Fradette Benoît


Si vous flânez rue Laurier, à Montréal, laissez l’odeur que vous avez déjà humée à deux rues de là vous mener littéralement «par le bout du nez» à l’antre de l’artisan-boulanger qui s’affiche ainsi dans la vitrine d’un sous-sol.

Le Fromentier

Atelier de boulangerie et Banque de l’utopie

Vous y ferez de savoureuses découvertes et quand, devant les nombreuses variétés de pain chaud, les yeux plus grands que le ventre prendront le relais de l’odorat, vous n’aurez pas encore tout vu. En lisant sa Chronique enfarinée, sorte de conte poético-philosophique des temps post-modernes offert gracieusement à la clientèle, vous apprendrez que le propriétaire du Fromentier, Benoît Fradette, est aussi entiché de mots que de pain.

C’est d’ailleurs en m’inspirant de cette Chronique que je vous entretiens du parcours et des utopies de Benoît Fradette. En effet, le jour où je me suis pointée pour rencontrer le boulanger-poète-philosophe, sa compagne, Daphné, m’a fait savoir poliment qu’aux médias, Benoît avait déjà donné. Trop même, m’a-t-elle laissé entendre, ce qui l’éloignerait de son projet initial. «Alors, rédige ton article à partir de ses chroniques et s’il te faut plus de détails, viens voir Charles, c’est lui qui est maintenant affecté à cette tâche.» Je vous présente donc autant le poète, qui éprouve «le désir de moduler ses fantaisies de boulanger sur fréquences de mots», que le boulanger dont l’ambition est de «rendre service par la voie du pain.»

Agir sur la matière

Benoît Fradette est incontestablement un rêveur, de ces êtres qui risquent tout pour leurs rêves. «J’étais retourné aux études à temps plein depuis un an, dit-il. J’avais choisir d’investiguer la religiologie par plaisir de décrypter la dimension religieuse des comportements humains, ceux qu’on qualifie de profanes.» Mais il s’ennuie à mourir de sa boulangerie artisanale (il avait travaillé deux ans à Fournée-Bio, aujourd’hui fermée). Le jeune homme de 34 ans décide alors, «par désir fou, impossible à réprimer, celui d’agir sur la matière», de louer un petit local délabré de la rue Fabre pour installer sa micro-boulangerie.


Benoît Fradette donne son prêt-bourse étudiant en dépôt pour l’achat d’un four et il signe un bail de trois ans. «Je ne savais pas par quels moyens je parviendrais à l’honorer, mais ce matin-là, en passant les journaux par une température de vingt sous zéro, je m’étais juré de boulanger «mon» pain, au chaud s’il vous plaît! Je pétrirais à la main s’il le fallait, je continuerais à livrer les journaux avant de boulanger, mais je paierais mon loyer...».
Le jeune homme constate rapidement que le statut de «héros qui réussit tout seul à partir de rien, envers et contre tous» ne lui sied pas du tout, et il demande l’aide de ses parents et de ses amis. «Même mes professeurs ont contribué, dit-il, voyant là, sûrement, un laboratoire propice à un excellent sujet de maîtrise.» Mais pas «l’incroyable force de coopération Desjardins», qui ne prête qu’aux gens en affaires depuis au moins deux ans. On ne prête qu’aux riches, c’est connu.


Le rêve devient tout de même réalité, grâce entre autres à 400 personnes (clientèle, amis, amies, parents) qui font confiance au jeune artisan-boulanger en achetant un «Bon enfariné» à 100 $ l’unité, un investissement qui leur sera remboursé en pain pour une valeur de 125 $. L’affaire est bonne pour les investisseurs comme pour l’emprunteur qui dispose ainsi rapidement d’un capital de 40 000 $.
Benoît Fradette est fier de boulanger «son» pain, de manipuler des pâtes faites d’eau pure et de farine fraîche. Il ne s’agit pas pour lui de boulanger pour boulanger. «J’avais l’ambition de faire du pain, du bon pain, du vrai pain. Je m’étais mis dans la tête d’offrir des pains qui relèvent de l’art de la longue fermentation et de la qualité des ingrédients. Je croyais à ce créneau, il s’agissait de voir si ce n’était pas une utopie.» Utopie? En tout cas, les gens du quartier y adhèrent avec enthousiasme et la petite «halte» devient vite un lieu très fréquenté.
Pas de secret dans la recette du Fromentier: de l’eau, de la farine et du sel, pas de sucre, pas de gras, quelques fruits non sulfurés, légumes, noix, épices. Pas de secret, mais «de la poésie pour nourrir le corps et l’esprit», peut-on lire sur la carte des pains. Également l’amour du métier et une grande sensibilité aux autres. L’artisan-boulanger veut que son pain soit assez bon pour qu’on veuille l’offrir en cadeau, qu’il rende heureux ceux et celles qui le mangent, enfin qu’on ait envie de le partager. Car, en plus d’être une nourriture de base pour le corps, «le pain est un merveilleux support au partage quand il est digne de son nom, et le partage est une nourriture de base pour l’humanité». Rêveur, vous dis-je.
Ainsi sont nés des pains aux noms évocateurs: le Provençal (blé tamisé, olives, thym, gruyère et origan), le Trio du terroir (farines de blé, d’orge, d’avoine, graine de lin), l’un de mes trois préférés avec El Fortissimo (farines de seigle et de blé, ail, carvi et fromage fort) et le Paô de Trigo et de Milho (blé, maïs et huile d’olive), le Doux Parmentier, le Berlinois, le Prophétique, la Galette d’Hippocrate, le Sociétal, l’Américucurbitacé, le Caravansérail, l’Érotissimo, l’Irrésistible, et quantité d’autres aux noms aussi succulents que leur mie.

Échapper à la «mégalomanie de la croissance»

Benoît Fradette se défend bien d’être «parti en affaires». Il se voit plutôt comme «un artisan qui s’affaire à matérialiser une de ses obsessions. [...] Ti-cul d’un étroit hameau du Bas-du-Fleuve, sans autre prétention que de boulanger par plaisir et par esprit de service, privilégié d’en tirer un gagne-pain suffisant», il rejette l’idée de «compétition» ou de «percée sur le marché». Quand il ouvre sa micro-boulangerie, il n’escompte pas «boulanger à s’en rendre malade», veut poursuivre ses études, continuer d’écrire, ne pas laisser la boulangerie «bouffer» sa vie de couple ni sa vie sociale. Ce qui compte pour l’artisan-boulanger, c’est que les factures des fournisseurs soient acquittées sur réception de la marchandise et que son métier le fasse vivre. Il fait dire à l’un des personnages de sa Chronique que «les choses les plus précieuses sont souvent faites à petite échelle par des passionnés, chercheurs d’un je ne sais quoi indéfinissable». Son défi: «Comment multiplier les pains pour satisfaire la demande sans verser dans la mégalomanie de la croissance».


À la croissance, Benoît Fradette doit pourtant faire quelques concessions quand le local de la rue Fabre devient trop étroit pour une clientèle qui désormais provient aussi des quartiers voisins. Il lui faut «améliorer la qualité de l’espace et magnifier les outils de production pour éviter de saigner l’enthousiasme à petit feu». Toutefois, dans son nouveau Fromentier, il promet que «le pain sera toujours fait à la main, à la pièce, dans la joie comme dans la fatigue, servi dans les mêmes conditions, avec la volonté de chercher à mieux vous accueillir».


Il déniche donc un nouvel espace à deux pas du premier, y installe son four maçonné (qui allait peser vingt mille kilos!) et toute l’infrastructure d’un atelier. Mais si l’artisan boulanger trouve dans le quartier même les entrepreneurs compétents pour aménager l’espace loué, l’argent, lui, est plus rare... Sa caisse populaire l’accueille bien, admire sa réussite, le félicite de ses bons bilans, de l’appui de sa clientèle et de ses fournisseurs, mais... on lui demande en garantie une somme astronomique et on doute du succès d’une campagne de financement. Comme si le jeune homme n’avait pas déjà fait ses preuves! L’artisan-boulanger est «profondément blessé qu’on mette [sa] parole en doute», écrit-il dans son «Conte naïf d’un boulanger subversif». «Si, dans son pays qu’il voulait voir naître, on n’avait pas confiance à la parole de l’autre, quel pays serait-ce donc? Dans le siècle où vit le boulanger, la parole d’un homme n’a pas de valeur. Il faut du tangible, des biens, des sous et des papiers notariés! Le boulanger rentra chez lui, fredonnant les paroles de L’Alouette en colère...».


Benoît Fradette n’a pas plus de succès auprès d’autres institutions financières. Son engagement social, aussi fort que sa passion du pain, s’en trouve stimulé. «Comme s’il fallait être au service des banques et se soucier de leur rentabilité, pense-t-il. Comme s’il fallait trouver normal de lire dans les pages économiques les milliards de profit des banques et se réjouir de leur payer des taux d’intérêt acceptables, raisonnables, justifiés, commandés par nos gouvernements démocratiques. Et, bien sûr, faire comme si cela n’était pas du vol...». Constatant que «l’argent supplante la valeur du travail, que l’argent paie plus que le travail, qu’il suffit d’en avoir assez pour le faire travailler à sa place», le boulanger est dépité. Toutefois, l’amour du métier demeure intact et il comprend mieux «la nécessité pour chacun et chacune de se rendre utile par un travail où l’on ne se sent pas exploité par ceux qui savent faire travailler leur argent». Et c’est alors que germe une autre utopie.

La Banque de l’utopie

La nécessité étant mère de l’invention, Benoît Fradette forme le projet de créer sa propre banque, en la finançant grâce «au capital de bonheur de ses actionnaires. Le capital de rendre possible ce qui ne l’est pas, même l’utopie. Le bonheur de voir des enfants aimer son pain et le revendiquer aux parents. Le bonheur d’offrir du pain à ceux et celles qui n’ont pas les moyens de s’en offrir, le bonheur de boulanger pour les femmes qui marchent et qui s’affirment, les comédiens qui jouent la recherche de vérité et déjouent les mythes emprisonnants, les artistes qui créent la beauté et invitent à la volonté, ceux qui chantent la liberté par-delà les contradictions du quotidien, les artisans qui créent la possibilité du partage. Le bonheur de pouvoir aider les autres à ouvrir leur atelier pour fonder un pays de solidarité.»
Ainsi est née l’idée de la Banque de l’utopie, qui continue de faire son chemin. Des actions seraient vendues pour 1% des revenus annuels des détenteurs, peu importe le revenu, «tous les actionnaires ayant le même pourcentage de bonheur». Si votre revenu annuel est de 20 000 $, vous y investiriez 200 $, s’il est de 35 000 $, 350 $, etc. Le capital grossirait, et la Banque pourrait alors faire des dons aux jeunes créateurs de projets «utopiques», les «emprunteurs» s’engageant à verser à leur tour à la banque 1% du revenu généré par leurs entreprises afin de financer d’autres dons. «La banque ne pourrait pas faire faillite, dit Benoît Fradette, elle ne donnerait que l’argent qu’elle a. Ceux à qui l’on donnerait ne seraient pas étouffés par les taux usuraires, ils pourraient même faire plus de profits que les autres financés par les banques réalistes, affirme-t-il. Et voyez la chaîne: surplus de profits, plus le 1% de revenus retournés à la banque, alors surplus de dons pour les autres, surplus de création d’emplois, surplus de bonheur.» Des projets qui pourraient «vous rendre heureux ou heureuse de rendre les autres heureux», conclut-il. On se plaît à rêver que ce souci de l’entraide sociale inspire les milieux d’affaires et les gouvernements, apparemment incapables de créer les emplois qu’ils promettent aux jeunes de décennie en décennie. Benoît Fradette et ses amis, eux, ont créé 13 emplois en 27 mois, sans subvention de l’État ni prêt de leur Caisse pop.


Quant à vous, pas besoin d’attendre de devenir actionnaire de la Banque de l’utopie ni d’avoir lu la Chronique enfarinée pour savourer les pains de celui qui, sans prétention, écrit pour «donner un sens» et s’estimerait «démissionnaire de se taire sous prétexte de ne pas être littéraire».

Micheline Carrier
est rédactrice-communicatrice

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