Beau
«Kant soutient qu'il y a dans la poésie et dans les arts dignes comme elle de peindre les sentiments par des images, deux genres de beauté, l'un qui peut se rapporter au temps et à cette vie, l'autre à l'éternel et à l'infini.
Et qu'on ne dise pas que l'infini et l'éternel sont intelligibles, c'est le fini et le passager qu'on serait souvent tenté de prendre pour un rêve; car la pensée ne peut voir de terme à rien, et l'être ne saurait concevoir le néant. On ne peut approfondir les sciences exactes elles-mêmes sans y rencontrer l'infini et l'éternel; et les choses les plus positives appartiennent autant, sous de certains rapports, à cet infini et à cet éternel, que le sentiment et l'imagination.
De cette application du sentiment de l'infini aux beaux-arts doit naître l'idéal, c'est-à-dire le beau, considéré, non pas comme la réunion et l'imitation de ce qu'il y a de mieux dans la nature, mais comme l'image réalisée de ce que notre âme se représente. Les philosophes matérialistes jugent le beau sous le rapport de l'impression agréable qu'il cause, et le placent ainsi dans l'empire des sensations; les philosophes spiritualistes, qui rapportent tout à la raison, voient dans le beau le parfait, et lui trouvent quelque analogie avec l'utile et le bon, qui sont les premiers degrés du parfait. Kant a rejeté l'une et l'autre explication.
Le beau, considéré seulement comme l'agréable, serait renfermé dans la sphère des sensations, et soumis par conséquent à la différence des goûts; il ne pourrait mériter cet assentiment universel qui est le véritable caractère de la beauté. Le beau, défini comme la perfection, exigerait une sorte de jugement pareil à celui qui fonde l'estime: l'enthousiasme que le beau doit inspirer ne tient ni aux sensations, ni au jugement; c'est une disposition innée, comme le sentiment du devoir et les notions nécessaires de l'entendement, et nous reconnaissons la beauté quand nous la voyons, parce qu'elle est l'image extérieure de l'idéal, dont le type est dans notre intelligence. La diversité des goûts peut s'appliquer à ce qui est agréable, car les sensations sont la source de ce genre de plaisir; mais tous les hommes doivent admirer ce qui est beau, soit dans les arts, soit dans la nature, parce qu'ils ont dans leur âme des sentiments d'origine céleste que la beauté réveille, et dont elle les fait jouir.
Kant passe de la théorie du beau à celle du sublime, et cette seconde partie de sa critique du jugement est plus remarquable encore que la première: il fait consister le sublime dans la liberté morale, aux prises avec le destin ou avec la nature. La puissance sans bornes nous épouvante, la grandeur nous accable, toutefois nous échappons par la vigueur de la volonté au sentiment de notre faiblesse physique. Le pouvoir du destin et l'immensité de la nature sont dans une opposition infinie avec la misérable dépendance de la créature sur la terre; mais une étincelle du feu sacré dans notre sein triomphe de l'univers, puisqu'il suffit de cette étincelle pour résister à ce que toutes les forces du monde pourraient exiger de nous.»
Mme de Staël, chapitre "Kant", De l'Allemagne, in Œuvres complètes, Paris, Firmin Didot, 1871. Texte intégral