Réminiscence

Par la théorie de la réminiscence Platon nous rappelle que connaître c'est reconnaître, se remémorer. (Voir ci-après un passage du Ménon) Avant notre naissance, dit-il, notre âme a séjourné dans d'autres mondes où elle a pu à loisir contempler les Idées dans tout l'éclat de leur perfection. Idée de justice, de beauté, d'harmonie, de Bien. La naissance, l'entrée dans un corps qui est la proie de désirs contradictoires, est pour elle un choc, le choc de l'oubli. Les poètes reprendront souvent ce thème qui rappelle l'idée chrétienne de péché originel. «El primer delito del hombre es haber nacido (La première faute de l'homme est d'être né) dira Calderon.

Ce choc de la naissance n'est toutefois pas irrémédiable. Les yeux de l'âme se dessillent progressivement, ce qui lui permet de distinguer parmi les choses qui l'entourent une ressemblance avec les Idées parfaites entrevues avant la naissance et par suite d'appeler telle chose belle ou juste selon qu'elle lui rappelle la Beauté ou la Justice. «L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux.» dira Lamartine.

Nul n'a mieux évoqué la réminiscence platonicienne que Marcel Proust dans À la recherche du temps perdu. Réfléchissant sur l'immortalité, après la mort de Bergotte, un personnage du roman, Proust se demande d'où vient que tant d'hommes s'imposent les plus grands efforts pour se rapprocher un peu plus de la perfection dans leurs oeuvres comme dans leur vie:

«Mort à jamais? Qui peut le dire? Certes, les expériences spirites pas plus que les dogmes religieux n'apportent de preuve que l'âme subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure; il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste athée à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées — ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement — et encore! — pour les sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance.»

Bergotte était mort quelques instants après avoir contemplé la Vue de Delft de Ver Meer. Il avait déjà vu le tableau dans un passé qui ressemble à une vie antérieure.
«Enfin il fut devant le Ver Meer, qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. «C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune.» Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment donné la première pour le second. «Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition.»

Il se répétait: "Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune." Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l'optimisme, se dit: "C'est une simple indigestion que m'ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien." Un nouveau coup l'abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. »

À la recherche du temps perdu. Reproduit à partir de l'édition de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1954, tome III, p. 187-188.

Théorie de la réminiscence


«SOCRATE. — Oui. J'ai entendu des hommes et des femmes habiles dans les choses divines...
MÉNON. — Que disaient-ils?
SOCRATE. — Des choses vraies, à mon avis, et belles.
MÉNON. — Quelles choses? Et qui sont-ils?
SOCRATE. — Ce sont des prêtres et des prêtresses ayant à cœur de pouvoir rendre raison des fonctions qu'ils remplissent; c'est Pindare encore, et d'autres poètes en grand nombre, tous ceux qui sont vraiment divins 1. Et voici ce qu'ils disent: examine si leur langage te paraît juste.

Ils disent donc que l'âme de l'homme est immortelle, et que tantôt elle sort de la vie, ce qu'on appelle mourir, tantôt elle y rentre de nouveau, mais quelle n'est jamais détruite; et que, pour cette raison, il faut dans cette vie tenir jusqu'au bout une conduite aussi sainte que possible;
    Car ceux qui ont à Perséphone, pour leurs anciennes fautes,
    Payé la rançon, de ceux-là vers le soleil d'en haut, à la neuvième année,
    Elle renvoie de nouveau les âmes,
    Et, de ces âmes, les rois illustres,
    Les hommes puissants par la force ou grands par la science
    S'élèvent, qui à jamais comme des héros sans tache sont honorés parmi les mortels 2.
Ainsi l'âme, immortelle et plusieurs fois renaissante, ayant contemplé toutes choses, et sur la terre et dans l'Hadès, ne peut manquer d'avoir tout appris. Il n'est donc pas surprenant qu'elle ait, sur la vertu et sur le reste, des souvenirs de ce qu'elle en a su précédemment. La nature entière étant homogène et l'âme ayant tout appris, rien n'empêche qu'un seul ressouvenir (c'est ce que les hommes appellent savoir) lui fasse retrouver tous les autres, si l'on est courageux et tenace dans la recherche; car la recherche et le savoir ne sont au total que réminiscence.

Il ne faut donc pas en croire ce raisonnement sophistique dont nous parlions: il nous rendrait paresseux, et ce sont les lâches qui aiment à l'entendre. Ma croyance au contraire exhorte au travail et à la recherche: c'est parce que j'ai foi en sa vérité que je suis résolu à chercher avec toi ce qu'est la vertu.

MÉNON. — Soit, Socrate. Mais qu'est-ce qui te fait dire que nous n'apprenons pas et que ce que nous appelons le savoir est une réminiscence? Peux-tu me prouver qu'il en est ainsi?


Vérification de la théorie par l’interrogation d’un esclave.
SOCRATE. — Je t'ai déjà dit, Ménon, que tu étais plein de malice. Voici maintenant que tu me demandes une leçon, à moi qui soutiens qu'il n'y a pas d'enseignement, qu'il n'y a que des réminiscences: tu tiens à me mettre tout de suite en contradiction manifeste avec moi-même.
MÉNON. — Nullement, Socrate, par Zeus! Je n'avais pas le moins du monde cette intention, et c'est seulement l'habitude qui m'a fait parler ainsi. Mais enfin, si tu as quelque moyen de me faire voir la chose, montre-la moi.
SOCRATE. — Ce n'est pas facile; j'y mettrai cependant tout mon zèle, par amitié pour toi. — Appelle un de ces nombreux serviteurs qui t'accompagnent, celui que tu voudras, afin que par lui je te montre ce que tu désires.
MÉNON. — A merveille. (S'adressant à un esclave) Approche.
SOCRATE. — Est-il Grec? Sait-il le grec?
MÉNON. — Parfaitement; il est né chez moi.
SOCRATE. — Fais attention: vois s'il a l'air de se souvenir, ou d'apprendre de moi.
MÉNON. — J'y ferai attention.
SOCRATE (à l'esclave). — Dis-moi, mon ami, sais-tu que cet espace 3 est carré?
L'ESCLAVE. — Oui.
SOCRATE. — Et que, dans un espace carré, les quatre lignes que voici sont égales?
L'ESCLAVE. — Sans doute.
SOCRATE. — Et que ces lignes-ci, qui le traversent par le milieu, sont égales aussi?
L'ESCLAVE. — Oui.
SOCRATE. — Un espace de ce genre peut-il être ou plus grand ou plus petit?
L'ESCLAVE. — Certainement.
SOCRATE. — Si on donnait à ce côté deux pieds de long et à cet autre également deux, quelle serait la dimension du tout? Examine la chose comme ceci: s'il y avait, de ce côté, deux pieds et, de cet autre, un seul, n'est-il pas vrai que l'espace serait d'une fois deux pieds?
L'ESCLAVE. — Oui.
SOCRATE. — Mais du moment qu'on a pour le second côté aussi deux pieds, cela ne fait-il pas deux fois deux?
L'ESCLAVE. — En effet.
SOCRATE. — L'espace est donc alors de deux fois deux pieds?
L'ESCLAVE. — Oui.
SOCRATE. — Combien font deux fois deux pieds? Fais le calcul et dis-le moi.
L'ESCLAVE. — Quatre, Socrate.
SOCRATE. — Ne pourrait-on avoir un autre espace double de celui-ci, mais semblable, et ayant aussi toutes ses lignes égales?
L'ESCLAVE. — Oui.
SOCRATE. — Combien aurait-il de pieds?
L'ESCLAVE. — Huit.
SOCRATE. — Eh bien, essaie de me dire quelle serait la longueur de chaque ligne dans ce nouvel espace. Dans celui-ci, la ligne a deux pieds; combien en aurait-elle dans le second, qui serait double?
L'ESCLAVE. — Il est évident, Socrate, qu'elle en aurait le double.
SOCRATE. — Tu vois, Ménon, que je ne lui enseigne rien 4: sur tout cela, je me borne à l'interroger. En ce moment, il croit savoir quelle est la longueur du côté qui donnerait un carré de huit pieds. Es-tu de mon avis?
MÉNON. — Oui.
SOCRATE. — S'ensuit-il qu'il le sache?
MÉNON. — Non certes.
SOCRATE. — Il croit que ce côté serait double du précédent?
MÉNON. — Oui.
SOCRATE. — Mais vois maintenant comme il va se ressouvenir d'une manière correcte.
(A l'esclave) Réponds-moi: Tu dis qu'une ligne double donne naissance à une surface deux fois plus grande? Comprends-moi bien. Je ne parle pas d'une surface longue d'un côté, courte de l'autre; je cherche une surface comme celle-ci, égale dans tous les sens, mais qui ait une étendue double, soit de huit pieds. Vois si tu crois encore qu'elle résultera du doublement de la ligne.
L'ESCLAVE. — Je le crois.
SOCRATE. — Cette ligne que tu vois sera-t-elle doublée si nous en ajoutons en partant d'ici une autre d'égale longueur?
L'ESCLAVE. — Sans doute.
SOCRATE. — C'est donc sur cette nouvelle ligne que sera construite la surface de huit pieds si nous traçons quatre lignes pareilles?
L'ESCLAVE. — Oui.
SOCRATE. — Traçons les quatre lignes sur le modèle de celle-ci. Voilà bien la surface que tu dis être de huit pieds?
L'ESCLAVE. — Certainement.
SOCRATE. — Est-ce que, dans notre nouvel espace, il n'y a pas les quatre que voici, dont chacun est égal au premier, à celui de quatre pieds?
L'ESCLAVE. — Oui.
SOCRATE. — Quelle est donc, d'après cela, l'étendue du dernier? N'est-il pas quatre fois plus grand?
L'ESCLAVE. — Nécessairement.
SOCRATE. — Une chose quatre fois plus grande qu'une autre en est-elle donc le double?
L'ESCLAVE. — Non, par Zeus!
SOCRATE. — Qu'est-elle alors?
L'ESCLAVE. — Le quadruple.
SOCRATE. — Ainsi, en doublant la ligne, ce n'est pas une surface double que tu obtiens, c'est une surface quadruple.
L'ESCLAVE. — C'est vrai.
SOCRATE. — Quatre fois quatre font seize, n'est-ce pas?
L'ESCLAVE. — Oui.
SOCRATE. — Avec quelle ligne obtiendrons-nous donc une surface de huit pieds? Celle-ci ne nous donne-t-elle pas une surface quadruple de la première?
L'ESCLAVE. — Oui.
SOCRATE. — Et cette ligne-ci moitié moins longue nous donne quatre pieds de superficie?
L'ESCLAVE. — Oui.
SOCRATE. — Soit! La surface de huit pieds n'est-elle pas le double de celle-ci, qui est de quatre, et la moitié de l'autre, qui est de seize?
L'ESCLAVE. — Certainement.
SOCRATE. — Il nous faut donc une ligne plus courte que celle-ci et plus longue que celle-là?
L'ESCLAVE. — Je le crois.
SOCRATE. — Parfait; réponds-moi selon ce que tu crois. Mais dis-moi: notre première ligne n'avait-elle pas deux pieds et la seconde quatre?
L'ESCLAVE. — Oui.
SOCRATE. — Pour l'espace de huit pieds, il faut donc une ligne plus longue que celle-ci, qui est de deux pieds, mais plus courte que celle-là, qui est de quatre?
L'ESCLAVE. — Oui.
SOCRATE. — Essaie de me dire quelle longueur tu lui donnes.
L'ESCLAVE. — Trois pieds.
SOCRATE. — Pour qu'elle ait trois pieds de long, nous n'avons qu'à ajouter à celle-ci 5 la moitié de sa longueur: ce qui fait ici deux pieds plus un pied. Puis, à partir de là, encore deux pieds plus un pied. Nous obtenons le carré que tu demandais.
L'ESCLAVE. — Oui.
SOCRATE. — Mais si l'espace a trois pieds de long et trois pieds de large, la superficie n'en sera-t-elle pas de trois fois trois pieds?
L'ESCLAVE. — Je le pense.
SOCRATE. — Or combien font trois fois trois pieds?
L'ESCLAVE. — Neuf.
SOCRATE. — Mais pour que la surface fût double de la première, combien de pieds devait-elle avoir?
L'ESCLAVE. — Huit.
SOCRATE. — Ce n'est donc pas encore la ligne de trois pieds qui nous donne la surface de huit.
L'ESCLAVE. — Évidemment non.
SOCRATE. — Laquelle est-ce? Tâche de me le dire exactement, et si tu aimes mieux ne pas faire de calculs, montre la nous.
L'ESCLAVE. — Mais par Zeus, Socrate, je n'en sais rien.


Notes
1. Tous ceux, en un mot, qui obéissent, non aux lois ordinaires de la raison, mais à cette force secrète qu'est l'inspiration (cf. t. I, p. 147, n. I et Ion 533 d, où elle est qualifiée, comme le sera à 100 a l'opinion vraie, de faveur divine, Ma .Loipa).
2. Sur ce frgt. de Pindare (I 33 Schr.), cf. Puech,Pindare, IV, p. 209.
3. Socrate est censé tracer, sur le sol ou autrement, les figures nécessaires à sa démonstration
4. L'esclave croit que le carré de huit pieds est engendré par un côté de quatre pieds. C'est cette erreur, dans laquelle il donne avec une confiance entière, qui témoigne de la sincérité avec laquelle l'épreuve est conduite.
5. C'est-à-dire, à la ligne initiale, supposée de deux pieds (82 c),, qui a d'abord donné le carré de quatre pieds, et, ensuite, doublée (83 a), celui de seize pieds
6. Comparer, en effet, à sa dernière réponse, son: «Il est évident.., » de 82 e. — Sur les deux degrés d'ignorance cf. Alc. I, 116 sqq.»

PLATON, Ménon. Traduction d'Alfred Croiset (1845-1923). Reproduit à partir de la l'édition de Paris, Belles Lettres, 1963.

Sur le même sujet

[related_article:title]

[related_article:authors]

[related_article:presentation]

Articles


Dossiers connexes




Articles récents