite dans l'esprit sans lui. La certitude ne peut être dans la connaissance même que le fruit, le produit de la liberté; et, en ce sens, nous n'avons que la certitude que nous méritons, exactement ... L'intelligence découle donc de la volonté.» (102)

La liberté comme faculté de choix transcendantal c'est la liberté qui permet de poser ce choix mystérieux mais décisif qui nous rend oui ou non disponible à la lumière. C'est ce consentement ou ce non consentement à la lumière que Simone Weil évoque de la manière suivante:

«Par-dessus l'infinité de l'espace et du temps, l'amour infiniment plus infini de Dieu vient nous saisir. Il vient à son heure. Nous avons le pouvoir de consentir à l'accueillir ou de refuser. Si nous restons sourds il revient et revient encore comme un mendiant, mais aussi comme un mendiant, un jour il ne revient plus.»(103)

La position des gnostiques par rapport à ces quatre formes de liberté est très nette. Ils nient le libre arbitre, ou plutôt ils ne s'y intéressent pas. Le texte de l'Évangile de Vérité que nous avons cité ne laisse aucun doute sur ce point. Ils nient également la liberté comme faculté de choix transcendantal! C'est précisément ce que leur a reproché Clément d'Alexandrie (104). Quant à la liberté de Lagneau, ils n'y croyaient pas non plus puisqu'ils étaient dan une perspective réaliste et qu'ils mettaient l'intelligence au-dessus de la volonté. Ils ne reconnaissaient que la liberté de perfection. Ils ne voyaient pas d'intermédiaire entre la nécessité matérielle et la nécessité surnaturelle.
(J.D.) Simone Weil et la tradition dualiste, thèse de doctorat, 1965.


(97)Steven Runciman
(98) Idem.
(99) Dans le cas précis du manichéisme, cette explication ne vaut que pour la matière. Mais nous avons vu que, leur matière ou leurs Ténèbres ressemblaient beaucoup au monde des gnostiques.
(100)Fénelon, Lettres sur divers sujets de Métaphysique et de religion, Oeuvres de Fénelon, Letendu, Paris 1837, p.529.
(101)Idem, p.528: Est-il besoin de souligner que ce libre-arbitre correspond tout à fait à la liberté d'indifférence de Descartes
(102) Lagneau, Célèbres Leçons et Fragments, PUF, 1964, p.182.
(103) P.S.O. p.102. Ce texte rappelle le «timere Jesum transeuntom et non revertentem» de st Bernard.
(104) «À ce propos, les sectateurs de Basilide regardent la foi puisqu'ils en font l'affaire de l'élite comme une disposition naturelle qui découvre les vérités scientifiques sans démonstration dans une appréhension intellectuelle. Quant aux valentiniens, ils assignent la foi à nous, les simples, mais ils veulent que la gnose réside en eux-mêmes qui sont sauvés de par leur nature, selon la qualité de leur semence supérieure; ils disent que cette gnose est très différente de la foi, comme le pneumatique du psychique. Dans ces conditions, la foi n'est plus l'acte d'une libre détermination, puisqu'elle est une supériorité de nature.» (Clément d'Alexandrie, Stromate II, Sources chrétiennes, no 24, 1954, p.35.)

Essentiel

Cioran: «Elle est juste l’observation de Simone Weil, selon laquelle le christianisme était au judaïsme ce que le catharisme devait être à l’égard du christianisme…»
Cioran, Cahiers (1957-1972), Gallimard p. 375.

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